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vendredi 27 octobre 2017

HISTOIRE et MEMOIRE - Code du travail, le pavé de la discorde

HISTOIRE et MEMOIRE



Code du travail, le pavé de la discorde

Rigide, complexe, anti-économique, selon les uns. Utile, protecteur, condensé des conquêtes sociales, pour les autres. « Le Monde » raconte la folle histoire de ce « petit » livre rouge, qui est aussi celle des Français au travail.


M le magazine du Monde |  • Mis à jour le  | Par 


                       1910 : le code du travail est créé. La première proposition de loi en la matière avait été déposée en 1896 par le député socialiste Arthur Groussier.

La pluie tombe en abondance sur Paris. La tempête qui paralyse la Normandie se rapproche. Aux abords de la rue de Bretagne, obscure et vide, quelques hommes accourent. Ils sont en costume sombre, chapeau melon et parapluie, et ils se pressent dans la grande salle de l’Union des coopérateurs socialistes, déjà comble. On a installé de grands bancs pour le banquet. En bout de table, une brune au regard grave. C’est Lise Bloch, première épouse Blum. À sa gauche, un grand monsieur aux yeux doux et à la tenue austère, Arthur Groussier.
Arthur Groussier avait tout pour passer à la postérité, n’était son humilité. Une barbe blanche sensationnelle, qui cascadait sur sa poitrine et lui donnait des airs de Tolstoï. Une réputation de travailleur probe et acharné – on souligna à la fin de sa carrière politique qu’il était demeuré aussi pauvre qu’à ses débuts – et l’amour de tous – « On ne peut connaître Arthur Groussier sans l’aimer », écrivait Léon Blum. Ce jeudi 18 octobre 1923, on se bouscule donc pour saluer ses trente années de carrière parlementaire. C’est une belle fête, les discours prononcés au moment du punch sont ovationnés, surtout l’envolée de Léon Blum. Et ce n’est pas rien, un éloge de Blum : « Non, le socialisme n’est pas une utopie ! Pour s’en convaincre, il s’agit de considérer l’œuvre de Groussier. »

Le travail peut tuer

Rien que ça ! Si le député socialiste est tombé dans l’oubli et demeure méconnu – sauf des francs-maçons, qui n’ont pas oublié le « frère Groussier », et peut-être des riverains de la rue du 10earrondissement de Paris qui porte son nom – jamais on n’a autant parlé de son grand œuvre : le code du travail. Ce livre extraordinaire qui serait tout à la fois indispensable et inefficace, précieux et encombrant, protecteur et archaïque, obèse et incomplet. Inaccessible pour qui n’est pas juriste, c’est-à-dire beaucoup de monde, le code du travail a pourtant rarement été aussi commenté, discuté, malmené mais également défendu qu’aujourd’hui. De Muriel Pénicaud, la ministre du travail, qui l’a condamné d’un enfantin « on a un code du travail, qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95 % des entreprises » aux pancartes « Touche pas à mon code ! » brandies dans la rue contre les ordonnances Macron, discutées à l’Assemblée nationale cet automne, le code du travail est partout débattu.
Un raffut si loin de ses débuts. « En 1910, la naissance du code du travail s’opère dans la plus grande discrétion et modestie », rappelle Jacques Le Goff, professeur émérite de droit public et ancien inspecteur du travail. Lorsque le 28 décembre 1910 est promulgué le premier livre, il s’agit d’un tout petit ensemble qui ne compte que quatorze pages, et n’est pas même achevé. Il sera complété progressivement jusqu’en 1927. C’est modeste mais, enfin, pour la première fois, un ouvrage ambitionne de réunir toutes les lois existantes sur le travail. Comme une sorte de répertoire des droits et devoirs des employeurs et des employés.
« NOUS TRAVAILLONS QUATORZE ET DIX-HUIT HEURES PAR JOUR, DANS L’ATTITUDE LA PLUS PÉNIBLE ; NOTRE CORPS SE DÉFORME ET SE CASSE, NOS MEMBRES S’ENGOURDISSENT ET PERDENT LEUR AGILITÉ, LEUR VIGUEUR ; NOTRE SANTÉ SE RUINE, ET NOUS NE QUITTONS L’ATELIER QUE POUR ENTRER À L’HÔPITAL. » L’OUVRIER GRIGNON, EN 1833
Pour parvenir à ces quelques pages, il aura fallu plus d’une dizaine d’années. Remontons encore un peu en arrière, au milieu du XIXe siècle. Ces années-là, le monde du travail est en ébullition. On sait désormais que l’atelier et la mine peuvent tuer. L’Office du travail publie des statistiques, des études, des monographies. Des textes viennent ébranler l’opinion publique comme celui de l’ouvrier Grignon publié en 1833 où l’on peut lire ceci : « Nous travaillons quatorze et dix-huit heures par jour, dans l’attitude la plus pénible ; notre corps se déforme et se casse, nos membres s’engourdissent et perdent leur agilité, leur vigueur ; notre santé se ruine, et nous ne quittons l’atelier que pour entrer à l’hôpital. » Le tableau de la vie des ouvriers dans les manufactures de coton et de soie dressé par le docteur Villermé en 1840 est tel qu’il entraîne le vote d’une loi sur le travail des enfants. À l’époque, et ce presque jusqu’à la fin du XIXe siècle, « la question n’est pas de faire en sorte que les femmes, les enfants et les ouvriers vivent mieux mais qu’ils ne meurent pas à la tâche », résume Le Goff.


