Translate

mardi 7 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - A Dachau, le potager du Reich

HISTOIRE et MEMOIRE
7 août 2018

A Dachau, le potager du Reich

Jardins de dictateurs 1|6 Dans le camp de concentration allemand, 200 hectares de cultures maraîchères et un vaste jardin de plantes aromatiques et médicinales étaient cultivés par les détenus. Grâce à ce laboratoire, les SS rêvaient d'assurer l'autonomie en condiments et en médicaments du pays

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Dans le camp de -concen-tration de -Dachau, en Bavière, les fleurs côtoyaient l'enfer. Le " Plantage ", nom que les détenus avaient donné aux 200 hectares de cultures maraîchères, s'étendait au-delà du mur du camp et de ses miradors. En 1941, alors que commence l'exécution de plus de 2 500 prisonniers de guerre soviétiques, la petite Gudrun (12 ans), fille du chef suprême des SS, Heinrich Himmler, décrivait avec ses yeux d'enfant un lieu " bucolique " dans son journal : " Nous avons vu le jardin de médicinales et les poiriers, et toutes les images que les détenus ont peintes. -Merveilleux ! "
On y récoltait des plantes aromatiques et médicinales, des petits fruits et des légumes, et surtout des glaïeuls, raconte l'historienne Monika Lücking, membre de l'association historique Zum Beispiel Dachau : " Des millions de bulbes ont été plantés. " Au-jourd'hui, il ne reste pas grand-chose des champs de fleurs violacées qui s'étiraient à perte de vue. Une banale zone d'activité borde l'ancien camp. " Alors il faut imaginer,poursuit l'historienne, les cohortes de détenus traîner leurs lourdes brouettes là où filent les cyclistes, sur la piste asphaltée de la rue Otto-Hahn. La remonter, c'est marcher sur les pas du -Kommando Plantage, des détenus spécialement affectés au travail de la terre. "
Au bout de la rue, Monika -Lücking désigne une friche où le soleil caresse les herbes folles. Dans les graminées jaunes et les éclats de verre brisé, les carcasses de deux serres. Pendant la seconde guerre mondiale, six avaient été construites. Longues de 30 mètres pour les plus grandes, chauffées, elles étaient le fleuron du Kräutergarten, la dénomination exacte du site. A l'époque, celui-ci était piloté par le Centre de recherche allemand pour l'alimentation et l'approvisionnement (DVA), branche agricole de l'empire économique des SS.
Avec son institut de recherche et ses nombreux équipements, le Kräutergarten était un instrument de propagande et de prestige pour les nazis, mais aussi son jardin d'essai de cultures maraîchères primordiales pour l'Allemagne nazie : il fallait en effet -assurer l'autonomie en condiments et en médicaments du Reich, ainsi que préparer son expansion vers l'Est. Dans les 40 rectangles de culture du jardin, la DVA testait les associations de plantes aromatiques, lesquelles étaient cultivées à grande échelle dans les champs alentour. Au sein des plantations, le thym voisinait avec la marjolaine ou encore la coriandre, pour ne citer que quelques-unes des herbes produites et transformées ici en ersatz de poivre et de thé, deux denrées touchées par la pénurie.
La vitamine C des Waffen SSDes tests étaient aussi menés sur le compost, dans le but de remplacer les engrais devenus introuvables à cause du conflit. Quant aux glaïeuls, ils n'intéressaient pas les nazis pour leurs fleurs, mais pour leurs feuilles, qui servaient à extraire la précieuse vitamine C, distribuée sous forme de soupe en poudre. L'objectif était de fournir la -Wehrmacht et la population, mais ce sont surtout les SS qui en profiteront. " C'est sans doute la production la plus significative de la DVA,qui couvrait 10  % des besoins en vitamine C de la Waffen SS ",estime l'historien Christoph Kopke. " Pour le reste, les SS ont beaucoup exagéré le rôle joué par la DVA dans l'effort d'autarcie du IIIe Reich. "
Les cultures étaient " rentables " surtout en raison de " l'exploitation cruelle " des détenus, analyse Gabriele Hammermann, la directrice du Mémorial de Dachau. Les conditions y étaient atroces. Pour comprendre la logique de ce jardin, il faut revenir à l'année 1933, quand Himmler ouvre le KZ Dachau, le premier camp de concentration du pays, dans une ancienne usine de munitions et de poudre. Plus de 30 000 prisonniers y trouveront la mort, pour la plupart en raison des conditions épouvantables de vie et de travail.
