La Sociale
Analyses et débats pour le renouveau d'une pensée de l'émancipation
Après le coup d’Etat perpetre contre le peuple grec,
quelques leçons à en tirer
Par Tony Andréani • Internationale • Dimanche 26/07/2015 • 0 commentaires • Lu 137 fois
Ce qui vient de se passer, avec le dernier ultimatum adressé à
la Grèce par le Sommet européen de la zone euro du 12 juin, est d’une gravité
exceptionnelle, qui nous oblige à revoir, si critiques qu’elles aient pu être,
toutes nos vues sur l’Union européenne.
Un coup d’Etat minutieusement préparé
Car il s’agit d’un coup d’Etat, plusieurs analystes politiques
l’ont montré clairement, et pas seulement eux1. L’accord imposé au gouvernement
grec, « un pistolet sur la tempe », en a toutes les caractéristiques.
Au point que, même dans les grands médias, le malaise est palpable et que des
voix y parlent de « l’humiliation » du peuple grec.
Cet accord a été « négocié » en dehors des
instances directement élues (le Parlement européen, les Parlements nationaux
qui n’ont pas été consultés, et qui sont seulement chargés, pour quelques uns,
de la ratification). Il l’a été en petit comité (le triangle Merkel, Hollande,
Tusk), sans y associer d’autres dirigeants européens, sauf dans la discussion
finale. Il a été imposé par 18 membres du Conseil européen contre un, le seul
qui ait consulté son peuple par referendum et qui ait fait voter son Parlement
(en quoi il est ridicule d’opposer « dix huit démocraties à une
seule »).
Comme il n’existait aucune procédure juridique dans les traités
pour effectuer un chantage en bonne et due forme à l’exclusion de la zone euro,
les plus hauts responsables européens ont, tout au long des six mois du
processus de « négociation » qui ont précédé l’accord, délibérément
ou de manière complice, organisé systématiquement la paralysie de l’économie
grecque pour mettre le pays à genoux : on a éludé les propositions
constructives et détaillées que le gouvernement grec avait présentées dès le
début2, on a rajouté constamment de
nouvelles exigences, on a refusé tous les prêts d’urgence, et même un petit 1,
5 milliard pour que la Grèce puisse honorer un premier remboursement auprès du
FMI, on a attendu que les capitaux (ceux des particuliers, résolus ou paniqués,
ceux des filiales des multinationales) quittent la Grèce pour aller se loger
dans les banques allemandes ou françaises, pour proposer (la Commission) un
plan à prendre ou à laisser, « presque signé ». Quand les Grecs ont
dit non à ce plan, on a menacé, en faisant pression sur la BCE, de priver leurs
banques des dernières liquidités qui leur auraient permis d’échapper à
l’insolvabilité, on les a contraintes à fermer, et on a mis l’Etat grec en
situation de défaut de paiement.
Le coup d’Etat a été réussi, parce que le gouvernement Tsipras,
dénué de tout moyen de rétorsion (agiter le défaut sur sa dette aurait été très
mal perçu des opinions européennes et, de toute façon, celui-ci n’aurait pas eu
des effets immédiats), et ne pouvant prendre le risque de voir le pays plonger
dans un niveau de récession inconnu dans l’histoire contemporaine, bien plus
grave que celui de 1929, n’avait plus le choix. Sauf celui d’une sortie de
l’euro, non souhaitée par la population et qui se serait réalisée dans les
pires conditions, mais dont la simple menace, voire un début de mise en œuvre,
eût fait réfléchir nos dirigeants européens. J’y reviendrai plus loin.
Un pays sous protectorat
Pour ce qu’on sait des « réformes » imposées, le texte
de l’accord-dictat du 12 juillet énonce plutôt des lignes générales que des
mesures précises, à l’exception de certaines, dont l’une est proprement
surréaliste dans ce contexte (l’ouverture des magasins le dimanche). Il ne s’agit donc pas d’un
« accord finalisé », avec un catalogue complet, mais d’une série
d’engagements préalable à une négociation que va continuer. On peut cependant
avoir une idée de ce qui va être imposé en lisant les longues pages du document
(les « mesures constructives de détaillées », réclamées par François
Hollande) proposé par le gouvernement grec 3 jours auparavant, avant expiration
du délai de minuit qui lui avait été signifié. Or ce texte, rédigé avec
l’assistance de fonctionnaires français du Trésor, signifiait déjà la capitulation
d’Alexis Tsipras. C’est sur lui que je vais m’appuyer maintenant pour
montrer ce qui attend les Grecs dans les semaines et mois à venir.
Retour sur les propositions faites par Tsipras le 8 juillet
Certaines des dispositions n’étaient rien d’autre que ce
qu’avait proposé le gouvernement Tsipras et commencé à mettre en œuvre, mais il
faut regarder le détail.
S’agissant des réformes fiscales, ce gouvernement avait voulu
imposer plus lourdement les sociétés et les hauts revenus. Propositions
recalées : l’impôt sur les sociétés passera seulement de 26 à 28%, la
progressivité de l’impôt sur les revenus ne sera pas modifiée, mais seulement
rendue plus opératoire. En revanche la Grèce devra prendre des mesures
drastiques contre l’évasion fiscale (alors que l’Union européenne s’est montrée
incapable de les prendre et ne prévoit de le faire timidement que sur plusieurs
années…). Le gouvernement grec voulait relever quelque peu la TVA, le document
annonce un taux généralisé de TVA de 23%, inconnu à cette échelle dans les
autres pays, et ce y compris pour les iles, alors que dans les autres pays
européens il est nul, ou très faible pour compenser l’insularité. Le
gouvernement grec avait bataillé pour que l’énergie y échappe, c’est le seul
point sur lequel il obtient une concession (il sera quand même de 13%). C’est
donc l’impôt le plus injuste, et le plus dépendant de la conjoncture
économique, qui a été privilégié. Et qui a de quoi ruiner le petit commerce, en
particulier dans la restauration.
S’agissant de la sécurité sociale, qui certes présentait de
nombreux défauts en Grèce, il faudra au gouvernement grec se faire assister par
la Banque mondiale. Le système de retraite sera à peu près calqué sur le modèle
allemand (67 ans pour l’âge légal du départ en retraite). Peu de choses sur le
marché du travail, malgré les pressions pour le rendre plus
« flexible », et pour cause : c’est ici le grand désordre en
Europe.
Mais le chapitre des privatisations est beaucoup plus
substantiel. D’abord il faudra rendre les principales banques grecques (trois
étant actuellement majoritairement détenues par l’Etat, via un Fonds Hellénique
de Stabilité, et une quatrième à hauteur de 35,4%) à la propriété privée. Ce
qui est exorbitant du droit européen, qui, depuis le Traité de Rome, n’impose
pas la forme de la propriété, même si les règles de la concurrence vont dans ce
sens. Qui pourrait donc les acheter sinon d’autres banques européennes ?