                                     Lors de la création du code du travail, l’idée est d’en faire un bien commun à tous.
Lors de la création du code du travail, l’idée est d’en faire un bien commun à tous. CRAIG CUTLER

C’est dans ce climat que commence à poindre la conviction chez des parlementaires et des réformateurs sociaux que le code civil, « le code du propriétaire et du bourgeois » dit-on alors, n’est pas celui des ouvriers. Il existe un code rural et un code de commerce, pourquoi pas un code du travail pour régler les rapports entre les travailleurs et leurs employeurs ? À l’époque, des conservateurs, tel Charles Benoist, défendent sa création pour compiler les textes et les rendre accessibles à tous.
En 1896, quand le député socialiste Arthur Groussier dépose une première proposition de loi sur la codification des lois ouvrières, son idée est pratique. De plus en plus de lois sont adoptées : en cinquante ans, de 1849 à 1898, on compte environ 170 textes importants sur le travail. Sa grande idée est de rendre la loi lisible et de la mettre à portée de main des travailleurs. Mais elle est surtout de faire de ce code un bien commun à tous. En 1906, il explique son projet dans les pages de L’Humanité « Nous avons toujours pensé que l’ensemble de la législation du travail devait s’appliquer à tous les travailleurs sans aucune exception. Dans notre projet de code du travail, nous définissions le travailleur de telle sorte que tous les salariés puissent également être protégés. »

La peur d’une « législation de classe »

