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samedi 4 novembre 2017

CHRONIQUE D'UN MONDE BARBARE - Enquête sur le viol utilisé comme une arme de guerre en Libye


CHRONIQUE D'UN MONDE BARBARE


Enquête sur le viol utilisé comme une arme de guerre en Libye

La réalisatrice Cécile Allegra prépare un documentaire pour Arte sur la pratique systématique des violences sexuelles depuis le début du conflit libyen, en 2011. « Le Monde » publie les deux volets de son récit.



Fatma, victime de violences sexuelles en Libye et aujourd’hui réfugiée en Tunisie.





Qui se souvient d’Iman ­Al-Obeidi ? Son histoire a pourtant fait le tour du monde… C’était le 26 mars 2011, au début de la révolution libyenne. Ce jour-là, à Tripoli, cette jeune manifestante rescapée des geôles du colonel Kadhafi débarque à l’Hôtel Rixos, où logent les journalistes étrangers venus couvrir la crise. Elle affirme avoir été violée par des soldats et veut le faire savoir. Ses cris, d’une détresse saisissante, sont repris par les médias du monde entier. Comme une pythie annonçant la chute de la dictature kadhafiste, Iman Al-Obeidi disparaît sous les huées d’une foule haineuse, qui la traite de « prostituée ». Par la suite, elle parviendra à émigrer au Canada, sans se douter que son geste désespéré a peut-être fait basculer l’histoire.
Très vite, la rumeur de « viols de guerre » commis de manière systématique à l’encontre des insurgés se propage. L’un des fils du dictateur, Saïf Al-Islam, aurait ordonné aux soldats de sévir dans « chaque maison de chaque ville rebelle ». Des cargos chargés de Viagra auraient même jeté l’ancre dans le port de Tripoli.
Il est aussi question de vidéos, de bribes d’images montrant des sévices sexuels sur des civils. La communauté internationale s’alarme, exige une enquête. Fin avril 2011, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno Ocampo, promet d’engager des poursuites. Et puis ? Plus rien, ou si peu. La Libye, libérée du tyran en octobre de la même année, sombre dans le chaos ; les accusations de viols se dissipent.
Aujourd’hui, le pays reste une poudrière. Plus d’Etat, deux gouvernements sans pouvoir réel et, partout, des centaines de milices, prêtes à piller, enlever, torturer… Personne, depuis 2011, n’a réussi à obtenir confirmation de l’utilisation du viol comme arme de guerre. Pour y parvenir, il faudrait des preuves, des éléments concrets (dossiers médicaux, images, témoins…). D’où la nécessité de me rendre en Tunisie, ce pays voisin où des milliers de Libyens se sont réfugiés ces dernières années.