Seront privatisées la société de distribution d’électricité, la
compagnie de chemins de fer, les ferries, les ports du Pirée et de
Thessalonique, tous les aéroports régionaux, les autoroutes. Autrement dit tout
ce qui fait le système nerveux de la Grèce, un pays qui ne produit pas toute
son énergie électrique et qui est plus qu’aucun autre dépendant des transports
(comme porte d’entrée des marchandises en Europe du Sud et comme pays
touristique). Ce qui reviendrait à mettre tout le pays sous la dépendance des
capitaux étrangers, car on ne voit pas, sauf exception, les capitaux privés
grecs capables de telles acquisitions3. Et ce qui en fera un cas
particulier en Europe, où aucun pays n’est allé aussi loin dans les
privatisations.
Venons en à la déclaration du sommet de la zone euro du 12
juillet4
La liste des réformes exigées est beaucoup plus courte, car il
ne s’agit que d’un début. Par exemple il y est seulement parlé « d’une
rationalisation du régime de TVA », d’une réforme des retraites
« mettant en œuvre la clause de déficit zéro », de la privatisation
de l’opérateur du réseau de distribution d’électricité, d’un
« renforcement de la gouvernance du HFSF ». Dans les autres domaines
il s’agira de normaliser l’économie grecque, en matière de droit du travail, de
marché des produits, c’est-à- dire de l’aligner sur le droit européen et sur
« les meilleures pratiques internationales », telles que celles
définies par l’OCDE, notamment en matière de professions réglementées et de
droit de la concurrence.
On peut néanmoins gager que l’Eurogroupe (celui des Ministres
des finances) et les « institutions » (Commission européenne, FMI,
BCE) ne manqueront pas de rappeler au gouvernement Tsipras ses propositions,
quand la négociation va véritablement commencer.
Ce sera le cas en particulier pour les privatisations, si l’on
en juge par le montant ahurissant attendu de ces privatisations énoncé dans la
déclaration : 50 milliards d’euros, ce qui équivaudrait en France à 600
milliards. Ce montant, est-il précisé, sera versé dans un Fonds spécial dit de
sauvegarde (qui devait même initialement être logé au Luxembourg, idée
abandonnée sous l’insistance d’Alexis Tsipras et tant elle faisait mal dans le
tableau), lequel servira pour un quart au remboursement de la dette, seul un
quart étant destiné aux investissements (la moitié restante allant à la
recapitalisation des banques grecques). A noter ici que Tsipras avait déjà
accepté, contraint et forcé, le programme précédent de privatisations, avec
quelques petites modifications, mais à condition qu’elles servent à l’économie
réelle. Peine perdue. Il lui a également fallu se battre, pendant la nuit du 12
juillet, pour obtenir le quart destiné aux investissements, Mme Merkel ne
voulant pas dépasser le cinquième.
Mais la grande nouveauté est la suivante : ces mesures
devront certes être votées - pour que le coup d’Etat soit moins flagrant - par
le Parlement grec, mais « le gouvernement grec aura dû « consulter
les institutions (créancières) et convenir avec elles de tout projet législatif
dans les domaines concernés dans un délai approprié avant de le soumettre à la
consultation publique ou au Parlement ». Autrement dit, le Parlement ne
pourra plus y changer un iota, introduire le moindre amendement. Et, s’il ne
les vote pas, tout sera remis en question. En outre les mesures sont édictées
pour une mise en œuvre selon un calendrier précis, quelles que soient les
circonstances.
Il n’a pas d’autre mot, la Grèce est ainsi mise sinon en
condition de colonie, du moins de protectorat. On n’avait jamais vu cela, même
lors des conditions imposées à l’Irlande et au Portugal. Il ne s’agit plus d’un
contrôle ex post, mais d’un contrôle ex ante. L’assujettissement du pays, la
suppression de ses dernières parcelles de souveraineté ont été si flagrants
qu’ils ont suscité malaise et réprobation dans toute l’Europe. Témoin cette
réaction du directeur de l’Institut Jacques Delors, Yves Bertoncini :
« Nous n’avons pas construit l’Europe pour en faire l’Europe-FMI, ni pour
mettre les peuples sous tutelle ». C’est peut-être un député Vert au
Parlement européen qui a eu les mots les plus durs : « Il a été
décidé d’implanter à Athènes une Kommandantur, sans y envoyer les
parachutistes. C’est un attentat contre la démocratie »5.
Dernière expression du coup de force : l’accord prévoit que
le gouvernement grec annule des mesures déjà adoptées par lui depuis six mois,
et que « soient introduites des réductions quasi automatiques des dépenses
en cas de dérapages par rapport à des objectifs ambitieux d’excédents
primaires, après avoir sollicité l’avis du conseil budgétaire et sous réserve
de l’accord préalable des institutions », ce qui signifie que le budget
devra être nécessairement en excédent et que l’on devra couper tout ce qui
réduirait cet excédent. On va ainsi au-delà ce que prescrit le Traité sur la
stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), pacte obligatoire pour les
pays de la zone euro, qui autorise un déficit de 0,5% de déficit structurel6. Gageons que l’on commencera par
les dépenses de personnel dans l’administration et dans l’armée7. Ainsi la mise sous tutelle
est-elle aussi rétroactive et généralisée.
Les auteurs du coup d’Etat et leurs mobiles
Ce sont d’abord les Etats créanciers, qui veulent se voir
rembourser leurs prêts, et percevoir les intérêts. Il faut le dire et le
redire, ces prêts (les prêts unilatéraux, les prêts du Fonds européen de stabilité)
n’ont été aucunement des « aides ». Certes l’Etat grec aurait dû
payer encore plus cher, s’il avait dû s’adresser aux marchés financiers qui se
défiaient de lui, mais les intérêts versés aux Etats européens sont plutôt une
bonne affaire pour eux (ils y ont gagné déjà des centaines de millions), même
s’ils ont dû de leur côté payer des intérêts en empruntant (auprès des marchés
financiers) pour prêter8. On pourrait véritablement appeler
« aides » l’affectation de fonds structurels venant du Budget
européen ou des prêts à 0%, mais tel n’est pas le cas. La BCE a aussi
indirectement participé au coup d’Etat, en laissant en 2014 les banques
nationales qui la composent ne pas reverser à la Grèce les intérêts récoltés
sur les bons du Trésor grec qu’elle a achetés. Ces intérêts ont représenté la
modique somme de 2 milliards d’euros par an ! C’est seulement en 2013
qu’il a été décidé de retourner à la Banque centrale grecque 2 à 3 milliards
d’euros. Pour 2014 la Grèce attend toujours, malgré la demande faite en ce sens
par le gouvernement Tsipras.
