Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, 63 ans, est à la barre d'un navire en pleine tempête depuis fin 2014. Le Luxembourgeois, membre du Parti populaire européen (PPE), revient sur la dernière ligne droite des négociations en vue du Brexit et sur ses relations conflictuelles avec l'Italie et la Hongrie.
La négociation du Brexit entre dans sa phase terminale : les Européens attendent de Theresa May des " progrès décisifs ". Etes-vous confiant ?
Je veux pouvoir croire que nous trouverons un accord avec nos amis britanniques entre les Conseils européens de la semaine prochaine et celui, possible, de novembre. Il nous faut donc des progrès substantiels, dont nous devrions pouvoir prendre acte la semaine prochaine. Nous sommes dans la phase finale, donc il serait hasardeux de vouloir ajouter aujourd'hui des éléments de contentieux à ceux, déjà nombreux, qui sont sur la table. Ceux qui mettent tous leurs pions sur l'hypothèse d'un désaccord se trompent : il faudra trouver un accord. Et je crois que nous le trouverons.
Comment éviter le retour d'une frontière entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande, tout en s'assurant que les biens qui circuleront de l'UE vers le Royaume-Uni après le Brexit seront contrôlés ?
La question de l'Irlande est évidemment ultra difficile. Il est vrai que nous ne sommes pas là où nous devrions être pour conclure. Ce n'est pas l'UE qui impose ce débat aux Britanniques et aux Irlandais : c'est la décision souveraine britannique qui a entraîné cette difficulté. En tout cas, si l'Irlande se trouve en situation de ne pas pouvoir accepter des solutions proposées, nous ne conclurons pas :
" Ireland First. "
La préparation au " no deal " est-elle suffisante ? Des agents économiques commencent à s'inquiéter en France.
Nous préparons le " no deal ". Pas parce que nous le souhaitons mais parce que c'est un principe de bonne administration de se préparer à ce que l'on ne veut pas. Les pays membres eux aussi se préparent, certains estimant que nous devrions progresser plus vite. J'ai de bonnes raisons de ne pas le faire : nous n'insistons pas trop, car cela serait vu à Londres comme une provocation.
Depuis le sommet de Salzbourg, le président Macron a traité de " menteurs " ceux qui avaient appelé à voter le Brexit. Les Vingt-Sept n'ont-ils pas une attitude revancharde ?
Dès le premier jour, j'ai indiqué que je ne m'inscrivais pas dans cette logique, qui serait ridicule. La négociation est suffisamment complexe et la revanche est mauvaise conseillère. Toutefois, il est bon de rappeler régulièrement que l'on n'a pas tout dit aux Britanniques au moment de la campagne référendaire, qu'on n'a pas évoqué les conséquences d'un Brexit et les solutions à apporter. Ce fut un référendum sans contenu mais aux conséquences terribles.
Le Parlement européen a voté le déclenchement de l'article 7, en raison d'un risque de violation de l'Etat de droit, contre le gouvernement hongrois. Pensez-vous que le Parti populaire européen devrait se séparer du premier ministre, Viktor Orban ?
M. Orban n'a plus sa place au sein du PPE. Je l'ai dit lors du sommet
- de notre famille politique - à Salzbourg
- le 20 septembre - . Même si je respecte l'homme, je vois beaucoup d'incompatibilités entre ses paroles et les valeurs chrétiennes-démocrates sur lesquelles la famille PPE est fondée. A moins qu'il nous garantisse qu'il respecte les valeurs fondamentales et le programme électoral du PPE.
Emmanuel Macron oppose son camp des prœuropéens à celui des adversaires de l'Europe. Etes-vous d'accord avec cette stratégie ?
J'approuve l'idée qu'il faut lutter contre les populismes aigus et les nationalismes irréfléchis. Réduire l'enjeu des élections européennes à ce seul problème, même s'il est énorme, ne me paraît cependant pas refléter la panoplie intégrale des enjeux. Il faudra aussi avoir des initiatives sur l'Europe sociale, plaider pour le nécessaire approfondissement de l'union économique et monétaire, etc.