Octobre 2016

Longtemps, Yassine est resté pour moi une ombre sur un écran. Sur Internet, où nous conversions par Skype, je ne voyais de lui qu’une silhouette, à contre-jour. Il se confiait peu, comme si quelque chose l’en empêchait, là-bas, en Libye. « Je crois qu’il a été violé, mais il ne me l’a jamais dit », m’avait prévenu la personne qui nous avait mis en relation. Et puis, des semaines plus tard, Yassine a accepté de venir à Tunis.
C’est un homme d’une quarantaine d’années, de faible corpulence, vêtu d’une chemisette et d’un pantalon de couleur sable. Dès son arrivée à l’aéroport, je sens qu’il cherche une échappatoire pour ne pas parler de lui. D’emblée, il affirme s’exprimer au nom de plusieurs victimes soucieuses de trouver en Tunisie un endroit discret où se faire soigner. « En Libye, les gens se taisent, ils ont peur d’être dénoncés, de tout perdre, famille, amis, travail. Faire confiance à un médecin ? Trop risqué… » Yassine bégaie, son discours est nerveux, décousu. Il a dû prendre des médicaments.
« Les kadhafistes ont violé lors de la révolution. Une fois vaincus, ils ont subi la même violence. »
Nous partons au calme, dans un deux-pièces anonyme du quartier d’Al-Aouina. Il ouvre sa valise, sort un Coran, un passeport libyen, un tapis de prière, puis s’assied dans un fauteuil en Skaï élimé. « Tu peux proposer des millions de dollars à des victimes pour qu’elles témoignent devant un tribunal… Elles te diront : “Jamais”. Je préfère rester caché. » Yassine vient de basculer du « elles » au « je ». Il sursaute, me regarde, terrorisé. Comment oublier ce regard ? C’est une certitude : Yassine a été violé.
De sa vie d’avant, nous ne dévoilerons pas grand-chose. Disons qu’il menait une existence simple, à Kerzaz, un quartier de ­Misrata, une ville de l’est de la Libye. Le 29 mars 2011, après un mois d’un siège éprouvant, l’état-major kadhafiste lance un assaut sur l’ouest de la cité. Les soldats forcent une à une les portes des maisons. La rumeur de viols se répand. A la nuit tombée, Yassine tente de fuir par une route secondaire avec un couple de voisins, mais leur petit groupe se heurte à une trentaine d’hommes en armes. Dans son souvenir, certains portaient des tenues officielles, d’autres étaient des mercenaires originaires de Tawarga.
Misrata contre Tawarga, rivalité ancestrale. D’un côté, Misrata, riche cité côtière, indépendante et rebelle. De l’autre, Tawarga, bien plus pauvre, fief de la tribu du même nom. ­Descendants d’esclaves, méprisés parce que noirs, les Tawarga ont toujours été considérés comme des citoyens de seconde zone. ­Kadhafi a su s’acheter leur loyauté en aménageant la ville. Quand l’insurrection a éclaté, son armée s’est en partie appuyée sur eux pour mâter Misrata l’insoumise.
« Les hommes de notre groupe ont été ligotés, cagoulés, reprend Yassine. Ils nous ont pissé dessus, comme des chiens. » Lui-même atterrit dans une maison aménagée en prison, à Tawarga. « Une salle était réservée à la torture, poursuit-il. On entendait les cris des autres. Ils visaient les parties sensibles. J’avais compris ce qu’ils étaient en train de faire… » A aucun moment, il ne prononce le mot tabou, mais c’est bien de viol qu’il s’agit. Une larme coule sur sa joue. « Mon voisin est mort, ça leur a pris deux heures, même pas. Ils savaient que le plus dur, au fond, est de rester en vie sans pouvoir oublier ce qui s’est passé. » Soudain, Yassine se fige, prostré, sans un geste, sans un bruit. Je l’appelle doucement. Après un temps infini, il part s’allonger sur son lit et s’endort aussitôt.
Le stigmate du viol enferme les suppliciés dans la honte. Parler, c’est déshonorer une ­famille, une communauté sur des ­générations. Et puis, à qui se fier quand le système judiciaire est en miettes ? ­Comment être sûr que l’affaire ne sera pas un jour sur la place publique ? Les bourreaux ont une stratégie imparable pour garantir ce silence : filmer les viols.
Deux jours plus tard, Yassine me rappelle. Nous marchons un moment dans les rues de Tunis, et il me demande : « Imagine qu’on te dise : “On va tuer ton frère” ou bien “On va violer ton frère”. Qu’est-ce qui serait le plus grave ? “On a violé ton frère”, bien sûr. » Il me raconte sa vie d’après : les déménagements incessants, d’un quartier à l’autre de Misrata, de ville en ville. « Même ici, en Tunisie, j’ai l’impression que tous les gens voient l’homme souillé que je suis devenu. » Yassine est en souffrance, il ne parvient pas à marcher droit, il devrait voir un médecin. Je propose de l’accompagner : il refuse. Jamais il ne se montrera à un autre homme. Le lendemain, il disparaît.
Auparavant, il m’a tout de même transmis le numéro de l’épouse du voisin violé à mort en 2011. Il n’a jamais reparlé avec elle de cette terrible nuit. Fatma, appelons-la ainsi, est installée depuis des années en Tunisie. D’abord, elle refuse tout entretien puis finit par me donner rendez-vous à Sidi Bou Said, au bord de la mer. C’est une femme de 26 ans, aux traits gracieux, mais dont le regard dégage une immense lassitude. Elle allume une cigarette fine, soupire. « C’est comme ça, la guerre, dit-elle. Et je n’en savais rien, j’étais naïve. »
Fatma esquive les questions trop précises, puis se lance d’un coup : « La veille, j’avais appris qu’une voisine avait été violée devant son père. Le lendemain, avec mon mari, nous avons fui… Trop tard. » Ses mains tremblent, elle sanglote. « A la prison de Tawarga, j’entendais les hurlements de mon mari. Les bourreaux lui disaient : “Chien de révolutionnaire, dis que Kadhafi est ton maître !” Il refusait. » Elle-même est violée par des soldats puis jetée sur le bord d’une route de son propre quartier. Pour que tout le monde sache.
Quand elle apprend la mort de son époux, plus d’un mois après, Fatma décide de s’enfuir de Libye. Durant les années qui suivent, elle peine à refaire sa vie à Tunis. Au moment où je la rencontre, elle a du mal à marcher, vit d’expédients et fume à longueur de journée. En Tunisie, il n’existe aucune aide, aucun guichet pour les victimes libyennes, juste une poignée de cliniques privées où les plus fortunés se font soigner en toute discrétion.