Mais déjà, parmi ses contempteurs, on entend cette idée qui plus d’un siècle après résonne toujours : si on donne plus de droits aux travailleurs, on complique la vie des patrons, et mécaniquement on entrave l’économie. « Un argument d’une remarquable constance à travers une histoire qui l’infirme crûment », observe Jacques Le Goff. L’opposition la plus bruyante vient alors des libéraux qui craignent cette« législation de classe ».
Le 25 juin 1908, en fin de matinée, René Viviani, le ministre du travail, commence à se sentir las. Les députés discutent depuis quelques heures d’un point de réglementation : le contrôle de la durée du travail. Il s’agit de faire en sorte que le labeur en dehors des heures fixées par l’horaire général soit interdit. Nombreux sont les députés qui s’y opposent : comment voulez-vous faire respecter une loi pareille ? Le patron « n’a pas le don d’ubiquité », « il ne peut pas être sur tous ses chantiers épars pour surveiller tous ses ouvriers », « l’ouvrier a l’habitude d’être indépendant quant à l’heure à laquelle il commence et il finit, il tient jalousement à conserver cette indépendance ». Le ministre du travail, moustache grisonnante et raie au milieu furieusement IIIe République, s’emporte : « La plupart d’entre vous, messieurs du centre, vous êtes des protecteurs outranciers quand il s’agit de laisser entrer et de laisser passer, d’accorder la protection à l’industrie… » Édouard Aynard s’amuse beaucoup de ce discours. Le banquier lyonnais, membre de la conservatrice Fédération républicaine, coupe le ministre : « Vous ne dites pas cela pour moi ? » Viviani ne relève pas. Il poursuit : « […] mais vous vous révélez comme des libéraux intransigeants quand il s’agit de protéger le travail ! »
« VOUS AVEZ PROMIS, MONSIEUR LE MINISTRE DU TRAVAIL, L’ASSURANCE CONTRE L’INVALIDITÉ, L’ASSURANCE CONTRE LE CHÔMAGE, L’ASSURANCE CONTRE CECI, L’ASSURANCE CONTRE CELA. IL FAUT AVOIR LE COURAGE DE LE DIRE AU PAYS : NOUS SOMMES PRESQUE AU BOUT DE NOS RESSOURCES. » EUGÈNE TOURON SÉNATEUR 1912
Même au lendemain de son adoption, le code du travail continue d’agiter ses opposants. À leur tête, Eugène Touron. Le 23 février 1912, le sénateur de 55 ans, au visage sévère, les moustaches noires roulées en pointe, prend la parole. « Quels que soient mes sentiments humanitaires, quel que soit mon désir de réaliser avec vous les lois de solidarité sociales… » Ses collègues savent bien ce qu’il va dire. Touron, depuis son élection en 1905, consacre sa carrière à la défense des intérêts de la grande industrie française.
Avec éloquence et mauvaise foi, le sénateur ne manque pas une occasion de croiser le fer avec ceux qui portent la loi de codification du travail, leur reprochant de dresser les ouvriers contre les patrons et d’appauvrir le pays. Il n’aura de cesse de bloquer ce projet. « Vous avez promis, Monsieur le ministre du travail, l’assurance contre l’invalidité, l’assurance contre le chômage, l’assurance contre ceci, l’assurance contre cela, poursuit Touron. Il faut avoir le courage de le dire au pays : nous sommes presque au bout de nos ressources. » On lui attribue souvent cette phrase, « vos lois sociales coulent une industrie déjà fragile », pour faire le parallèle avec les déclarations plus contemporaines du Medef et de certaines personnalités politiques.

L’argument du pavé

Car un siècle plus tard, le code du travail cristallise toujours les mêmes attaques. C’en est devenu un gimmick politique. Une scène va marquer les esprits. On est en septembre 2013. François Bayrou participe à l’émission « Des paroles et des actes », sur France 2. Le président du MoDem parle des difficultés auxquelles sont confrontés les travailleurs et sans s’interrompre, il saisit son sac en cuir noir dont il extrait un premier livre très mince. « Ça, c’est le code du travail suisse, 4 % de chômage… » À mesure qu’il parle, Bayrou s’échauffe. « Et ça, c’est le code du travail français, poursuit-il en exhibant un énorme livre rouge. Regardez, c’est illisible ! 3 000 pages ! » Il jette d’un coup sec le pavé, plus épais encore qu’un bottin téléphonique, sur la table.
Avant lui, le patronat s’était fait une spécialité de dénoncer la lourdeur et la complexité du code. Florilège : « Il est insupportable de constater que la liberté de penser s’arrête là où commence le droit du travail » (Laurence Parisot en 2005), « Le code du travail est un mille-feuilles dans lequel ne se reconnaissent que les chefs de bureau » (Ernest-Antoine Seillière, 2000), « 500 pages du code du travail, c’est 500 000 chômeurs, 3 000, c’est 3 millions ! » (toujours Seillière). Pierre Gattaz, l’actuel président du Medef, martèle que l’un des freins de l’économie française est dans « la rigidité de notre code du travail », se situant dans la droite ligne de son père, Yvon Gattaz, l’ancien patron du CNPF qui soutenait le même discours. Ce lieu commun est désormais sans cesse repris dans le débat public. En janvier 2015, c’est au tour du député UDI Hervé Morin, ancien proche de Bayrou, de s’en prendre au livre rouge : « Comment voulez-vous embaucher dans un système où le droit du travail a triplé de volume en l’espace de vingt-cinq ans ? » À l’appui, il reprend le même argument que le Medef : le nombre de pages et le poids du code ne cessent d’enfler.

