La barbe ne fait pas le philosophe… « relever d’un geste libre son manteau sur l’épaule droite », si !
Le Monde.fr | |Par Sophie Chassat
« Alcibiade recevant les leçons de Socrate », F.-A. Vincent (1777), Musée Fabre (Montpellier). | DR
Certes, ce n'est pas
le caractère recherché de leurs habits ni la coquetterie de leur mise qui
permet aux philosophes de se distinguer. Un certain laisser-aller vestimentaire
passe même pour un indice tangible d'une tendance très certaine à l'épanchement
métaphysique et aux questionnements existentiels. Reste que si la manière de se
vêtir n'est pas un enjeu pour le philosophe, « l'allure » a en
revanche toute son importance…
On sait que
Socrate allait vêtu du même manteau, été comme hiver. Quand sa femme,
l'acariâtre Xanthippe, le lui piqua (ayant sans doute honte de sa dégaine), il
préféra se couvrir de la première peau de mouton qui traînait par là plutôt que
d'aller se faire confectionner de nouveaux habits. C'est Marc Aurèle qui
raconte cette indifférence totale du philosophe à sa vêture, dût-il passer pour
un mendiant.
Socrate n'en
tirait cependant aucune gloire, contrairement à son discipline Antisthène,
futur fondateur de l'école cynique, qui s'enorgueillissait de ce mépris des
étoffes. Croyant prouver sa supériorité et son détachement à l'égard des biens
matériels, Antisthène mettait en valeur les parties les plus élimés de son
manteau et en exhibait les trous. Diogène Laërce rapporte la réponse cinglante
du maître : « C'est ta vanité que je vois à travers ton
manteau », ramenant dos à dos l'afféterie de luxe comme
l'affectation de misère. Descartes retiendra la leçon, comme nous le rapporte
son premier biographe, Adrien Baillet : « Jamais
il n'était négligé, et il évitait surtout de paraître en philosophe. »
« LIBRE »
Mais si le
vêtement en tant que tel n'intéresse pas le philosophe, l'allure, selon qu'elle
est libre ou non, est le signe ou pas d'un « naturel
philosophe ». Dans le dialogue intitulé Théétète, Socrate compare avec son
interlocuteur Théodore les caractéristiques du philosophe et de l'homme de
pouvoir. Le premier, parce qu'il se préoccupe de l'essence et de la nature
véritable des choses, est complètement à côté de la plaque ici-bas : ainsi
Thalès qui, tout occupé à scruter le ciel, ne voit pas le puits à ses pieds et
s'y vautre, suscitant le rire de la servante thrace. Maladroit, ridicule, il
est décrit par Socrate (« il provoque le rire (…) Son ignorance des
formes à respecter est effrayante, elle lui donne l'air stupide ») d'une manière analogue à celle
qu'utilisera Baudelaire pour parler du poète avec la métaphore de l'albatros : « Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses
ailes de géant l'empêche de marcher »).
Cette gaucherie a
cependant pour contrepartie une indépendance à l'égard des convenances qui
transpire jusque dans son « allure » (le grec ancien dittropos,
littéralement : la « tournure »), laquelle, pour cette raison,
apparaît « libre ». Dans son ouvrage Exercices spirituels et philosophie antique,
Pierre Hadot écrit que « la
sagesse ne fait pas seulement connaître, elle fait “être” différemment » et, pouvons-nous ajouter,
« apparaître » autrement. Car celui qui est au fait de tous les
usages et codes, qui est à l'aise partout, avec tout le monde, tout le temps, celui-ci,
ajoute Socrate, « ne sait
pas relever d'un geste libre son manteau sur l'épaule droite » — contrairement au philosophe
authentique. Description phénoménologique avant l'heure de la beauté du geste
philosophique quand, pour reprendre les mots de Rimbaud, le « paletot aussi dev[ient] idéal »…
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