dimanche 26 novembre 2017

La polémique entre " Charlie Hebdo " et Edwy Plenel participe à la brutalisation du débat public

26 novembre 2017

La polémique entre " Charlie Hebdo " et Edwy Plenel participe à la brutalisation du débat public

L'hebdomadaire satirique et le président de " Mediapart " s'opposent dans une vaine guerre médiatique où chaque partie exagère la portée des propos de l'autre

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Edwy Plenel abuse-t-il de sa position de " patron d'un média important " en critiquant Charlie Hebdo ; la " complaisance " de Plenel vis-à-vis de l'islam remet-elle en cause notre tradition laïque, comme le laissait entendre Manuel Valls dans sa récente tribune du Monde du 21  novembre ? Je ne le crois pas. La laïcité bien entendue ne saurait s'opposer à la liberté d'expression et la question essentielle est : quelles sont les limites de la liberté d'expression dans une France républicaine et laïque ?
La guerre médiatique opposant Charlie Hebdo à Mediapart est révélatrice d'un phénomène bien connu dans l'Amérique de Trump : la " brutalisation " du débat politique ; tout faire pour détruire l'adversaire. Un numéro récent de Charlie Hebdomoquait la sympathie excessive du fondateur de Mediapart pour l'islam en général et pour Tariq Ramadan en particulier. Face à une telle accusation, Edwy Plenel déclarait à France Info, le 8  novembre, que la " une " de Charlie Hebdo révélait une idée fixe, une obsession, partagée par " une gauche égarée… alliée à une droite, voire une extrême droite ", dont le seul objet était " la guerre aux musulmans, la diabolisation de tout ce qui concerne l'islam et les musulmans ". Une telle formule, répondait Riss dans un éditorial de Charlie Hebdo du 15  novembre, " n'est plus une opinion, c'est un appel au meurtre ". Tout se passait comme si Charlie Hebdo était " condamné à mort une deuxième fois ". Or les mots sont-ils des actes comme le laisse entendre abusivement Riss ? Certainement pas. Ils peuvent encourager des fanatiques ou créer un environnement déplaisant, mais, de la parole à l'acte, la chaîne est longue et Plenel n'a en aucun cas appelé au meurtre.
Dénoncer Charlie Hebdo en des termes blessants et même insultants fait partie d'une vieille tradition critique, institutionnalisée par les tribunaux français et européens : les opinions qui " heurtent, choquent ou inquiètent une fraction quelconque de la population " sont parfaitement légitimes aussi révoltantes soient-elles. En attaquantCharlie Hebdo, Mediapart reprenait à son compte les méthodes de l'hebdomadaire. Mais, par ailleurs, faut-il être choqué par des articles ou des caricatures qui nous conduiraient à " diaboliser l'islam et les musulmans " comme le laisse entendre Plenel ? Faudrait-il même interdire de tels écrits ? Pour répondre à ces interrogations, il convient de rappeler les fondements de la jurisprudence française en matière de liberté d'expression. L'art de la caricature outrancière, blessante, insultante n'est pas sans limites, mais il permet certainement de moquer, au point de la diaboliser, une religion particulière ou les croyances de ses adeptes.
une distinction-cléQue diraient nos juges à propos de l'article " Transsubstantiation " du Dictionnaire philosophique de Voltaire, rédigé en  1767 ? L'auteur y dénonce " des prêtres, des moines qui, sortant d'un lit incestueux, et n'ayant pas encore lavé leurs mains souillées d'impuretés, vont faire des dieux par centaines, mangent et boivent leur dieu, chient et pissent leur dieu ". Quoi de plus insultant pour un catholique ! Mais l'insulte ne vise pas les catholiques en tant que tels, mais leurs croyances, que Voltaire qualifie de " superstitions, cent fois plus absurdes… que celles des Egyptiens ". Voltaire ne serait pas aujourd'hui poursuivi en justice pour avoir tenu de tels propos.
En plaçant sur le même plan l'islam et les musulmans, Edwy Plenel semble ignorer notre tradition juridique qui organise une distinction-clé entre les croyants et les croyances. Diaboliser les musulmans, voilà ce que notre jurisprudence ne permet pas. Moquer l'islam, ses symboles et ses personnages sacrés, oui, certainement, cela est possible et légitimé depuis l'arrêt du tribunal de grande instance de Paris du 22  mars 2007, qui refusa de criminaliser les fameuses caricatures de Mahomet publiées dansCharlie Hebdo en  2006, dont celle du prophète représenté avec une bombe trônant dans son turban avec une mèche allumée. Pourquoi nos juges n'ont-ils pas interdit cette évidente " diabolisation " de l'islam, ce qui donna le feu vert à Charlie Hebdo pour continuer à persifler -l'islam et ses meilleurs représentants ? Pour une raison simple : la caricature en question ne manifestait pas une " volonté délibérée d'offenser directement et gratuitement l'ensemble des musulmans ". La cible du caricaturiste et du numéro spécial de Charlie Hebdo titrant " Mahomet débordé par les intégristes " était plus étroite : elle ne visait que " des musulmans qui commettent des agissements criminels en se revendiquant de cette religion (l'islam) ". Le contexte justifiait l'insulte et le choc des idées, à l'intérieur d'un " débat d'idées sur les dérives de certains tenants d'un islam intégriste. " (TGI, Paris, 22  mars 2007).
La tradition française de la liberté d'expression en matière de religion a ceci d'unique : tout est permis en matière de moqueries des croyances, sans aucune limite. En revanche, tout ce qui vise l'ensemble des adeptes d'une religion constitue une violation de la loi sur la liberté de la presse telle qu'elle fut modifiée par la loi Pleven de 1972. Cette loi définissait le nouveau délit de " provocation à la haine " commise contre " des individus à raison de leur appartenance à une ethnie, une race ou une religion déterminée ".
C'est pourquoi le virulent débat opposant Charlie Hebdo à Mediapart est un faux débat. Charlie Hebdo n'a jamais été en guerre contre les musulmans, pris dans leur ensemble, mais contre lesdérives de l'islam et de ses représentants (dont Tariq Ramadan), de même que l'hebdomadaire n'a cessé de dénoncer avec la même vigueur les dérives de l'Eglise catholique et de ses prêtres pédophiles. Bref, il ne faut surtout pas confondre les déviants ou les djihadistes avec les musulmans eux-mêmes. Cette subtile distinction est fondée sur une tradition de moqueries et d'outrages à la religion, inaugurée par Rabelais, Voltaire, Molière et des centaines d'autres auteurs qui durent, en leur temps, résister aux lois contre le blasphème, l'outrage à la morale publique et religieuse et d'autres mesures liberticides. La double différenciation entre croyance et croyants, l'ensemble des musulmans et quelques terroristes, est tout à l'honneur d'une tradition politico-juridique française qui, si elle était mieux entendue, rendrait moins probable la brutalisation d'un certain discours médiatique et politique.
Denis Lacorne
© Le Monde

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