Dalloz sur les dents

De 800 pages au début des années 1960, l’ouvrage est effectivement passé à 1 500 pages dans les années 1980 puis à 2 600 pages en 2005. Aujourd’hui, le pavé compte 3 300 pages, 11 000 articles, et pèse 1,4 kg. « C’est plus lourd que le code civil et le code pénal, 682 pages pour l’un, 393 pour l’autre. Mais c’est une épaisseur assez comparable à celle du code des impôts ou du code du commerce », nuance Jean-Pierre Le Crom, chercheur en histoire du droit du travail. « Il est plus contesté que les autres, parce qu’il concerne le cœur de la vie des entreprises, analyse Le Goff. C’est un code plus “intimiste”. »
La version la plus connue du code, celle qui fait référence dans les mondes juridique et politique, est le gros livre rouge publié par les éditions Dalloz, qui en écoule environ 20 000 par an. Cette année, la maison innove. Pour la première fois, elle publie un code du travail « intermédiaire », assorti d’un bandeau qui promet le best-seller : « Édition spéciale : à jour des ordonnances Macron ». Pourquoi sortir un code à la mi-octobre au lieu d’attendre les décrets d’application et de le publier au printemps comme chaque année ? « Pour rendre service à nos lecteurs et pour sortir avant notre concurrent, le Lexis, qui paraît en octobre et qui capte le marché étudiant », explique Guilhem Cros, le directeur éditorial de Dalloz.
« VOUS VOYEZ, POUR UN ARTICLE DE CINQ LIGNES – LÀ LES LICENCIEMENTS – ON PEUT AVOIR CINQUANTE PAGES DE JURISPRUDENCE. » GUILHEM CROS, DIRECTEUR ÉDITORIAL DE DALLOZ
Mi-septembre, dans les bureaux de la rue Froidevaux, dans le 14arrondissement de Paris, tapissés des couleurs des codes – rouge et noir – le directeur éditorial ne cache pas l’affolement général qui s’est emparé des troupes. La rédactrice en chef du code, écrasée par l’ampleur de la tâche à accomplir, est au bord du burn-out : des éléments ont été modifiés entre le projet présenté par le gouvernement le 31 août et les ordonnances publiées au Journal officiel, le 23 septembre. Elle doit tout reprendre. « C’est un travail de bénédictin, apprécie Guilhem Cros. 500 articles sur 11 000 sont modifiés, il peut s’agir d’un mot ou de nouveaux articles qui en remplacent d’autres. On peut renuméroter un article ou le changer de place… » L’éditeur s’arrête, comme s’il prenait brutalement conscience de l’ampleur de la tâche. Il énumère maintenant : « C’est un travail de Romain. Un travail de précision. Un travail d’ampleur… »
Pour répondre au débat sur la taille, l’éditeur préfère la démonstration. Il saisit un code : « Vous voyez, pour un article de cinq lignes – là les licenciements – on peut avoir cinquante pages de jurisprudence. » Des centaines et des centaines de pages de jurisprudence et de commentaires viennent compléter les 11 000 articles, participant ainsi à épaissir l’ouvrage qui est donc enveloppé plutôt que réellement gros. Autrement dit, sa taille a peu à voir avec les pouvoirs qui lui sont prêtés, notamment celui d’entraver ou de libérer le travail. Mais quand ce n’est pas la taille le problème, c’est sa lisibilité qui est mise en cause.