Généreusement le Conseil, dans sa déclaration du 12 juillet, énonce
que « l’Eurogroupe est prêt à envisager, si nécessaire, d’éventuelles
mesures supplémentaires (un allongement éventuel des périodes de grâce et des
délais de remboursement) », mais ceci « dans le cadre d’un éventuel
programme futur du MES », autrement dit non pour les prêts passés, mais
pour les prêts à venir, tout cela étant est subordonné à la mise en œuvre
intégrale des mesures imposées.9 Mais
« l’on ne peut opérer de décote nominale sur la dette ». L’Allemagne
et ses satellites ont été intransigeants : il n’est donc pas question
d’annuler une partie de la dette, contrairement à ce que préconise le FMI (non
pour lui, mais pour les autres créanciers). C’est une question de principe, car
on n’ignore pas que la Grèce ne pourra jamais totalement l’honorer.
A ce propos encore on a dit et répété à satiété que les
contribuables européens ne veulent plus payer « pour les Grecs » (on
a avancé par exemple le chiffre de 600 euros par contribuable français). Or, 1°
sur les 207 milliards prêtés à la Grèce de 2010 à 2013, 101 ont été versés
directement aux banques européennes et américaines. On a donc beaucoup aidé ces
banques, un peu les banques grecques en les recapitalisant (58 milliards) et
très peu la population ; 2° la dette grecque a déjà été comptabilisée dans
les dettes publiques des Etats européens, si bien qu’une annulation ne
signifierait aucun euro supplémentaire de la part du contribuable ; 3°
seule une annulation des dettes à venir aurait un nouvel impact sur les
finances publiques des Etats prêteurs, qui ont d’autres moyens que l’impôt pour
y faire face ; 4° le renoncement aux intérêts à venir aurait un coût de 1
à 3 euros par contribuable adulte, et 5° les intérêts déjà versés par l’Etat
grec ont quelque peu épongé le capital prêté. L’intox a atteint ici des
proportions inouïes.
Enfin, toujours à propos de la dette, les Européens sont
responsables de son accroissement jusqu’à atteindre 175% du PIB, par la
politique d’austérité qu’ils ont imposée à la Grèce au long des dernières
années. Je n’ai pas ici la place pour reprendre tous les arguments qui ont
montré que cette dette était illégale, illégitime et odieuse10.
Disons simplement que c’est au créancier d’estimer les risques d’insolvabilité
de son client. Or les mesures imposées à la Grèce lors des gouvernements qui
ont précédé celui d’Alexis Tsipras ont eu l’effet inverse de celui annoncé (une
petite et courte récession suivie d’une reprise grâce à ces mesures censées
améliorer sa compétitivité), puisqu’elles ont entraîné une récession du quart
du PIB. Le FMI lui-même a fait son mea culpa dans cette affaire, reconnaissant
les dégâts provoqués par le dit « ajustement structurel ». Mais les
dirigeants européens n’ont jamais voulu reconnaître leur erreur ou leur
légèreté, l’affaire de la dette grecque ressemblant beaucoup finalement à celle
des subprimes.
Deuxième raison du coup d’Etat, et nombreux sont ceux qui en
conviennent : il fallait faire tomber ou capituler le gouvernement
Tsipras, non seulement parce que cette gauche était insupportable aux droites
européennes, mais encore parce qu’il avait eu le culot de dire qu’une autre
orientation et une autre politique étaient nécessaires pour l’Europe. Il
opposait ainsi à une Europe antidémocratique, prônant les « doctrines du
néolibéralisme le plus extrême » et conduisant à une Europe à deux vitesses,
avec un centre et une périphérie, une « Europe de la solidarité, de
l’égalité et de la démocratie ». Et il disait le 2 juin : « La
Grèce est la première victime. Elle est déjà présentée comme le mauvais exemple
que les autres Etats et peuples européens ne devraient pas suivre »11.
La suite a montré que ce jugement était en dessous de la vérité.
C’est ici le lieu de se poser la question : pourquoi la
droite allemande, a-t-elle, malgré quelques voix dissonantes, menacé de faire
sortir de force la Grèce de la zone euro, alors que l’ardoise aurait quand même
été lourde pour les finances allemandes, la Grèce pouvant alors répudier toutes
ses dettes ? Simple moyen de pression, ou bien volonté délibérée, comme
c’était le cas, apparemment, du ministre Schäuble, qui ne voulait pas avoir à
financer un troisième programme de prêts à la Grèce et n’envisageait
qu’une restructuration très limitée des dettes antérieures? Je n’ai pas le fin
mot, mais je crois que l’objectif prioritaire de cette droite était, quelles
que puissent être les pertes, de continuer à imposer sa conception de la zone
euro, qui en faisait la puissance dominante et qui lui apportait tant de
bénéfices. Il fallait expulser le mauvais élève, avant qu’il ne donne le
mauvais exemple à d’autres pays européens, et pas seulement en matière de
dettes. Si Angela Merkel a finalement décidé de garder la Grèce dans la zone euro,
contre la majorité de son parti et contre son ministre des Finances, c’est sans
doute moins parce qu’elle a craint des effets délétères sur la zone, les
marchés financiers n’ayant guère réagi, que parce qu’elle n’a pas voulu
apparaître comme la responsable de son expulsion, ce qu’on n’aurait pas manqué
de lui reprocher un peu partout en Europe. C’est aussi parce qu’il y a eu une
forte pression états-unienne, l’administration d’Obama ne souhaitant pas une
zone euro en proie à des turbulences et désirant garder l’atout géo-stratégique
d’une Grèce ancrée dans l’OTAN, lui apportant de nombreuses facilités et
abritant l’une de ses bases navales.
Troisième raison, plus sordide, du coup d’Etat : imposer
les réformes qui permettraient de faire main basse sur l’économie grecque,
c’est-à-dire acheter tout ce qui sera privatisé (mais il y aura des
concurrents), investir sans entraves dans un pays à bas salaires, et rendu
d’autant plus demandeur d’investissements étrangers qu’il sera affaibli,
s’emparer de la manne touristique en y multipliant clubs de vacances et hôtels
de luxe, et en le forçant à privatiser des plages, à défaut d’iles entières.
C’est un commentateur politique de France 2 (François Langlais) qui n’a pas
hésité à le dire : il s’agissait finalement de transformer la Grèce en un
grand centre de villégiature et de vacances pour riches retraités du Nord.
Et le gouvernement français, dans tout ça ?
Il avait une carte maîtresse en mains : mettre son veto,
d’abord au sein de l’Eurogroupe, puis au Conseil. On la lui a proposée (Thomas
Piketty en particulier). Il n’a pas voulu la jouer. La France risquait-elle
d’être mise en minorité ? Sans doute, même s’il est vraisemblable que
l’Italie et la Belgique au moins se seraient abstenues. Et alors ?