Novembre 2016

A Tunis, je fais la connaissance de Ramadan, un ancien procureur de la ville libyenne de Benghazi. Des heures durant, cet homme de 36 ans à la barbe et aux cheveux coupés très courts m’explique pourquoi personne ne parlera de ces sévices sexuels ciblés et prémédités. « Les kadhafistes ont violé lors de la révolution. Une fois vaincus, ils ont subi la même violence. » L’histoire s’est retournée, les victimes d’hier sont devenues des bourreaux.
Ramadan fait partie d’un réseau d’exilés décidés à recueillir les preuves de ces crimes, tous les crimes, ceux de 2011 et les autres, plus récents. Il a pour principal compagnon de lutte un géant débonnaire au sourire d’une infinie douceur : Imed, un Tawarga de 34 ans. Dès notre première rencontre, celui-ci me montre une vidéo tournée, d’après lui, à l’été 2011. Un jeune homme est assis dans le sable, tête basse, terrifié. Un bras le relève, on devine une tenue militaire. L’inconnu baisse le pantalon du prisonnier, puis son slip, et place un lance-roquettes à hauteur de ses fesses. La caméra se détourne. Ramadan secoue la tête dans une moue de dégoût, la scène le révulse. « Arrête ça, franchement, c’est sadique ! » Impossible d’identifier la brigade, le lieu du viol, mais il a bien eu lieu, avec un lance-roquettes.
Une autre vidéo, maintenant. Un homme noir, ligoté comme une chèvre, hagard. Une voix hurle : « Sale chien Tawarga ! Avoue que tu as violé à Misrata ! » Cette fois, Imed a une date plus précise : octobre 2011. « Ils l’ont pénétré avec le canon d’une arme, assure-t-il. Ils ont tout filmé avant de le relâcher. J’ai réussi à le retrouver. Quand j’ai voulu inscrire son viol au dossier, il m’a dit : “Non, tu peux tout écrire, sauf ça !” »
« Tu peux proposer des millions de dollars à des victimes pour qu’elles témoignent devant un tribunal… Elles te diront : “Jamais.” »
Dans une troisième vidéo, datée de la fin 2012, on aperçoit deux jeunes Tawarga. Deux frères, de 16 ans et 17 ans, les mains sur la tête. D’après Imed, tous deux ont été violés ; l’aîné en est mort, le cadet s’est suicidé. Ramadan s’emporte, grille une Kristal KS dont il fume trois paquets par jour, et se tourne vers son ami : « Le problème, Imed, c’est qu’on te dira toujours : “Bien fait pour ta gueule ! Tu es violé, tu l’as bien cherché.” On mettra cinquante ans à se débarrasser du problème ! »
Les deux amis ont besoin de respirer ; ils sortent marcher dans les rues de Tunis, se quittent sans un mot. Dans le taxi du retour, Imed fredonne le refrain d’une chanson libyenne, comme toujours dans ses moments d’inquiétude. « Les bombes fauchent les gens sans qu’ils s’en rendent compte. Le viol, lui, est une arme invisible. Il faut que les victimes parlent pour savoir comment et par qui il a été utilisé de façon systématique. Nous sommes trop peu nombreux à poser ces questions. »
De fait, les juges et les militants des droits de l’homme ont subi la fureur des milices. Début 2014, une centaine de juges et d’activistes ont été tués. Ramadan et Imed ont réussi à survivre à ces purges. et à quitter le pays. Depuis, ils enquêtent sur les exactions. Une liste interminable de violences : rapts, extorsions, disparitions, tortures et, bien sûr, viols… Trois années de quête, sans soutien extérieur. Leur réseau est fragile, il ne rassemble qu’une dizaine de courageux en Tunisie – juges, avocats, procureurs ou militants –, à peine plus en Libye.
L’un et l’autre mesurent les dangers encourus à s’exposer ainsi. Ramadan déménage souvent, de peur d’être repéré, enlevé, puni pour être sorti du silence. « Tu crois que c’est facile pour un homme arabe de dire… » Il hésite, baisse la voix, ne parvient pas à finir sa phrase : « Viol, anus, sodo… ? » Pour lui, aucun doute : le viol continue d’être utilisé comme arme de guerre en Libye. Reste à le démontrer… « Nous n’avons même pas de quoi prouver les crimes de 2011, concède-t-il. Nous ne mesurons pas encore l’ampleur du phénomène. »
Accoudé au balcon, face à un terrain vague, il évoque alors l’enfer libyen et ses milices, omniprésentes. Sa main droite désigne l’horizon. « Tu vois ce chemin ? Chez nous, ce serait une ligne de démarcation ­entre deux ­zones tenues par des milices. Il y aurait des check-points tous les 500 mètres et des prisons partout, partout ! Là-bas, tout se transforme en prison : un appartement, une cave… même une simple salle de bains ! »
Imed, lui, partage un modeste trois-pièces avec deux compatriotes. Il n’est ni procureur de formation, comme Ramadan, ni juge. Plutôt un citoyen ordinaire devenu militant par devoir, si investi dans sa mission qu’il ne peut plus faire marche arrière. Son frigo est vide, le lit, intact. Par terre, une valise ouverte avec quelques chemises, un peigne, une brosse. Les traces d’une vie suspendue. « Ici, à Tunis, les victimes se sentent plus libres. Mais dès que tu tentes d’inscrire le viol dans leur dossier, elles s’évaporent. » A ses côtés, une pile de documents : photos de corps mutilés, bribes de dossiers médicaux, notes sur les rapts, la torture… « J’ai rencontré 300 personnes, peut-être même 350. C’est à devenir fou. Tout peut être écrit, sauf ça ! »