Bête noire du patronat, totem pour la gauche

La technicité et l’aridité du texte rebutent même les députés. Les socialistes sont ainsi pris de vertiges à l’automne 1999 lorsqu’ils doivent plancher sur les 35 heures.« Plusieurs d’entre nous ont découvert le texte, ce n’est pas triste », racontait, navrée, Catherine Picard dans Le Monde.
Il a été « codifié » trois fois : à sa création entre 1910 et 1927, en 1973 et la dernière fois, en 2008. Ce travail ne créé aucune nouvelle règle. On prend le droit tel qu’il est et on essaye de le présenter d’une manière plus claire pour le rendre plus intelligible. On l’a « toiletté », comme a dit François Fillon. On a modifié la structure, déplacé des textes et modernisé certaines formulations désuètes. Le « délai-congé » est devenu le « préavis » et « employeur » a été préféré à « chef d’entreprise ».
Mais cette remise en forme n’a pas plus débrouillé le code que la querelle caricaturale dont il est l’objet. Devenu la bête noire du patronat, il est aussi un totem pour la gauche, un symbole chéri, défendu, brandi jusque dans l’Hémicycle comme le 4 juillet dernier, quand les seize députés « insoumis » ont tendu, bravaches, leur livre rouge en signe de protestation contre les ordonnances Macron.

Une clarification s’impose

« Le code est devenu une bible, observe Antoine Lyon-Caen. Il a eu une vie banale jusqu’à ce qu’il devienne, dans la période contemporaine, l’incarnation du droit de travail. » Dans son bureau du cabinet d’avocats Lyon-Caen & Thiriez, dont les fenêtres s’ouvrent sur le boulevard Saint-Germain, à deux pas de l’Assemblée nationale, le juriste, une sommité du monde du droit, éminemment respecté par ses pairs, ne cache pas le navrement que lui inspirent les débats publics autour du code du travail, « devenu l’objet des tensions politiques et sociales ». Il le sait d’autant mieux qu’en 2015, la publication de son ouvrage, Le Travail et la Loi, écrit avec Robert Badinter et qui plaidait pour un code plus clair, moins opaque, a été reçu fraîchement. L’idée est née de l’un de ces déjeuners frugaux et sobres – la signature des repas chez les Badinter – qu’il partage régulièrement avec l’ancien garde des sceaux. « On a évoqué le sort tragique du code du travail et les anathèmes que chacun se lance à son sujet : nous nous sommes dit que nous pouvions tenter de proposer une voie pour le simplifier sans lui faire perdre ses piliers essentiels. » Les deux hommes ont ainsi dégagé cinquante principes fondamentaux sur lesquels pourrait s’appuyer un nouveau code, plus clair, plus lisible, plus efficace, débarrassé de ses textes superfétatoires.
« RECONNAÎTRE LA NÉCESSITÉ D’UNE PROTECTION DES SALARIÉS, C’EST, EN MÊME TEMPS, RECONNAÎTRE L’ASYMÉTRIE DES RELATIONS DE TRAVAIL ET LE POUVOIR PATRONAL. » JEAN-PIERRE LE CROM
Parmi les voix qui se sont élevées contre les projets successifs d’alléger le code, celle de Gérard Filoche a porté. Le socialiste, ancien inspecteur du travail, consacre son temps depuis plus d’une décennie à la défense de ce symbole. On retrouve l’infatigable avocat du livre rouge place de la Nation, sous un magnifique ciel bleu d’octobre. Filoche, en chemisette rose vif et doudoune sans manches, se montre intarissable. Il récite ces phrases, mille fois répétées dans la presse et en manifestation : « Le code du travail est fait de sueur, de larmes et de sang : chaque article, chaque alinéa, chaque décret, chaque arrêté résulte de combats et d’âpres négociations. » Il parle du rapport Villermé sur le travail des enfants, il parle de la catastrophe de Courrières et de ses 1 200 morts, il parle du massacre du code du travail.
Son lyrisme amuse autant qu’il ulcère le petit milieu des historiens spécialistes du droit du travail. Cette discipline, plutôt récente, a remis en cause la vision romantique d’un droit du travail qui ne serait issu que des luttes sociales. « Le code du travail tel qu’il a été pensé était un code des ouvriers puisqu’il a une fonction de protection, explique Jean-Pierre Le Crom. Mais à la fin des années 1970, La Légalisation de la classe ouvrière - L’Entreprise a paru. Dans ce livre, Bernard Edelman, normalien, très influencé par Althusser, aujourd’hui avocat, écrit que le code est un cache-sexe : le fond du code est l’exploitation capitaliste. [Sa formule restée célèbre : “Il n’y a pas de droit du travail. Il y a un droit bourgeois qui s’ajuste au travail, un point c’est tout.”] Ce point de vue radical a été discuté, notamment par Gérard Lyon-Caen [grand spécialiste du droit du travail, il était le père d’Antoine Lyon-Caen]. Lui, parlait de l’ambivalence du droit du travail. C’est-à-dire que reconnaître la nécessité d’une protection des salariés, c’est, en même temps, reconnaître l’asymétrie des relations de travail et le pouvoir patronal. » L’historien Norbert Olszak abonde : « C’est un code du travail, ce n’est pas un code des travailleurs. Il ne s’agit pas d’une législation de classe assurant des avantages aux travailleurs mais d’un ouvrage qui concerne le monde du travail. »