Imagine-t-on un seul instant qu’une majorité hostile aurait pu imposer à la
France le coup d’Etat contre la Grèce ? François Hollande assure avoir
sauvé la place de la Grèce dans la zone euro, et lui avoir évité
« l’humiliation » d’un Grexit, faisant bon marché de l’humiliation du
coup de force subi. L’homme du perpétuel compromis a-t-il manqué de
courage ? Trêve de psychologie. Il voulait, et il ne s’en est pas caché,
éviter de payer la facture d’un défaut de la Grèce sur sa dette. Il voulait
surtout ne pas dévier de sa politique, à lui, d’ajustement structurel dans son
propre pays, après avoir accepté aux lendemains de son investiture, sans
rechigner, le dictat allemand du Traité sur la stabilité, la coordination et la
gouvernance de la zone euro (le TSCG). Car ce traité est en ligne avec sa
politique sociale-libérale, une orientation qui a toujours été la sienne. C’est
peu dire que le « modèle allemand » l’a fasciné, à l’unisson de la
droite française. Ce qu’on sait des négociations à Bruxelles, et de ses
tête-à-tête avec Angela Merkel, montre que, à aucun moment, il n’a menacé de
claquer la porte. N’oublions pas qu’il a donné au gouvernement grec la corde
pour se pendre en cautionnant implicitement les propositions faites par Tsipras
le 8 juillet (cf. supra). Il faut noter ici que la social-démocratie européenne
(si l’on peut encore l’appeler ainsi) a été à peu près aussi intransigeante que
la droite allemande. C’est le cas de Sigmar Gabriel, président du SPD et
vice-chancelier, qui a multiplié les déclarations contre un gouvernement grec
« en partie communiste », proche du honni Die Linke. François
Hollande, l’histoire le confirmera, a fait partie de la Sainte Alliance qui a
bafoué la démocratie grecque (n’a-t-il pas, sortant du rôle qui aurait dû être
le sien, appelé à voter oui au referendum grec ?) et organisé le coup
d’Etat. Le paradoxe est que, finalement, ce fut la Commission qui a essayé de modérer
les ardeurs des faucons, et qui, après avoir été mise sur la touche lors des
« négociations » finales, a déploré (en voix off) la dureté des
réformes imposées à la Grèce et sa mise sous tutelle.
Première conclusion : il n’y a plus d’autre option salvatrice
pour la France que de sortir de la zone euro.
Je m’exprime maintenant à titre plus personnel. Cela fait une
quinzaine d’années que je m’attache au dossier européen. Pour une raison
essentielle : la politique de notre pays dépend, au moins depuis l’Acte
Unique de 1986 et en tous cas depuis le Traité de Maastricht, de son engagement
dans la construction européenne. J’ai milité, en 2005, pour le non au Traité
constitutionnel, et, comme beaucoup de Français, je réalise aujourd’hui à quel
point j’ai eu raison. Quand la crise de l’euro est survenue, je me suis demandé
si l’union monétaire était viable, et j’ai repris ma réflexion sur les
institutions politiques, non seulement au sein de la zone euro, mais dans
l’Union toute entière. J’ai consigné l’ensemble de ces réflexions dans un petit
opuscule, où je faisais aussi des propositions12.
Sur la question de l’euro, j’avais bien noté tous les arguments
qui montraient que l’union monétaire n’était pas viable, sauf sous certaines
conditions. Pour aller vite, l’idée centrale qui me convainquait était qu’une
telle union supposait un Etat sinon fédéral, du moins quasi-fédéral : dans
un ensemble de pays très hétérogène, dominé par ceux qui contrôlaient tous les
secteurs stratégiques et qui ne pouvait échapper à la spécialisation, la seule
solution était de réaliser une « union de transferts », permettant,
grâce à un très important budget européen, de compenser les inégalités de
développement et les disparités résultantes en matière salariale et sociale, et
de parer enfin aux risques de faillite. Je disais que c’était improbable, mais
pas infaisable. Aujourd’hui les choses sont claires, et la messe est dite.
Cette union ne verra jamais le jour. La solidarité est un vain mot, le coup
d’Etat contre la Grèce devant achever de nous en convaincre.
En fait, dès le départ, la construction européenne était faite
pour la maintenir la solidarité a minima. La fameuse clause no bail out, contenue dans les
Traités, interdit à un ou des Etats d’en aider un autre. C’est seulement quand
la zone euro a été au bord de l’éclatement qu’ont été mis en place un Fonds,
puis un Mécanisme européen de stabilité, qui empruntent collectivement, au
prorata des moyens de chaque Etat, pour prêter aux pays qui sont en difficulté
(à noter que la Grèce y a aussi participé en y mettant sa part de capital). La
Banque eentrale européenne était aussi interdite de prêter aux Etats,
c’est-à-dire de leur acheter directement des obligations. Il a fallu que
l’Allemagne s’alarme vraiment de la déconfiture de certains Etats, qui menaçait
les débouchés qu’elle y trouvait, pour accepter que la BCE achète sur le marché ces obligations, et ceci finalement
sans se fixer de limites, ce qui a calmé les inquiétudes, et donc les exigences
des marchés financiers. Mais il est clair qu’elle n’ira pas au-delà (on sait
qu’elle a refusé sans appel la création d’euro-obligations).
Créer un budget européen de grande ampleur, par le biais d’un
impôt européen (il est actuellement de 1% du PIB de chaque pays, contre 20%
pour le budget fédéral états-unien), aurait représenté une ponction importante
sur le budget allemand. Néanmoins l’essentiel n’est pas là : l’Allemagne
n’a rien à faire de cette zone euro solidaire, parce qu’elle ne correspond pas
du tout à sa conception. Pour elle il est bon que les Etats européens soient en
compétition sur tous les plans, la concurrence étant sa religion et ne devant
pas se limiter aux entreprises. La démocratie doit se plier à cette règle
suprême, et un Etat n’a d’autre mission de la rendre aussi réglée et parfaite
que possible.
Cette forme de néo-libéralisme, qui s’appelle ordo-libéralisme,
débouche sur une étrange conception de la démocratie : on vote les règles
de la concurrence parfaite, puis on n’a plus le droit de les remettre en cause.