Décembre 2016

Samir erre dans Tunis, sans domicile fixe. C’est un jeune Libyen au corps musclé, sanglé dans un tee-shirt noir ajusté. De temps à autre, nous prenons un café. Un matin, enfin, il finit par se confier et aborde son parcours d’enfant des rues, engagé dès l’âge de 16 ans dans l’armée de Kadhafi.
En 2011, en simple soldat, il participe au siège de Misrata. « Ça m’a rendu fouJ’ai vu des choses… Les gars entraient, attachaient le père, violaient sa fille, sa femme, en disant : “T’as voulu la révolution ? Tiens, prends-la, ta révolution.” » Qui étaient-ils, ces hommes ? Samir secoue la tête. Pas question pour lui de citer un bataillon. Mais les ordres, à l’évidence, venaient de la hiérarchie. Il fallait « forcer les maisons », selon l’expression consacrée. Sous-entendu : violer.

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Samir, ex-soldat kadhafiste témoin de viols dans la ville libyenne de Misrata.
Samir, ex-soldat kadhafiste témoin de viols dans la ville libyenne de Misrata. CRÉDITS : THOMAS BREMOND POUR ARTE


« Après la fin de la guerre, les révolutionnaires nous ont fait mille fois pire », accuse Samir. Enlevé à deux reprises, détenu huit mois, lui-même a payé pour son passé de militaire. « Les geôliers disaient : “Vous, les kadhafistes, vous avez violé ? Eh bien, à notre tour.” » D’après lui, un point de non-retour a été atteint en Libye. « Tu violes, tu casses tout, tu ne peux plus reconstruire un pays, un Etat. » Le viol est la clé de cette déconstruction, l’obstacle indicible à toute réconciliation.

