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mardi 7 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Et James Brown empêcha Boston de brûler

HISTOIRE et MEMOIRE



7 août 2018

Et James Brown empêcha Boston de brûler

1968, année Black 1|6 Au lendemain de l'assassinat de Martin Luther King, le 4 avril 1968, de violentes émeutes éclatent un peu partout dans le pays. A l'exception de cette ville de la Côte est, où se produit " Mr Dynamite "

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Il est tard, ce 4 avril, et James Brown peaufine encore quelques détails de son spot télévisé. Son côté perfectionniste, assurément. New York bruisse de tous les bruits et le parrain de la soul s'apprête à diffuser ce que l'on n'appelle pas encore un clip pour un show à venir. La superstar est en forme. Brown est au top de la gloire, entouré des meilleurs musiciens, et n'en finit pas d'être célébré pour avoir révolutionné la musique américaine. C'est simple, avec Mohamed Ali, " Mr  Dynamite ", comme il aime à se nommer, est la personnalité noire la plus importante de cette année 1968.
Soudain, une voix claque dans le studio. Le révérend Martin Luther King est mort, assassiné à Memphis (Tennessee). James Brown est saisi à vif. " L'Amérique a perdu à ce moment-là son meilleur ami, et une majorité d'Américains ne s'en rendait même pas compte ", écrira-t-il plus tard dans son autobiographie. Lui a eu la chance de croiser le pasteur, dans le Mississippi notamment, en  1966, lorsqu'il est monté sur scène pour soutenir la marche antiraciste contre la peur. Il l'appréciait, même s'il ne partageait pas toutes ses idées.
Il lui a dit d'ailleurs : " Vous êtes un grand homme, vous avez fait des choses incroyables, mais je ne vous suis pas sur la non-violence. Si quelqu'un me bat, je le bats à mon tour. " Et puis, il y avait son engagement contre la guerre du Vietnam. Pour James Brown, profondément patriote, King était un leader religieux, pas un leader politique : " Il est sincère, il croit en ce qu'il dit, mais là il se trompe, il sort de son rôle ",confia-t-il un jour à son manageur, Charles Bobbit.
James Brown appelle les deux stations de radio qu'il possède, à Baltimore (Maryland) et Knoxville (Tennessee). Il exige qu'on lui passe l'antenne : " J'exhorte les gens à rester calmes et à honorer le Dr  King en restant pacifiques. " Il file ensuite vers Harlem et voit les premières émeutes éclater. Le lendemain, il doit terminer son enregistrement et jouer, ce 5 avril au soir, au Garden, la mythique salle de concerts de Boston.
" On a un gros problème "Le maire de la ville, lui, a appris la nouvelle au cinéma. Jeune édile démocrate d'origine irlandaise, élu à peine trois mois auparavant, Kevin White assistait à une projection d'Autant en emporte le vent lorsqu'un de ses assistants lui a passé un morceau de papier : " King a été assassiné à Memphis. " Quelques minutes plus tard, un autre assistant est venu lui dire que la police voulait lui parler. Plusieurs émeutes et incendies avaient éclaté dans les ghettos noirs du sud, les quartiers Roxbury et South End.
De retour à la mairie, il est rejoint par Barney Frank, un cador du parti. Kevin White, qui dira plus tard n'avoir aucune expérience pour affronter ce genre de situation, opte pour un déploiement massif de policiers. Des dizaines de villes ont déjà pris des dispositions en ce sens. Frank est plus prudent. Afin d'éviter l'escalade, il enjoint au maire de laisser les leaders noirs de la ville essayer de contenir eux-mêmes la colère des habitants.
Après une nuit de sommeil agité, le maire est réveillé à 9 heures par un coup de fil de Tom Atkins, premier et seul conseiller municipal noir de Boston. " Nous avons un gros problèmedit-il.James Brown s'apprête à venir en ville. " Atkins a tôt fait d'analyser le côté explosif de la situation. Originaire d'Indianapolis, qu'il a dû quitter pour pouvoir épouser sa fiancée (les mariages interraciaux étaient interdits dans l'Indiana), il est devenu l'un des principaux responsables locaux de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). Il sait que la ville demeure extrêmement ségréguée et profondément marquée par les violences qui ont accompagné le mouvement de déségrégation des écoles. Et puis, King est diplômé de l'Université de Boston et y a rencontré sa femme, Coretta Scott, qui étudiait alors dans un des conservatoires de la ville. Son assassinat a provoqué ici un sentiment de perte très intime ", dira Atkins plus tard.
Pour l'heure, ce qui l'inquiète, c'est ce coup de téléphone de James Jimmy " Early " Bird, animateur radio de WILD, la station soul de Boston. Bird vient de lui annoncer que les 14 000 places du Garden ont été vendues et que la grande majorité du public sera composée de jeunes Noirs. Raison pour laquelle, selon lui, les responsables de la salle et certains élus ont décidé d'annuler le show. Pour Atkins, la fermeture des portes ne fera qu'attiser la colère. Il le dit à Kevin White : " Si la nouvelle se propage que la ville ne veut pas que James Brown vienne jouer au lendemain de l'assassinat de King, ce sera l'enfer, il y aura des émeutes encore plus importantes qu'hier, et cette fois-ci, elles auront lieu au cœur de Boston. "
Le maire comprend. " Je ne pouvais pas dire si Atkins avait tort ou raison, mais ses arguments me faisaient penser qu'il fallait faire jouer James Brown ", dira-t-il devant les caméras de David Leaf, auteur du documentaire La Nuit où James Brown sauva Boston (2008). Non seulement il donne son accord pour que le concert ait lieu, mais Kevin White soutient aussi l'idée qu'il soit retransmis à la télévision afin, comme le suggère son conseiller, d'empêcher les gens de descendre dans les rues. Un guichet sera ouvert l'après-midi pour ceux qui souhaitent se faire rembourser leurs billets et rester chez eux.
Contactée, la chaîne publique locale WGBH donne son accord. Reste à convaincre James Brown. Il est plus de 15 heures. Tom Atkins file à l'aéroport pour accueillir le chanteur. " Avant même que j'aie pu m'approcher de lui et de sa limousine, James Brown était déjà en train de m'agripper pour demander son argent ! En route dans sa voiture, j'arrive enfin à lui demander : mais de combien d'argent parlons-nous ? Il m'a donné l'estimation de ce que ce concert devait rapporter : je n'ai eu qu'une envie, sauter hors de la voiture. "
Arrivé au Garden, James Brown répète son chiffre devant le maire : 60 000  dollars. " Là, je ne savais plus s'il fallait pleurer ou rire, dira Kevin White.Nous n'avions pas cet argent, mais ça, je l'ai gardé pour moi. " Arrive Jimmy " Early " Bird, qui rejoint le petit groupe en coulisses. Il raconte : " James devint rude, il voulait plus d'argent. Le maire lâcha : “Tu vas l'avoir, ton putain d'argent !” Et James de répondre : “Je le veux ce soir !” " L'animateur s'adresse alors au maire : Si vous voulez sauver votre ville, payez. "Kevin White se tourne vers Brown et finit par lâcher : " Tu vas l'avoir, ton argent, tu l'auras, mais monte sur scène et joue ! "
Vers 21 heures, peu avant le début de la retransmission télévisée, James Brown fait une apparition sur scène, devant à peine 2 000 personnes présentes dans la salle." Avant toute chose, nous devons rendre hommage à l'incomparable, à celui que nous aimons et admirons tant, au très grand Martin Luther King. " Il recule, tête baissée, une main sur le cœur, avant de la poser sur ses yeux, silencieux. Puis : " Je veux juste dire ceci, je sais que le maire a demandé aux gens de rester chez eux, hors des rues, pour le bien de la ville et sa sécurité. "