Et il vaut mieux les confier à des sages qu’à des peuples. On ne l’a guère
remarqué, mais l’Union, et plus nettement encore la zone euro, ressemble
étrangement à l’idée que se faisait Hayek d’une démocratie limitée, et sa
construction politique à la Constitution qu’il préconisait. Pour ce dernier il
devait y avoir une Assemblée législative, composée de personnes d’âge mûr et
chargée d’élaborer des « règles de juste conduite », personnes élues
certes, mais non soumises aux pressions populaires. C’est, dans l’Union
européenne, le rôle dévolu à la Commission, qui a le monopole de l’initiative
des lois, et au Conseil (des chefs de gouvernement), qui les vote, les deux
travaillant en fait la main dans la main. Il devait y avoir aussi une Assemblée
gouvernementale, qui ne pouvait agir que dans le cadre de ces lois. C’est, dans
l’Union européenne, le rôle imparti au Parlement européen, qui ne peut être que
co-législateur, et seulement dans certains domaines, et celui concédé aux
Parlements nationaux, qui ne peuvent que transcrire les directives européennes
et ne légifèrent plus que dans le cadre de compétences restreintes. Exemple de
règle de juste conduite : la règle d’or budgétaire, qui a valeur
constitutionnelle dans le régime politique de l’Allemagne, et que celle-ci a
réussi à imposer aux autres pays de la zone euro avec le Traité sur la
stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), et même à la
quasi-totalité des autres13.
Ce qui s’est passé avec la Grèce montre bien comment tout cela
fonctionne : au nom des règles européennes, le Conseil, sans même
consulter le Parlement européen, lui a dicté sa politique, son Parlement
n’ayant plus qu’à obtempérer.
Je ne dis pas que l’Allemagne n’a pas un régime démocratique.
Dans ses modalités d’exercice, il l’est même bien plus que le régime français.
Je dis qu’il s’agit d’une démocratieauto-limitée. C’est particulièrement
net donc en ce qui concerne le budget, lequel doit être obligatoirement en
équilibre, selon le principe : on ne dépense jamais au-dessus de ses
moyens. Pour expliquer ce sacro-saint principe, des commentateurs ont invoqué
l’esprit protestant de ce pays, ainsi que celui d’autres pays du Nord, selon
lequel la dette est une faute (un même mot en langue allemande), alors que,
dans les pays catholiques, plus cigales que fourmis, la dette ne l’est pas. Je
crois que la réalité est plus triviale, même si la connotation religieuse a pu
être exploitée. Les Allemands, depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale,
n’ont pas varié d’un iota : l’Etat, sous la pression d’une Assemblée, ne
doit pas intervenir dans l’économie, il n’est là que pour veiller à son bon
fonctionnement, et, corollairement, la dépense publique doit être surveillée et
l’administration et le secteur public au maximum réduits. C’est ce qui vient
d’être rappelé aux Grecs, avec la plus grande sévérité, eux qui ont eu le tort
d’avaliser les règles.
Or ce qui vaut pour l’Allemagne est bon pour la zone euro. Il
n’est donc pas question de mettre plus d’argent dans un budget européen, dont
on n’est pas sûr de surveiller l’exécution. Exit toute Union de transferts.
L’euro sera allemand, ou ne sera pas. En outre il présente des avantages
précieux pour l’Allemagne : il empêche les autres Etats de la zone de
dévaluer, et de concurrencer ainsi ses produits ; comme euro fort, ce à
quoi la BCE doit veiller en le rendant attractif pour les capitaux étrangers,
elle lui permet d’acheter bon marché aux pays de l’Est, qui ne sont pas dans la
zone, les composants des produits qu’elle assemblera et exportera. Seul
inconvénient : l’euro fort déprime les autres pays de la zone, qui sont
ses clients pour 40% de ses exportations.
Deuxième conclusion : il ne sera pas facile de sortir de
l’euro
Le gouvernement grec vient d’en faire, involontairement, la
démonstration. S’il avait voulu sortir « à chaud » de la zone euro,
il se serait trouvé devant de très grandes difficultés. D’abord la Grèce était
fortement endettée par rapport aux autres Etats de la zone euro, et ceux-ci, en
cas de sortie décidée par lui de la monnaie unique, auraient exigé plus que
jamais le remboursement du capital et les intérêts en euros, les emprunts grecs
ayant été souscrits en droit anglo-saxon. Ensuite elle a été économiquement
étranglée par la BCE, qui a conditionné ses prêts d’urgence à l’acceptation de
l’accord léonin (et continuera à le faire pour la suite des négociations). En
troisième lieu, elle est un pays structurellement moins exportateur
qu’importateur (sauf depuis la crise, qui a fait chuter les importations), donc
qui a moins à attendre qu’un autre d’une dévaluation. En quatrième lieu une
dévaluation aurait fait fuir les capitaux qui restaient dans le pays, et aurait
inquiété, de peur d’une réitération, d’éventuels investisseurs étrangers, dont
elle aurait eu besoin pour relancer son économie. Enfin elle n’avait guère les
moyens de se financer sans faire appel aux marchés financiers, qui lui auraient
demandé des primes de risque exorbitantes. En effet, les citoyens grecs étant
trop appauvris pour acheter massivement des bons du Trésor, et les
établissements grecs en ayant déjà beaucoup souscrit, il ne restait plus guère
que la Banque centrale grecque pour financer l’Etat, et ceci sans alimenter
l’inflation. C’est pourquoi je suis sceptique sur le plan B auquel aurait
travaillé dans l’urgence Varoufakis avec une équipe. Ce plan consistait à payer
les dépenses publiques avec des reconnaissances de dette en euros, à annoncer
une décote sur la dette, et enfin à prendre le contrôle de la Banque de Grèce.
C’était une sortie de l’euro sans le dire, qui permettait d’éviter l’asphyxie.
Les autres Etats de la zone n’auraient pas manqué de déclarer que la Grèce
s’était exclue d’elle-même de la zone euro et qu’elle n’avait qu’à en souffrir
les conséquences. La récession se fût brusquement aggravée (pas forcément pire
que celle qui va venir), et la population en aurait accusé le gouvernement,
pendant que les autres Etats auraient dit : voyez ce qu’il en coûte
d’abandonner l’euro. Mais cela ne veut pas dire que la Grèce n’aurait pas
intérêt à sortir de l’euro « à froid » J’y reviens plus loin.
Les autres pays européens ne sont heureusement pas dans cette
situation. Ils ne sont plus endettés vis-à-vis de leurs
« partenaires » (l’Irlande et le Portugal sont sortis de ces
« aides », l’Espagne s’est bien gardée de demander des prêts
directs), ou ne l’ont jamais été, comme la France. S’ils ont des capacités
exportatrices, une dévaluation peut stimuler leur économie. Des pays de la
taille de la France ou de l’Italie pourraient largement s’autofinancer, en
faisant appel, comme le Japon, à l’épargne nationale, et en contraignant les
établissements financiers résidents à souscrire un pourcentage important
d’obligations publiques. Néanmoins les difficultés d’une sortie de l’euro seraient
considérables.