Janvier 2017

L’enquête d’Imed et de Ramadan est dans l’impasse. Les centaines de pièces qu’ils ont réunies ne composent pas un dossier juridiquement recevable. Ils décident alors de solliciter la seule personnalité ayant eu, un jour, un lien avec leurs investigations : Céline Bardet, une Française de 46 ans, experte en justice criminelle internationale.
En 2013, quand le ministre libyen de la justice, Salah Al-Marghani, avait souhaité écrire une loi de protection des victimes de viol, c’est vers elle qu’il s’était tourné. Réputée pour son franc-parler et sa ténacité, Céline Bardet est connue pour avoir créé et dirigé en Bosnie une unité crimes de guerre et expédié des dizaines de coupables en prison, dont certains pour viol. Dans le cas de la ­Libye, le ministre de la justice avait sous-estimé l’ampleur et la durée du chaos : sa loi ne fut jamais appliquée.
Depuis, Céline Bardet a fondé sa propre ONG, We Are Not Weapons of War (« nous ne sommes pas des armes de guerre »). « Ce type de viol a toujours existé, explique-t-elle. La récompense des vainqueurs, le butin du guerrier… Mais il y a eu un tournant, dans les années 1990, que personne n’a saisi. Le viol de guerre est devenu une arme de premier choix : peu chère, sans cadavre, susceptible de détruire une nation sur des générations. Le crime parfait, donc. »
Le CV sans faille de Céline Bardet ne suffit pas à vaincre la méfiance du réseau. Imed et Ramadan ont beau avoir besoin de son aide, ils lui réservent un accueil suspicieux. Il faut attendre 48 heures pour qu’ils acceptent de lui soumettre leurs éléments. Une fois la glace brisée, Céline Bardet va droit au but : « Pour chacun de vos documents, déterminez précisément le lieu, le moment où ça s’est passé. Ensuite, on croise le tout et on détermine le contexte juridique du crime. Si vous ne le faites pas, vous vous ferez démolir devant un tribunal. » La Française cite l’exemple de Jean-Pierre Bemba, vice-président de République démocratique du Congo, seul criminel condamné pour viol de guerre par la Cour pénale internationale « pour avoir donné un ordre, sans participer ». Ramadan s’exclame : « C’est proche des cas que nous traitons ! » « Alors, conclut la juriste, il faudra tenter d’obtenir des témoignages complets. C’est urgent. »