" Un côté magique "Tom Atkins monte sur scène. Il présente brièvement la superstar, annonce qu'elle vient de donner 2 500 dollars au fonds Martin Luther King de la ville, et passe la parole à Kevin White, tout sourire. " Je vous demande seulement ceci, conclut-il. Regardez-vous, ici ou chez vous, et jurons que quoi que puissent faire les autres communautés, nous, à Boston, nous honorerons Martin Luther King en paix. " James Brown lui serre la main, l'applaudit avant de lancer un cri dont lui seul a le secret et d'attaquer That's Life.
Tout est dit. Brown enchaîne avec Kansas City et It's a Man's Man's Man's World. Il danse, virevolte et s'envole, chante, crie et chante encore. Plus de deux heures et demie de funk ensorcelé, de soul enivrante et de groove bouillonnant. Robert Hall, professeur à la Northeastern University présent au concert, dira : " Je crois qu'il a vraiment voulu que ce soit une de ses meilleures performances de tous les temps, pour le public et pour ceux qui étaient restés à la maison. "
Lorsque plusieurs spectateurs montent sur scène, James Brown empêche la police d'intervenir. Il arrête la musique et demande à chacun de reprendre sa place. La tension est palpable. " S'il vous plaît : ici, c'est ma façon de faire, nous sommes noirs, nous sommes noirs ! ", répète-t-il. Un jeune homme lève le poing à ses côtés. Il lui demande de descendre : " Sois un gentleman. " Aux autres : Laissez-moi finir le show. Je suis supposé obtenir du respect des miens… Alors je vais l'obtenir, n'est-ce pas ! "" Yeah ! ", répond en chœur la foule. Et le show reprend.
Dehors, les rues sont calmes. Si calmes que le concert, qui sera rediffusé une deuxième fois dans la nuit, revêt " un côté magique ", dira un policier dans son rapport. Ailleurs, c'est l'Amérique qui brûle. Près de 125 villes seront touchées par des émeutes, entraînant 46 morts et 20 000 arrestations. " Mr  Dynamite ", lui, a maintenu Boston en paix.
Pour de nombreux activistes noirs, le manque d'engagement direct de James Brown en faveur des protestataires marquera une rupture. Les Black Panthers diront qu'il est " vendu ". Une critique balayée par le très influent professeur d'études afro-américaines de Princeton, Cornel West : " James Brown avait ses propres blessures et, dans sa musique, il était un guérisseur plutôt qu'un incendiaire. Même s'il n'était pas d'accord avec King stratégiquement, il savait au fond de lui que la rébellion violente dans les rues n'était pas la meilleure solution à ce moment précis pour l'Amérique démocratique. "
Toute la complexité de James Brown est là. Lui, l'enfant pauvre parmi les pauvres du Sud, élevé par une tante dans un bordel, quittant son collège et emprisonné à 16 ans pour un vol de voiture, traumatisé aussi à ses débuts par tous ces Blancs qui se sucraient sur le dos des musiciens noirs, était " le self-made-man suprême, l'émancipation suprême ", dira son ami et bras droit Al Sharpton.
Le lendemain, James Brown est appelé par le maire de Washington pour apaiser la capitale. " Ne brûlez pas. Donnez aux enfants la chance d'apprendre. (…) Soyez prêts. Soyez diplômés. Soyez quelqu'un. C'est ça, le “black power” ", dira-t-il devant les caméras. Un mois plus tard, il jouera au Vietnam. Puis composera Say It Loud, I'm Black and I'm Proud (" Dis-le bien haut, je suis noir et j'en suis fier "). La chanson est immédiatement un tube, un hymne même pour les mouvements noirs. Mais Brown la retirera de son répertoire pendant plusieurs mois, " gêné ", comme il l'écrira plus tard, que le morceau soit perçu comme " engagé "et l'expression d'une" colère ".
Nicolas Bourcier
© Le Monde

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