La loi des sièges

Certains articles sont souvent mis en avant par ceux qui veulent tourner le texte en ridicule, soulignant qu’il serait désuet ou inadapté aux réalités du travail au XXIe siècle. Comme l’interdiction de prendre un repas dans les locaux affectés au travail ou, au contraire, l’autorisation de boire « vin, bière, cidre et poiré ». Sur le thème « vous voyez bien que ce gros livre est truffé d’articles inutiles », le « 20 heures » de TF1 a diffusé en 2016 un petit reportage où l’on voyait d’abord un employé manger un sandwich devant son écran (la voix off soulignait que c’était interdit). Puis apparaissait l’économiste libérale Agnès Verdier-Molinié, très en colère contre l’obésité du code du travail : « Je ne connais pas d’entreprise où il n’y a pas des collaborateurs qui viennent de temps en temps avec leur repas pour boucler un dossier urgent. » Et voilà comment en une minute trente, on peut résumer le Code à une compilation de broutilles.
Gérard Filoche, pour tordre le cou à ceux qui n’y voient qu’un ramassis d’articles obsolètes, aime bien prendre l’exemple de l’article R4225-5. Son histoire remonte aux débuts des grands magasins que la marquise de La Tour du Pin aimait tant fréquenter. Émue par les vendeuses qui n’avaient pas de chaises et qui peinaient debout à longueur de journée, elle intrigua tant et si bien qu’elle réussit à obtenir de la Chambre ce qui s’est appelé « la loi des sièges ». Toujours inscrite dans le code du travail, elle indique qu’« un siège approprié est mis à disposition de chaque travailleur à son poste de travail ou à proximité de celui-ci ». On se dit que ça tombe sous le sens, pouvoir s’asseoir. Eh bien non, répond l’ancien inspecteur du travail, qui rappelle que des vendeuses précaires d’un grand magasin parisien se battaient il y a encore quelques mois pour obtenir « le droit de poser leurs fesses ».

Grandes conquêtes sociales

Jean Jaurès, en 1906, lui prédisait cette grande destinée. Celle de devenir le « reflet de la société ». Les articles du code, certes dans une langue austère, parlent bien des grandes conquêtes sociales. Les congés payés et les 40 heures hebdomadaires en 1936. La Sécurité sociale et la médecine du travail en 1945-1946. Le salaire minimum en 1950. Les lois Auroux, en 1982, qui consacrent le travailleur comme une personne à part entière, comme un acteur dans le monde de l’entreprise. Le 4 août 1982, il a le droit à l’expression directe et individuelle. C’est la première fois. Deux siècles après la Révolution française.
Le code est aussi le reflet de la place des femmes dans la société française. Une des grandes questions à la fin des années 1890 était celle de la réglementation du travail des femmes. On leur interdit en 1892 le travail de nuit. On les protège alors au même titre que les enfants, au nom de leur vulnérabilité physique et de la protection de leur moralité. Il faudra attendre 2001 pour que disparaisse cette interdiction. Il ne subsiste comme disposition particulière distinguant les femmes des hommes qu’une curiosité, l’article R4541-9 qui dit que « les femmes ne sont pas autorisées à porter des charges supérieures à 25 kilogrammes ou à transporter des charges à l’aide d’une brouette supérieures à 40 kilogrammes, brouette comprise ». En 1992, une loi condamne l’abus d’autorité en matière sexuelle sur les lieux de travail et en 2015, et c’est une révolution, le terme « sexiste » fait son apparition dans le code du travail.