D’abord il faut convaincre la majorité de la population de son
impérieuse nécessité. On l’a bien vu, les Grecs souhaitaient dans leur majorité
conserver l’euro. Les gens en effet ont mis beaucoup de temps à s’habituer à
cette nouvelle monnaie et ils apprécient les facilités qu’elle lui offre quand
ils sortent du pays et pour les transactions avec d’autres pays de la zone
euro. Il faudrait donc une longue pédagogie pour leur expliquer que ces
avantages sont peu de choses par rapport aux contraintes que fait peser
l’appartenance à la zone euro sur l’économie nationale (en l’occurrence les
multiples effets sur leur vie quotidienne des politiques d’austérité induites
par la règle d’or budgétaire, par l’euro fort etc.). D’une manière générale les
entreprises verront surtout les coûts de transaction liés aux opérations de
change, les complications liées à ces opérations et à la variation du cours de
la monnaie (un effet pénalisant sans aucun doute). Elles supporteront mal, tout
comme les consommateurs, le renchérissement des marchandises importées en cas
de dévaluation. Enfin les grandes entreprises, et particulièrement les
multinationales, qui produisent surtout à l’étranger, seront vent debout contre
une dévaluation de la nouvelle monnaie, qui ne les rendra plus aussi
compétitives. Il faudra donc convaincre, mais l’obstacle n’est pas
insurmontable, car l’euroscepticisme, comme on dit, a gagné de larges couches
de la population. En France le succès de Front national en témoigne à sa
manière, et même une partie de la bourgeoisie, pas seulement souverainiste, est
réticente devant les contraintes imposées (plusieurs députés du groupe des
Républicains ont voté contre l’accord imposé à la Grèce, et pas uniquement,
semble-t-il, pour « ne plus payer pour les Grecs »). Ce qui me paraît
le plus préoccupant, c’est la manière de sortir de l’euro sans dommages. Et ce
qui est encore plus sérieux, c’est que cela est impossible sans violer les
Traités, non seulement pour ce qui concerne l’euro, mais encore des principes de base
de l’Union européenne elle-même, comme on va le voir
Là, je poserai davantage des questions que je ne proposerai des
réponses, tant ma compétence est faible.
1° D’abord doit-on annoncer que la nouvelle monnaie, le nouveau
franc en l’occurrence, décrochera tout de suite de l’euro ? Un
décrochement qui signifiera une dévaluation, puisque ce serait là l’avantage
économique le plus tangible (cela permettrait de doper les exportations). Le
risque d’une sortie massive des capitaux serait énorme, la situation en Grèce
en a fait foi. D’ailleurs on dit souvent qu’une dévaluation ne peut réussir que
si elle n’est pas annoncée. Pour stopper l’hémorragie, il faudrait instaurer un
contrôle des changes rigoureux, mais ce serait déjà bien tardif. En réalité ce
contrôle devrait être annoncé avant la dévaluation pour rassurer la population,
pour lui faire savoir que toutes les précautions seront prises, que la nouvelle
monnaie ne risquera pas les attaques spéculatives qui ont eu raison du SME et
qui ont entraîné des crises très graves dans d’autres pays. Mais cette annonce
fera elle-même fuir les capitaux avant la mise en place effective du contrôle,
d’autant plus que le passage à la nouvelle monnaie prendra nécessairement du
temps. Aussi n’est-il pas plus préférable de déclarer que la parité avec l’euro
sera maintenue pendant une période transitoire de x temps, quitte à perdre
pendant ce temps tous les avantages d’une dévaluation ? Ne serait-ce pas
là une condition pour qu’une « sortie à froid » de l’euro
réussisse ?
2° Deuxième question : ne devrait-on pas conserver par la
suite le contrôle des changes ? Il me semble que ce serait une nécessité,
et pas seulement pour contrer les attaques spéculatives. En effet c’est le
meilleur moyen pour réorienter les capitaux vers l’économie réelle et les
détourner de la finance spéculative.
Le contrôle des changes, défendu par Keynes (sauf pour les
investissements directs étrangers) a, rappelons-le, fonctionné pendant toute la
période de l’après guerre (il n’a été aboli en France qu’en 1989), et il a
protégé les économies, pourtant déjà largement ouvertes, des grands vents de la
spéculation internationale. Mais le triomphe du néo-libéralisme en a eu raison.
Le FMI a imposé sa suppression, en échange de son aide, aux pays en voie de
développement. En Europe l’Allemagne a également poussé à son abolition,
désireuse de se servir des marchés financiers pour faire adopter aux autres
pays européens les normes de l’ordolibéralisme. Le résultat a été l’envol de la
finance spéculative et la progression géométrique des produits dérivés pour
couvrir les risques de change, soit une énorme ponction sur les profits générés
par l’économie réelle. Donc, si l’on veut inverser ce mouvement, prévenir les
bulles spéculatives et les crises de plus grande ampleur, telle que celle de
2008, le contrôle des changes apparaît comme une nécessité permanente (il
faudrait notamment bloquer la circulation des capitaux à très court terme et
les produits dérivés les plus nocifs). Mais, voilà, le contrôle des changes esttotalement
contraire aux Traités, qui ont posé comme principe intangible la libre
circulation des capitaux. Il n’a été admis (pour Chypre) qu’à condition
d’être temporaire.
3° Je ne sais pas bien comment l’on peut faire pour éviter la
constitution d’un marché noir de la devise étrangère (l’euro principalement
dans notre hypothèse), comme les exemples latino-américains l’ont illustré.
Mais si l’on annonçait que la parité entre la nouvelle monnaie (qui pourrait
s’appeler euro-franc) sera maintenue pour une durée déterminée, avant un
réexamen selon des critères précis, comme je le suggérais, le risque de ce
marché noir pourrait, me semble-t-il, être évité au moins pendant cette
période, en même temps que le risque inflationniste.
4° Les banques et autres établissements financiers seront,
naturellement, totalement hostiles au contrôle des changes et feront tout pour
le faire supprimer. Dans ces conditions ne serait-il pas nécessaire d’en
prendre le contrôle, par une nationalisation ou des prises de participation
majoritaires ? Mais avec quelles ressources financières et quand ?
Tout de suite ou progressivement ? Ceux qui prônent une sortie de l’euro
pensent que la seule perspective d’une nationalisation, ou même d’une
restriction de leurs activités financières via des mesures législatives et le
contrôle des changes, va inciter leurs actionnaires à vendre au plus vite leurs
parts, et que leur valeur va de ce fait s’effondrer, ce qui permettrait leur
rachat à vil prix. Il n’empêche : cela demandera beaucoup d’argent,
surtout dans un pays, comme la France, dont les banques sont parmi les plus
grandes du monde. Par ailleurs, quelle sera l’attitude des banques mutualistes,
elles aussi engagées dans la finance de marché, face au contrôle des
changes ?
5° Il faudrait montrer qu’il y a bien d’autres avantages d’une
sortie de l’euro, même s’ils ne sont pas immédiats, notamment celui de
retrouver une souveraineté budgétaire. Dans mon opuscule, je soutenais l’idée
que, même si l’on ne quittait pas la zone euro, on devrait récupérer la liberté
pour la banque centrale nationale de financer les investissements d’avenir, ce
qui allait déjà contre la partie des Traités concernant la zone euro et le
pouvoir illimité de la BCE. Aujourd’hui je pense que le casus belli serait
total. C’est donc toute la souveraineté budgétaire qu’il faut recouvrer en
sortant de l’euro.