Février 2017

Des pluies torrentielles s’abattent sur Tunis. Les égouts débordent, lâchant leurs eaux boueuses dans les rues de la ville. Imed est agité : une victime qu’il suit depuis des semaines vient de sortir de Libye. C’est un habitant de Zliten, une ancienne ville kadhafiste. Il attend sa visite d’un instant à l’autre.
On sonne à la porte. C’est lui : Ahmed, 45 ans, corps maigre, visage émacié. Enlevé par une milice en 2012, il sort tout juste de la terrible prison de Tomina. Ahmed veut dire, enfin, l’horreur qu’il y a vécue. « Ils t’isolent pour te subjuguer… “Subjuguer les hommes”, c’est ça leur expression. Pour que tu t’écrases, que plus jamais tu ne relèves la tête. Ils nous filmaient avec leurs téléphones et menaçaient de tout balancer sur YouTube si l’un de nous parlait. » Imed l’écoute, attentif. « Tous les jours, ils prennent un manche à balai, le fixent au mur. Et si tu veux manger, tu dois enlever ton pantalon, reculer sur le balai, et ne pas t’en défaire avant que le geôlier ait vu du sang couler. Personne n’y échappe. »
D’après Ahmed, les faits remontent à la période 2012-2016. Le chef de la prison s’appelait Issa Issa, de la famille Chaklaoun. Il se parfumait avec de l’essence de rose. « Quand je sentais cette odeur, je savais que j’allais être violé », ajoute-t-il. Imed note les noms, les dates, demande s’il y avait aussi des femmes. Le témoin change de position. Il souffre, cela se voit. « Non, répond-il enfin. Nous étions 450 hommes. J’en suis certain parce que j’étais de corvée de cuisine : chaque jour, je recomptais les couverts à laver. »
Ahmed décrit diverses tortures, toutes plus sadiques les unes que les autres, puis marque un temps d’arrêt, comme pris de vertiges. « Il y avait un homme noir, un migrant. Le soir, ils le jetaient dans l’une de nos cellules en le menaçant : “Tu violes ce type, sinon, tu es mort ! Il y en a des dizaines qui attendent ta place.” S’il ne violait pas, ils le massacraient. »
Un silence de plomb s’installe dans le salon. Imed se ressaisit, examine les papiers apportés par ce nouveau témoin : une prise de sang, une radio des poumons… « Mais… Tu ne t’es jamais fait examiner pour le viol ? »,s’étonne-t-il. L’autre incline la tête. Quelles que soient ses souffrances, il répugne à soumettre son corps souillé à un œil médical. Un jour, peut-être…
Les premiers viols – ceux de 2011 – n’épargnaient personne. Mais ce que révèle Ahmed est stupéfiant : la Libye post-Kadhafi a accouché d’un monstre, un système où les hommes sont devenus les cibles prioritaires du viol. Et des migrants, les instruments physiques de cette vengeance.

Mars 2017

Le docteur Hosni Lahmar patiente devant son dispensaire du quartier de Kabaria, à ­Tunis. Cet urgentiste tunisien est l’un des rares médecins du pays à accepter de recevoir des hommes libyens. Aujourd’hui, ce sera Ahmed. Les autres l’ont convaincu de se faire examiner.
Le voici face au médecin, terrorisé à l’idée d’avoir contracté de terribles maladies. Le docteur l’observe, devine sa fragilité, l’aborde à mots prudents. « Est-ce qu’il y avait de la violence ? » « Oui. » Ahmed se déshabille puis se laisse examiner, sans un mot. Au bout d’une quarantaine de minutes, le docteur Lahmar rédige son rapport : « Homme, 45 ans, viols multiples, avec instruments. Incontinence plus MST. Fissures anales. » Il tend l’ordonnance au supplicié : « Sois plus fort que tes bourreaux, ne te laisse pas casser. Et surtout n’aie pas honte, c’est ça la clé de la guérison. » Le médecin sait la force de ce traumatisme. « L’homme violé, me glisse-t-il, est marqué au fer rouge, soumis pour la vie. »

Avril 2017

La visite chez le docteur Lahmar a été un tournant décisif. Dans les semaines suivantes, Imed enquête, multiplie les rendez-vous, les rencontres. Ramadan et lui disposent désormais d’un témoin capable de confirmer le nom des bourreaux, des codétenus. De retour à Tunis, Céline Bardet est impressionnée par leurs résultats : « Des violations systématiques dans un lieu précis, à différentes périodes… Cette fois, nous sommes forts. »
Et ce n’est pas tout… Imed mentionne un autre témoin, un homme détenu dans une autre prison mais décrivant les mêmes supplices : celui de la bouteille à la capsule crénelée, sur laquelle le prisonnier doit s’asseoir avant que le bourreau ne la retire d’un coup sec ; celui du pneu, où le détenu doit se glisser, plié en deux, pour des séances de torture à l’aide de lance-roquettes de différentes tailles. Et puis, bien sûr, le manche à balai fixé dans le mur.
Dans le taxi du retour, Céline Bardet avoue : « Je n’ai jamais vu ça. » Des faits précis, des cas concordants, un constat médical formel, et au moins un homme déterminé à verser son témoignage au dossier : les enquêteurs tiennent la preuve de l’existence d’un système. L’arrivée d’Ahmed a fait basculer leurs investigations. Pour en savoir davantage, il n’y a plus le choix : il faut maintenant se rendre en Libye.
Cécile Allegra

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