Regrettez-vous votre proposition des quotas obligatoires de réfugiés : n'a-t-elle pas tendu la discussion avec les pays de l'Est ?
Les quotas ont été acceptés par les ministres de l'intérieur en septembre 2015. C'est une définition commune de la solidarité qui nous fait défaut. J'ai proposé aux Hongrois, aux Tchèques, aux Polonais et aux autres d'accepter au moins les enfants non accompagnés, sans parents, sans famille. Je trouve scandaleux qu'on les refuse alors qu'il y a de la place en Europe pour les protéger.
Allez-vous être écouté ?
Je crois que ces pays réfléchissent sérieusement. Ce serait au moins un élément de solidarité. Et cela aiderait sans doute le Groupe de Visegrad
- qui compte la Hongrie, République tchèque, Pologne, Slovaquie - à mieux se faire comprendre par d'autres Etats membres. L'attitude de refus intégral de certains pays vis-à-vis des réfugiés et les discours pernicieux qui disent que l'Europe est confrontée à une invasion islamique ne sont pas acceptables.
L'Italie estime avoir été laissée seule dans la gestion de la crise migratoire. Que lui répondez-vous ?
J'avais dit dès le début de mon mandat que la question migratoire serait le grand enjeu des années à venir et nous avons formulé des propositions dès mai 2015. J'ai aussi dit que l'Italie avait sauvé l'honneur des Européens en Méditerranée et j'ai plaidé pour une solidarité accrue avec elle. Elle s'est traduite par le versement de 900 millions d'euros pour l'accueil des réfugiés et la gestion des frontières. L'accord conclu avec la Turquie a, lui, endigué les flux de la Grèce vers l'Italie.
Approuvez-vous la position du président Macron qui entend faire respecter le droit maritime et refuse l'accès des ports français aux bateaux chargés de migrants ?
Les règles sont claires : il faut sauver la vie d'un naufragé et accoster ensuite dans un port sûr. Les ports français sont souvent trop éloignés.
L'Europe semble désormais ingouvernable avec une Allemagne affaiblie, des Britanniques sur le départ, des pays de l'Est en conflit avec Bruxelles…
J'évolue dans le paysage européen depuis 1982, moment où l'on parlait d'" eurosclérose ". Puis est venue la décision de créer un comité Delors sur l'intégration économique et monétaire, les grands changements avec l'élargissement à l'Est, la monnaie unique, etc. Je m'inscris en faux contre le déclinisme européen, tout n'en ignorant pas les problèmes qui sont devant nous.
Le déficit démocratique européen fait depuis longtemps débat. Peut-on injecter davantage de démocratie dans le système ?
La démocratie, c'est un débat suivi par un vote. Elle progressera si on décide à Bruxelles sur un plus grand nombre de domaines à la majorité qualifiée. J'ai proposé de le faire en matière de politique étrangère. Le problème de la démocratie européenne est aussi qu'il n'y a pas d'opinion publique européenne.
La principale difficulté pour un président de la Commission est qu'il devrait pouvoir s'exprimer dans toutes les langues. J'ai l'avantage d'en parler plusieurs, mais si on donne des interviews dans les pays de l'Est, on est obligé de s'exprimer en anglais, or le mien est approximatif.
L'invention des " Spitzenkandidaten "
- tête de file des partis paneuropéens - , en 2014, a représenté un petit progrès démocratique. En 2014, j'ai eu deux mois pour faire campagne, dans 22 pays. J'ai beaucoup appris sur l'Europe à cette occasion, moi qui pensais tout savoir d'elle. Et j'en suis retombé amoureux, tant elle est belle.
Quel est le profil idéal pour la personne qui vous succédera en 2019 ?
Son âge ? Je m'en moque. Les principales qualités pour un président de la Commission sont de savoir écouter, de traiter tous les Etats membres sur un pied d'égalité, de disposer d'un savoir institutionnel complet et de connaître l'histoire de l'Europe. Celle de l'après-guerre mais aussi celle qui nous a conduits au désastre de la seconde guerre mondiale. Homme ou femme ? Ce profil correspond aux deux sexes.
propos recueillis par Cécile Ducourtieux, et Jean-Pierre Stroobants
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