En bordure des baraquements se trouve un marais, difficilement exploitable mais dont Himmler saisit immédiatement l'intérêt. " Il était né à Munich, avait grandi en Bavière et avait étudié l'agronomie dans la région, précise Monika Lücking. On peut dire qu'il connaissait le terrain. " Pour drainer le marécage et cultiver les terres, Himmler utilise les détenus du camp, qui dès 1940, note Christoph Kopke, regroupe les membres du clergé opposés à Hitler. " Les prêtres travaillaient depuis le Moyen Age avec les plantes médicinales, il y avait pour ainsi dire une ironie particulière à les utiliser dans le cadre d'un jardin, au milieu du KZ. "
Sur les 200 000 personnes de trente pays qui, pendant douze ans, ont été prisonnières à Dachau, environ 5 000 ont travaillé au Kommando Plantage. Beaucoup y sont mortes : " C'était le Kommando qui avait les pires conditions de travail, analyse Gabriele Hammermann. Ce labeur avait un caractère de punition et était dévolu à des personnes tout en bas de la hiérarchie des races établie par les nazis,comme les juifs ou les prêtres polonais. "
Parmi les rescapés du camp, Marko Feingold est sans doute le dernier à avoir vu le Plantage. A 105 ans, le doyen des déportés autrichiens se souvient bien de ce champ : " Nous devions avant tout le rendre cultivable, donc enlever les mauvaises herbes. Je devais m'accroupir pour les arracher, ce qui faisait empirer ma blessure au genou et à la cuisse. "
Le désherbage vire à l'enfer pour Marko Feingold, au labeur par tous les temps, à genoux dans la boue ou sous un soleil de plomb. Affamés, certains prisonniers s'alimentaient d'herbe. " Je n'étais pas un mangeur de vers ", préci-se-t-il. Les gardiens s'amusent aussi à un jeu cruel, raconte Albert Knoll, archiviste au Mémorial : " Ils lançaient les gants des prisonniers en dehors du périmètre de surveillance ; c'était la mort assurée à celui qui partait les chercher. " Une image de propagande SS montre un cadavre la tête enfouie dans une ornière : Abraham Borenstein, abattu en 1941 alors qu'il travaillait la terre du Plantage, sous prétexte d'une tentative de fuite.
Le journal du peintrePourtant, selon de nombreuses archives, à côté de la grande majorité des prisonniers, que l'on tuait à la tâche dans le bourbier des champs ou la chaleur des séchoirs à herbes, quelques rares détenus bénéficiaient d'une relative tranquillité dans les plantations du Kräutergarten. Certains étaient chargés de photographier l'évolution des différentes planches de cultures, ou de traduire des ouvrages scientifiques. Surtout, les SS avaient mis sur pied une équipe de peintres bota-nistes. Le maître du Plantage, Oswald Pohl, rêvait en effet de constituer un herbier peint à la main des plantes médicinales d'Europe. L'un des artistes était le détenu tchèque Karel Kasak qui, dans le calme de son bureau, peignait à petites touches bruyères et camomilles. Depuis sa fenêtre, ce dernier a surtout tenu pendant des années un journal de bord écrit et secret," témoignage -inestimable sur la vie du camp ", estime Albert Knoll.
Ainsi, dans ce " havre de verdure ", Oswald Pohl aime prendre le frais le matin, en peignoir, devant sa porte. En visite le week-end, la famille d'Himmler passe commande de plusieurs pots de miel. Le commandant du camp s'y marie, le bouquet de son épouse est une gerbe de glaïeuls. Avec toujours, en arrière-fond, les mêmes scènes d'horreur, d'exécutions sommaires.
Le Plantage a aussi servi de lien avec l'extérieur. Une échoppe, installée dans le camp, était le lieu où la population pouvait acheter bouquets de fleurs et sachets de condiments. Pour Albert Knoll, " c'était une centrale de contrebande, seul lieu où les actes de -résistance, certes marginaux, étaient possibles ". Des hosties et du vin de messe,des médicaments, desinformations et même un appareil photo en pièces détachées parviendront ainsi jusqu'à l'intérieur du camp.
Sur les 900 000 visiteurs qui, chaque année, se rendent au Mémorial de Dachau, rares sont ceux qui poussent la visite jusqu'au Plantage. Le bâtiment d'administration du jardin et son institut servent désormais à loger des demandeurs d'asile et des sans-abri. Le Mémorial aimerait y ouvrir un centre de conférences et un musée pour évoquer les activités du Kräutergarten, mais le projet traîne en longueur, car le terrain est propriété de la ville. " Nous pensons qu'il est urgent de prendre en considération ce thème qui, pour les détenus, avait une grande signification ", souligne Gabriele Hammermann. L'association historique Zum Beispiel Dachau a logé ses archives dans la miellerie du camp. Comme si le lieu ne cessait de semer ses souvenirs, des sachets de graines emballés par les détenus sont toujours visibles. Un été, sur le seuil de la maisonnette désormais cernée par les constructions, Monika Lücking a planté des glaïeuls pour que des fleurs, de nouveau, s'épanouissent sur le Plantage.
Charlotte Fauve
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire