Fats Domino est un cas. Merveille de l'art afro-américain, il a été un des premiers à s'imposer auprès du public blanc : lequel ne plaisantait pas dans ces temps point si reculés avec la couleur de peau. Vous y croyez ? Le physique tout rond et la bonté d'Antoine -Domino (né le 26 février 1928 à La Nouvelle-Orléans, en Louisiane), très tôt surnommé Fats (" le gros ", comme Fats Waller), ont énormément contribué à sa légende. Laquelle n'eût été rien, sans un talent de chanteur et de pianiste exceptionnel. Il est mort mardi 24 octobre à Harvey (Lousiane), à l'âge de 89 ans.
Fats Domino a tourné dans le monde entier. Partout où il passe, il enchante. C'est son lot. Il a vendu 65 millions de disques. Or, ce qu'il chante à l'infini, non sans indolence, non sans une paresse délicieuse et un accent bien louisianais, c'est sa ville, La Nouvelle-Orléans :
Walking to New Orleans est son opus majeur.
Blueberry Hill, à la si savante lenteur pour danseurs des débuts du rock'n'roll, son petit retour d'exil. Comme les poètes de l'Antiquité, ceux de La Pléiade, Fats Domino donne une signification universelle à son petit bled d'origine. La nostalgie, la mélancolie souriante, l'impensable chaloupé du rythme font le reste.
Si bien que, Cosimo Matassa, l'ingénieur du son de ses meilleurs tubes, ne se gênait pas :
" Pour -donner à ses 45-tours un peu plus de -tonus, il m'est arrivé souvent d'ac-célérer légèrement la bande au moment de la gravure du disque. " Confidence que l'on lit chez le meilleur spécialiste du rythm'n'blues et de la soul, Sebastian Danchin.
Sur la fin, son public vieillit-il avec lui ? On ne peut pas dire qu'il force le destin, ni qu'il se ruine en traitements pour singer la jeunesse éternelle. Il se laisse gentiment inviter par les festivals internationaux. Montreux lui fait un pont d'or en 1980. Il aime le luxe, les palaces et ces honneurs qui lui sont rendus. Il y joue, sans forcer son talent, au modeste. Partout où il passe, il casse la baraque, célèbre La Nouvelle-Orléans, ses quartiers et ses collines, ses nuages et sa cuisine, descend dans la salle pour chauffer les foules, -sourit comme un saint qui aurait une mission sur terre, celle de rendre heureux, ne lâche jamais le tempo, on lui pardonne tout. Après quoi, il prend le premier avion pour rejoindre sa maison rose et jaune du Ninth Ward et sa femme, Rosemary.
" Antoine le Gros "Pour les scandales, la dope et les désastres, voir ailleurs. Sa seule transgression, elle est de taille, c'est
le crossover, le passage de musique à musique hostile, de public à public, de couleur à couleur, des Noirs aux Blancs, en pleine ségrégation sans gants. Devant la catastrophe causée par l'ouragan -Katrina en 2005, George Bush avait cru bon de se montrer méprisant envers les propositions d'aide internationale : son pays, quoi qu'il pensât des Nègres et quoi qu'il leur fît endurer, a eu bien besoin d'un Antoine Dominique Domino. " Antoine le Gros ", le brave voisin de Ninth Ward, toujours serviable, et de bonne humeur, mais avant tout musicien de premier ordre dans une ville dont la moindre des pertes patrimoniales ne sera pas les instruments de musique et tous ces princes qui savaient les changer en art simple, lent, paresseux, impossible à apprendre et à copier.
Neuvième et dernier enfant d'une famille plus que modeste, Antoine Domino trouve plus de kilos que de cadeaux dans son berceau. Antoine, les voisins l'appellent Fats. Tout petit, il a des rondeurs. Son père taquine le violon pour se détendre, mais sans plus. Lui traîne dans les bars à putes dès l'âge de 9 ans. Le Ninth Ward ne manque pas de tavernes et de pianistes. Les filles sont gentilles et intelligentes. C'est la vie gracieuse.
Voilà pour le piano honky-tonk. Mais vous avez aussi les églises, la transe, le gospel et ces enterrements énergumènes avec désespérance hurlée à l'aller et exultation peu correcte au retour : les saints sont en train de galoper (
When the Saints). C'est toute cette civilisation, cette esthétique précieuse, ce génie, qui débecte les Blancs au pouvoir. On les comprend. Juste à côté, le jazz, né dans les bordels de Storyville et dans sept villes ensemble des Etats-Unis d'Amérique, vient d'émigrer à Chicago. Mais il reste tout de même Harrison Verrett, le beau-frère de Fats Domino, un ancien de chez Kid Ory et Papa Celestin.
Intonations créolesTout ce bastringue glorieux se mixe dans le bon corps bouillant de Fats Domino. La musique, c'est du corps, de l'accueil, des cordes vocales, du don. Son registre est ténor ? Il choisit le ténor. Son goût, les tempi alanguis ? Il choisit la lenteur. Cosimo Matassa pousse un poil le curseur ? Le résultat est terrible : la lenteur subsiste, une imperceptible vitesse s'y ajoute. Fats Antoine Domino, c'est un conteur à qui tout réussit. Pourvu qu'il se souvienne de La Nouvelle-Orléans, et il ne fait que ça !
Le compositeur et arrangeur Dave Bartholomew lui trouve son nom d'arène. Il enregistre
The Fat Man (un blues ancien de Champion Jack Dupree) et fait un carton (1950). Humour, voix chaude, intonations créoles, couleur inconnue, passez muscade ! Plus tard, de succès en succès (
Ain't a Shame, I'm in Love Again), surfant sur les hit-parades noirs, blancs, il déboule à la télévision. Le 2 septembre 1956, invité du " Steve Allen Show " (télé-vision interdite aux
coloured -people), sa gentillesse, sa classe, son intelligence secouent l'Amérique. Les bluesmen ruraux comme Howlin'Wolf ou Muddy Waters font peur : rugueux, " primitifs ", rauques, ils terrorisent – ça, c'est le bouquet ! – de délicieuses classes très moyennes. Les hautes, n'en parlons par : elles les fourrent en prison ou à l'asile, c'est au choix.
Fidélité au quartierOr, Fats Domino, c'est une héroïne de Flaubert. Il lui suffit d'apparaître. Le tout, sans être " sexy ", codé, sans la moindre touche d'épi-lepsie. Non : tel qu'en lui-même. A l'amiable. Comme un bon gros garçon qui a su secouer le cocktail impossible de jazz, rythmes caraïbes et latinos, boogie-woogie, blues et chansonnettes cajun. Le public noir est acquis, le public blanc s'emballe.
Fats Domino rassure. Les radicaux le lui reprochent. En 1963, il quitte Imperial, sa marque de lancement, pour les majors. Comme Ray Charles. Il est de cette pléiade de quartier qui se nomme Professor Longhair, Huey Smith, Allen Toussaint, Lee Dorsey. Sa carrière suit une sorte de long fleuve tranquille au plus haut niveau.
Le fin du fin, c'est sa douceur, son amour de Rosemary depuis l'adolescence, et la fidélité au quartier. Plus un goût sophistiqué du piano, main gauche en roulades, main droite en arpèges, qui ne paie pas de mine, mais que plus personne ne saurait reproduire
. Ses dizaines de disques d'or fignolés avec Dave Bartholomew ? Son
Ain't That a Shame, en tête des charts pendant onze semaines ? Ses succès pour Imperial et plus tard ABC-Paramount ? Son
Walking to New Orleans ? Ce ne sont que " stats ". Elles ne sauraient résumer une vie d'amour chaloupée et dansante. Surtout la sienne, qui aura si bien changé les nôtres.
Francis Marmande
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