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La grande offensive contre le code du travail date de la fin des années 1980. Le gouvernement Chirac lance alors les premières mesures de « flexibilité ».
La grande offensive contre le code du travail date de la fin des années 1980. Le gouvernement Chirac lance alors les premières mesures de « flexibilité ». CRAIG CUTLER

C’est à la fin des années 1980 que commence la grande offensive intellectuelle contre le code du travail. Elle coïncide avec la montée du chômage et les débuts des mesures de « flexibilité » engagées par le gouvernement Chirac en 1986. « La contestation du code du travail comme facteur paralysant de la vie des entreprises s’amplifie dans ce contexte de crise », explique Le Goff. Cette année-là, Philippe Séguin, alors ministre des affaires sociales et de l’emploi, défend devant l’Assemblée nationale son projet de suppression de l’autorisation administrative de licenciement. Le 25 avril 1986, un colloque universitaire, organisé à Montpellier, pose, dans son intitulé, cette question provocatrice et ironique « Faut-il brûler le code du travail ? ». La formule fait mouche. Elle est reprise par l’opposition dès le 29 mai suivant, à l’Assemblée nationale. Le communiste Maxime Gremetz lance : « Il ne restera plus bientôt qu’à brûler le code du travail qui sera devenu une coquille vide, privé de toutes les garanties qu’il offre encore aux salariés, lesquels “flexibilisés” et “précarisés” seraient entièrement sous la botte patronale. » Séguin ne lâche rien et rétorque que « le code du travail n’est pas une réalité figée ».
« LA SÉCURITÉ STATUTAIRE DU SALARIÉ PASSE APRÈS LE SOUCI D’EFFICACITÉ ÉCONOMIQUE. » JACQUES LE GOFF
Jusqu’au début des années 2010, la rigidité et la vétusté du code faisaient davantage partie du vocabulaire de la droite que de la gauche. En 2015, François Bayrou, revenant sur son happening télévisé de 2013, notait une nouveauté : « Toute la gauche m’est tombée dessus en disant “mais ce n’est pas possible il s’attaque aux acquis, c’est un homme de réaction ou de régression”. Et il a fallu des mois et des mois pour qu’on en arrive à poser ce principe simple : un code, c’est fait pour être compris. » Deux ans plus tard, sur le même plateau télévisé, Manuel Valls, alors premier ministre, annonce lui aussi sa volonté d’« assouplir le code du travail » pour lutter contre le chômage. Cette même année, François Hollande a parlé d’« adapter le droit du travail aux exigences des entreprises ». Jacques Le Goff observe que le plus frappant, dans les projets de réforme du code du travail, c’est leur caractère déséquilibré : « La sécurité statutaire du salarié passe après le souci d’efficacité économique. » Alors faut-il brûler le code du travail ? Laurence Parisot juge l’autodafé un peu daté, comme si c’était déjà fait, comme si sa bataille idéologique avait été gagnée. Elle voit plus loin. L’ancienne patronne du Medef propose de se mettre à plancher sur un nouveau droit : celui du travail numérique. Et de jeter aux oubliettes ce vieux livre « né dans un univers industriel ». Arthur Groussier appréciera.

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Source ;http://lemonde.fr/m-actu/article/2017/10/27/code-du-travail-le-pave-de-la-discorde.... 

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