
2
Déc
2017
L’hypocrisie de l’Amérique sur la démocratie, par Paul R.Pillar
Source : Paul R. Pillar, Consortium News , 05-10-2017
Les politiciens américains font souvent la leçon à d’autres pays au sujet de leur mauvaise gouvernance, comme si la démocratie américaine était « la » référence, mais des mesures antidémocratiques comme le « gerrymandering » [Redécoupage électoral effectué par Elbridge Gerry en 1812 pour modifier le résultat du vote. Chez nous on l’appelle charcutage électoral, NdT] démentent cette autosatisfaction, selon l’ex-analyste de la CIA, Paul R. Pillar.
On craint couramment que les partis politiques islamistes, une fois arrivés au pouvoir, même s’ils ont gagné leurs places par des moyens démocratiques, ne renversent la démocratie pour garder ce pouvoir.

Une caricature politique de 1812 réalisée en réaction à une nouvelle circonscription électorale du sénat du Massachusetts, créée pour favoriser les candidats du parti démocrate-républicain du gouverneur Elbridge Gerry, dont le nom s’est attaché au concept de charcutage électoral, appelé en anglais gerrymandering.
Le gouvernement américain a explicitement mentionné le fantasme « d’un homme, un vote, une fois » en approuvant en 1992 l’annulation par les militaires algériens du second tour d’une élection législative que le Front islamique du salut, qui avait remporté la majorité relative au premier tour, était sur le point de gagner. L’intervention de l’armée a déclenché une guerre civile féroce au cours de laquelle des centaines de milliers d’Algériens sont morts.
L’histoire a, en effet, offert des exemples de dirigeants qui accèdent au pouvoir par des moyens démocratiques et qui s’accrochent ensuite au pouvoir par des moyens non démocratiques. Adolf Hitler n’est devenu chancelier allemand qu’après la victoire à la majorité relative de son parti nazi dans deux élections libres successives en 1932. Mais il n’ y a pas de raison d’associer de tels scénarios aux islamistes plus qu’à des partis d’autres convictions idéologiques.
Une donnée clé moderne pertinente est la Tunisie, seul pays arabe dans lequel la démocratie a pris racine à la suite du printemps arabe. Le Parti islamiste Ennahdha a remporté des élections libres en 2011 et formé un gouvernement, mais il a volontairement démissionné en 2014 après avoir perdu une grande partie du soutien de la population, tout à fait en conformité avec la façon dont les gouvernements des démocraties parlementaires occidentales quittent leurs postes après avoir perdu la confiance du public.
La tendance récente la plus courante en ce qui concerne les islamistes au pouvoir est que leurs opposants réduisent leur mandat de manière non démocratique. Il s’agit notamment, outre l’Algérie en 1992, du « coup d’État militaire turc par mémorandum » visant à renverser un gouvernement civil islamiste modéré en 1997, et du coup d’État militaire égyptien en 2013 qui a renversé le président Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans.
Aujourd’hui, la démocratie en Turquie est en train de s’éroder rapidement, mais cela n’est pas le fait de la coloration idéologique du Parti pour la justice et le développement, mais plutôt de la mégalomanie du président Recep Tayyip Erdogan, qui a davantage utilisé des thèmes nationalistes turcs qu’ islamistes pour asseoir son emprise sur le pouvoir.
« Gerrymandering » anti-démocratique
Tout cela, aussi important soit-il, devrait être moins important pour les Américains qui se préoccupent de préserver la démocratie que ce qui se passe dans leur propre pays. L’affaire du « gerrymandering » dont la Cour suprême est saisie cette semaine revêt une importance particulière à cet égard, car elle touche directement le principe une personne, une voix, une fois.

Scott Walker, gouverneur de l’État du Wisconsin, s’adressant à des partisans (Crédit photo: WisPolitics. com)
C’est ce phénomène qui s’est produit au Wisconsin, où l’affaire, dont le tribunal est maintenant saisi, a vu le jour. Les législateurs républicains, une fois au pouvoir, ont secrètement et agressivement conçu de nouvelles frontières législatives qui leur ont permis de conserver leur emprise sur le pouvoir, même après les élections suivantes, perdant ainsi le soutien majoritaire des citoyens du Wisconsin.
Vu le pouvoir de ces mêmes législateurs de délimiter des circonscriptions du Congrès ainsi que leurs propres circonscriptions, le fossé entre la volonté du peuple et l’idéologie des représentants s’étend aussi bien au niveau fédéral qu’au niveau des États.
Certes les méthodes employées sont peut-être différentes de celles utilisées par certains dirigeants étrangers qui ont commencé comme dirigeants démocratiquement élus pour devenir des autocrates employant des moyens non démocratiques. Aux États-Unis, la principale méthode utilisée dans le « gerrymandering » n’a rien à voir avec la présence de chemises brunes dans les rues, mais elle correspond plutôt à la puissance de calcul utilisée pour analyser les données démographiques et essayer d’innombrables variantes de la façon dont les lignes pourraient être tracées afin d’obtenir un avantage partisan maximal. Mais le résultat est le même : les dirigeants restent au pouvoir même alors que la plupart des citoyens ne n veulent plus les y voir.
Le « Gerrymandering » n’est pas le seul outil antidémocratique qui soit utilisé à cette fin. Il y a aussi les lois républicaines sur la suppression des électeurs, qui visent à empêcher les gens d’exercer leur droit de vote, et à le faire d’une manière qui pèse le plus lourdement sur ceux qui sont censés soutenir le parti de l’opposition. Ces méthodes sont rationalisées au moyen d’affirmations non étayées sur la fraude généralisée à l’identification des électeurs. Le président Trump a même créé une commission fondée sur un tel mensonge, afin de mettre en place des mesures pour éliminer encore plus d’électeurs.
Les raisons de ne pas agir
Lorsqu’une affaire comme celle du Wisconsin est portée devant la Cour suprême, il y a toujours des voix qui réclament que la cour s’en remette aux branches élues du gouvernement pour ce qui est une question « politique ». Mais une telle position est dénuée de fondement lorsqu’il s’agit d’un « gerrymandering ». Le problème au cœur de l’affaire concerne la composition de la branche politique qui a tracé les limites du district. Le fait que le tribunal s’en remette à cette branche politique signifie non pas qu’il évite une décision, mais plutôt qu’il se prononce en faveur de la partie « pro-gerrymandering ».
Bien sûr, la politisation de la Cour suprême des États-Unis est une caractéristique bien établie de la politique et du gouvernement américains. Les effets de la manipulation du « gerrymandering » et les lois sur la suppression des électeurs ont été amplifiés par de supposés « constructivistes stricts » qui interprètent la garantie de liberté d’expression du Premier Amendement de façon si laxiste que les lois régissant le financement des campagnes électorales ont été annulées. De plus, la composition de la cour qui délibère actuellement sur l’affaire de « Gerrymandering » est elle-même le produit d’un exercice anticonstitutionnel du pouvoir par une majorité sénatoriale qui a refusé d’exercer son devoir constitutionnel d’examiner une nomination par le président en exercice.
La bonne ou mauvaise santé de la démocratie à l’étranger a été au centre du débat sur la politique étrangère des États-Unis, et de beaucoup de décisions politiques. Certaines tendances de la pensée politique ont même conduit à des expéditions militaires outre-mer coûteuses, rationalisées comme des efforts visant à instaurer la démocratie dans les pays étrangers. Tout Américain qui pense ainsi devrait d’abord prendre le temps de réfléchir à la façon dont la démocratie aux États-Unis apparaît aux observateurs étrangers. Ce n’est pas une image particulièrement flatteuse.
Aujourd’hui, les États-Unis sont une démocratie plus fragile que celle qui prévaut dans de nombreux autres pays industrialisés avancés de l’Occident. L’équité en matière de politique étrangère est en jeu – pour ce qui est de la puissance douce qui vient du fait d’être une démocratie visiblement saine – mais ce qui est le plus important, c’est le type de système politique dont les Américains eux-mêmes peuvent bénéficier.
De tous les avantages de la démocratie que les théoriciens de la démocratie ont proclamés, le plus important est certainement la capacité des citoyens à démettre les dirigeants qu’ils ne sont plus prêts à soutenir. Il n’y a pas de meilleure garantie que le gouvernement soit dirigé dans l’intérêt des gouvernés.
L’affaire dont la Cour suprême est maintenant saisie permettra de déterminer dans une large mesure si la démocratie américaine appliquera ce principe ou s’il s’agira plutôt de l’affaire une seule personne, une seule voix, une seule fois.
Paul R. Pillar, au cours de ses 28 années à la Central Intelligence Agency, est devenu l’un des meilleurs analystes de l’agence.
Source : Paul R. Pillar, Consortium News , 05-10-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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