Le mois dernier, chose rare ces temps-ci, j’ai rencontré quelqu’un que je n’avais jamais vu de ma vie. Quand je suis amenée à le croiser, j’entends sa voix, je vois son front, ses oreilles, ses yeux et sa coupe de cheveux, mais jamais le bas de son visage. Parce que, comme tout le monde en ce moment, cette personne porte un masque. Mais, contrairement à mes collègues, mes commerçants de quartier ou mes voisins dont les visages me sont familiers, lui, je ne l’ai jamais vu « en entier ». Mon cerveau, qui ne parvient visiblement pas à se contenter d’une moitié, recompose donc le bas qui « va avec ». En quelques jours, sans m’en rendre compte, j’ai dessiné dans ma tête un portrait, complet, de cet homme. Ce tricotage approximatif et inconscient ne pourrait pas être plus loin de la réalité. Je m’en rends compte lorsqu’il se démasque au cours d’un déjeuner (dehors, distancié, avec gel). Le choc. L’ensemble est harmonieux. Pourtant, jamais je n’aurais « mis » cet imposant philtrum au-dessus de cette bouche, bouche que j’aurais encore moins eue l’idée d’associer à cette mâchoire-là. L’homme n’est pas mal fichu. Il n’est juste pas fichu comme il devrait l’être pour satisfaire ma logique intérieure. Quoi qu’il en soit, j’ai du mal à tenir la conversation devant ce menton qui fait mentir mon imagination. Je ne suis pas la seule à souffrir de ce bug mental propre à la crise sanitaire. La pandémie et son port du masque obligatoire chamboulent la perception que nous avons des visages. D’autant plus que la partie basse du visage, cachée donc, est justement celle qui nous permet de mieux appréhender un visage dans son intégralité. Je repense alors à ce jeu éducatif que j’adorais enfant : celui où il faut associer deux cartes pour former un seul chien. Me voilà donc face à cet homme, qui mange une barre chocolatée sans rien demander à personne, avec le sentiment désagréable d’avoir collé une tête de Bichon maltais sur un corps d’un Bouvier bernois. |
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