6° Si l’on veut sortir des programmes d’austérité et permettre à
l’investissement de redémarrer, même et surtout en cas de déficit budgétaire
(c’est dans ce cas qu’il est le plus important de relancer la croissance), on
doit s’émanciper des critères du pacte de stabilité. Mais ceci signifie une répudiation du TSCG, un traité qui n’est certes qu’un
traité intergouvernemental et qui n’est obligatoire que pour les pays de la
zone euro, mais qui a été adopté par tous les pays de l’Union, sauf la Grande
Bretagne et la Tchéquie. Le gouvernement grec avait mis dans son programme
l’exclusion de l’investissement public des restrictions prévues par le pacte de
stabilité et de croissance. Sage idée, mais cette révision partielle du pacte
était inacceptable pour le dirigeants européens. Il faudra donc sortir du TSCG,
quitte à revenir un jour, si l’on voulait reconstruire une zone euro, à une
autre forme de coopération budgétaire.
7° Pour ne pas retomber sous la dépendance des marchés
financiers, il faudra emprunter les voies connues et déjà pratiquées autrefois
ou ailleurs : faire acheter par la Banque centrale nationale une partie
des obligations souveraines (une création de monnaie qui ne doit pas être
inflationniste), les proposer aux épargnants nationaux, voire leur en imposer
l’achat en fonction des moyens de chaque contribuable (un « emprunt
forcé » donc), et enfin contraindre les établissements financiers, à
commencer par les banques, à en souscrire une portion déterminée à un prix fixé
par le gouvernement. La deuxième voie ne pose guère de problème dans un pays
comme la France, où l’épargne nationale est abondante (19% contre 6% en Grèce).
La troisième est plus délicate : les établissements financiers étrangers
pourraient décider de quitter, au moins partiellement, le territoire français,
qui ne pèse pas aussi lourd dans leurs affaires que, par exemple, le territoire
états-unien. Je ne suis pas à même d’évaluer ce risque, mais je pense qu’il
faut le prévoir.
8° Les difficultés techniques d’une sortie de l’euro sont, en
comparaison, bien légères. Sortir de l’euro signifie aussi sortir la Banque
centrale nationale du système des banques centrales européennes, c’est-à-dire
de la BCE. Cette banque émettra d’abord de la monnaie scripturale. Comme la
France dispose des moyens d’imprimer la nouvelle monnaie (c’était le cas aussi
en Grèce), la Banque de France pourra aussi alimenter l’économie nationale en
billets et petite monnaie. Mais tout cela, me semble-t-il, doit être bien
préparé, ne serait-ce que pour adapter les distributeurs automatiques (on dit
d’ailleurs que de grandes banques internationales avaient déjà adapté leurs
systèmes informatiques en prévision du retour à la drachme). On se souvient que
le passage complet à l’euro a pris trois ans.
Sortir de l’euro, c’est rompre partiellement avec l’Union
européenne
Le débat semble se polariser aujourd’hui, après le coup d’Etat,
sur l’absence de procédures démocratiques pour régler les problèmes de la zone
euro. Des propositions ont été faites pour que ce soit à un Parlement de la
zone euro d’en débattre et de prendre les décisions finales, la voie la plus
pratique consistant à réunir en un Parlement séparé les députés des pays qui
appartiennent à la zone pour les questions qui ne concernent qu’elle. L’idée
vient même d’être reprise par François Hollande, gêné aux entournures par la
façon dont les choses se sont passées et par le malaise suscité. Je pense qu’il
n’y a aucune chance que l’Allemagne se range à cette idée : elle pourrait
se retrouver en minorité par rapport aux pays du Sud, qui cumulent plus de
députés qu’elle et ses satellites (Pays-Bas, Autriche, Finlande, Pays baltes,
Slovaquie, Slovénie). Mais surtout cela laisse hors jeu les Parlements
nationaux, qui, tout au plus, n’auraient qu’à ratifier les décisions du
Parlement de la zone euro (sans doute selon une majorité qualifiée d’entre
eux). C’est ici toute la question de l’architecture politique de l’Union européenne
qui se repose, et j’y reviendrai dans un prochain article.
Ce que je veux souligner ici, c’est qu’une sortie réussie de la
zone euro implique une rupture, au moins partielle, avec les Traités qui la
régissent. On l’a vu sur la question du contrôle des changes et de la
souveraineté budgétaire. On pourrait le voir sur d’autres questions, telle que
celles des services publics, des aides d’Etat ou du contrôle des secteurs
stratégiques. L’étendue de ces ruptures, déjà mises sur le tapis par la Grande
Bretagne pour de toutes autres raisons (elle n’appartient pas à la zone euro et
ne projette aucunement d’y appartenir), est désormais le problème central.
Que peut faire aujourd’hui le gouvernement grec ?
Le gouvernement grec n’a, apparemment, pas pris toute la mesure
du poids écrasant des Traités et de la levée de boucliers qu’il a suscitée chez
les dirigeants européens en remettant en cause des dogmes sacrés (en excluant
par exemple l’investissement public du TSCG, en proposant que la BCE procède à
des achats directs d’obligations souveraines). Son programme n’avait pourtant
rien de révolutionnaire, il s’agissait de simples mesures de salut public, ou
de type social-démocrate, telle qu’accroître la progressivité de l’impôt sur le
revenu. Sa profession de foi européenne aurait dû aussi rassurer. Mais si
modéré que fût son programme, il restait hétérodoxe, notamment sur la question
des dettes. On a aujourd’hui le sentiment qu’il a péché par naïveté ou excès de
confiance, et qu’il s’est fait balader tout au long de la pseudo-négociation.
Aurait-il pu utiliser la menace d’une sortie de l’euro ? Je
ne le crois pas, car cela aurait fait plutôt le jeu de ses adversaires, en
tombant précisément dans le piège qu’ils lui avaient tendu. On l’a dit,
Wolfgang Schäuble a carrément proposé cette sortie « provisoire », et
cela n’avait rien d’improvisé : depuis 2011 il travaillait sur le sujet.
On sait aussi que la Commission européenne, le FMI et l’Eurogroupe avaient
étudié toutes les conséquences de cette sortie. Tout ceci pour dire que le
gouvernement grec, pris au mot, n’aurait pu maîtriser sa sortie de l’euro, que
ses conditions lui en auraient été dictées. En outre, on l’a vu, il était moins
armé que d’autres pays pour le faire14.
Je n’ai aucunement la prétention ni les capacités de donner des conseils à
Syriza et à ce gouvernement. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il lui faut
maintenant se préparer à cette sortie, à
ses conditions à lui, le moment venu. Les conséquences prévisibles du
dictat du 12 juillet seront si lourdes pour la population grecque que celle-ci,
dans sa majorité, ne sera plus prête à accepter n’importe quoi pour garder
l’euro. Et, malgré la désillusion, sa confiance envers Alexis Tsipras est
intacte, d’après des sondages qui donnent aussi Syriza largement vainqueur en
cas de nouvelles élections législatives. Mais la Grèce sera puissamment aidée,
si d’autres pays ont commencé à s’engager dans cette voie, en préparant leur
opinion publique.
La suite n’est pas écrite, mais d’ores et déjà on peut savoir
infiniment gré au gouvernement Tsipras d’avoir été un révélateur de l’impasse
que représente l’Union européenne telle qu’elle est et celle d’une zone euro
qui devait en être le ciment.
1 Si l’expression a parcouru les réseaux
sociaux, elle a aussi été employée, entre autres, par le célèbre économiste
Paul Krugman, par des responsables de Podemos en Espagne, par une députée Vert
britannique, par le Parti de gauche et l’économiste Jacques Sapir, et
naturellement par de nombreux députés souverainistes en Europe. En Allemagne
même, sans employer l’expression, de nombreuses voix se sont élevées pour
dénoncer le coup de force.du gouvernement allemand. Pour le Spiegel, il a détruit en un
week-end « plusieurs décennies de diplomatie ». L’ancien ministre
Vert des affaires étrangères a critiqué une Chancelière qui n’a pas su
persuader les Allemands de voir plus loin que leur portefeuille.
2 Tout a fait instructive est l’évocation
par Yanis Varoufakis du climat qui régnait lors des réunions de l’Eurogroupe
des ministres des Finances : on l’écoutait à peine, on sautait sans arrêt
d’un sujet à l’autre, on s’inclinait dès que Wolfgang Schäuble y prenait la
parole. La presse n’a voulu retenir de cette parodie de négociation que
l’irritation qu’aurait provoqué « le flamboyant » ministre grec parmi
ses collègues, en particulier avec son look détonnant (il est vrai qu’il y
avait là aussi tout un symbole : une tenue d’homme de la rue dans un
aréopage de personnes distinguées). Elle n’a pas su, ou pas voulu savoir, que
les collègues en question, qui n’avaient aucune compétence économique reconnue,
sont restés imperméables à tout débat de fond.
Après l’annonce du referendum décidé par Alexis Tsipras, ils
l’ont tout bonnement exclu de leur réunion.
3 Les capitaux privés grecs ont dû
s’associer à d’autres pour acheter ce qui a déjà été privatisé : avec une
entreprise allemande pour acquérir quatorze aéroports régionaux. L’ancien
aéroport grec Hellenikon a été acheté par une famille grecque, au tiers de sa
valeur, associée à un fonds chinois et à un fonds d’Abou Dhabi. La société
grecque des jeux a été acquise par un magnat grec du pétrole en partenariat
avec des capitaux tchèques.
6 Mais l’objectif ultime défini par le
Traité est un budget « en équilibre ou en excédent », ce qui revient
en pratique à interdire le financement des investissements pas l’emprunt, à
défaut d’excédent budgétaire.
7 On n’a pas pardonné à Tsipras d’avoir
rembauché des fonctionnaires licenciés. Il est bon de rappeler ici que,
contrairement à des assertions qui courent partout, les fonctionnaires en Grèce
n’étaient pas plus nombreux qu’ailleurs (8% de l’emploi total, contre 11% en
Allemagne et 23% en France – où sont inclus les effectifs de la Sécurité
sociale) et que les dépenses publiques y représentaient 42% du PIB, contre 45%
en Allemagne et 52% en France.
Quant aux dépenses militaires, il était prévu dans la proposition
Tsipras du 8 juillet qu’elles soient réduites, mais l’on a su que les Etats
créanciers voulaient que cette réduction porte sur les dépenses de personnel et
non sur les achats d’armes, dont les principaux fournisseurs sont la France et
l’Allemagne (cf « Les sujets qui fâchent » dans Le Monde du 16 juillet). Le commentaire est ici
superflu.
8 Le Trésor français a gagné 729 millions
d’euros depuis 2010 en intérêts sur les prêts bilatéraux consentis à la Grèce.
Il est difficile de savoir quel a été le gain exact retiré de l’ensemble des
prêts bilatéraux accordés par les Etats européens, car les taux varient selon
les pays, ont évolué dans le temps (au début ils furent franchement usuraires),
et les taux d’emprunt pour financer ces prêts varient aussi selon les pays,
L’Allemagne empruntant au taux le plus faible, suivie de la France. Le Fonds
européen de stabilité financière (devenu le MES), qui a emprunté
collectivement, avec la garantie des Etats de la zone euro, pour prêter à la
Grèce, assure que ses prêts ne lui assurent pas de revenu. Cf. www.france
culture.fr/2015-06-30-tout-comprendre-sur-la-dette grecque.
Précision : sur les 321,7 milliards de prêts à la Grèce,
141,8 viennent du FESF, 52,9 des Etats de la zone euro (dans le cadre de prêts
bilatéraux), 27,2 de la BCE, 32,1 du FMI, et le reste (67,7 milliards)
d’investisseurs privés. Point important : ces investisseurs privés sont
essentiellement des banques, compagnies d’assurance et fonds de pension grecs,
seuls 12 milliards restant aux mains des autres établissements européens.
9 Même si ces aménagements de la dette
future étaient étendus à la totalité de la dette grecque, cela ne changerait
pas grand-chose, vu que sur les quelque 250 milliards détenus par les
institutions publiques 200 ont un différé de paiement des intérêts de 10 ans et
un remboursement du capital repoussé à échéance de trente ans.
13 L’Allemagne de Mme Merkel voulait même
aller plus loin. En 2012 cette dernière souhaitait déjà imposer des sanctions
automatiques aux pays qui ne respecterait pas leurs engagements en matière
d’orthodoxie budgétaire, allant même jusqu’à évoquer leur privation de droit de
vote au Conseil !
14 La Grèce a certes été mise en mauvaise
posture par les gouvernements précédents et par les memoranda imposés par la
Troïka. Je ne vais pas ici faire la lite, bien connue, de certains maux dont
elle souffrait (clientélisme, corruption, fiscalité défectueuse et dérogatoire
etc.), justement dénoncés dans le programme de Syriza. Mais elle dispose de
nombreux atouts, qui lui confèrent une forte croissance potentielle, entre
autres la première marine marchande du monde, qu’elle doit empêcher de
s’exiler, le deuxième port d’Europe, qui est le plus proche du débouché du
canal de Suez, de nombreuses et rares ressources minières, un énorme potentiel
touristique (menacé par la TVA à 23% qui peut pénaliser cette industrie au
profit de la Turquie).
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