Sur les hauteurs de Managua, étouffées par un soleil de plomb, l'endroit tient du bunker et du camp retranché. Le dédale de ruelles étroites qui mène à la prison El Chipote ne permet que difficilement de faire demi-tour. L'ancien centre de torture du dictateur Anastasio Somoza, renversé en 1979 par les troupes sandinistes de l'actuel président Daniel Ortega, ne se visite pas. Il s'évite, même, comme le fait remarquer le groupe de miliciens du gouvernement planté devant le portail d'entrée de l'édifice.
Accrochés aux grilles, une vingtaine de portraits d'hommes et de femmes, des policiers en uniforme pour la plupart.
" Ce sont les morts tués par les terroristes ", dit Cristina, la trentaine, lunettes noires et porte-voix du groupe. Les
" terroristes " sont les opposants qui manifestent dans les rues du pays, selon la terminologie officielle du parti au pouvoir, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN). La jeune femme précise :
" Des hommes de main des Etats-Unis, payés par les trafiquants de drogue. "
Plus bas, à l'ombre d'une maison à la façade décatie, une mère attend des nouvelles de son fils. Il a été embarqué par la police au lendemain d'une manifestation il y a plus d'une semaine. Puis transféré ici. Et plus rien. Elle ne donnera ni son nom ni le moindre détail sur son arrestation, par peur de représailles. Juste ceci :
" Les miliciens, là-haut, sont là pour empêcher les familles de se rassembler devant les grilles. " Avant de lâcher, dans un mince filet de voix qui accompagne son départ :
" On dit qu'on torture encore à El Chipote. "
" J'ai du mal à respirer "Aujourd'hui, Managua est une capitale sous tension, déchirée comme le reste du pays, avec ses lieux emblématiques, ses codes et ses stigmates, où les camps s'affrontent dans un face-à-face silencieux, suspendu à un calme tout relatif. Plus de trois mois après les premières manifestations, le 18 avril, hostiles au projet de réforme des retraites du gouvernement et qui ont ouvert les vannes de la colère d'un Nicaragua à bout de souffle, révolté contre les abus de pouvoir, la répression a fait son œuvre. Et a permis au régime de rétablir un semblant d'ordre.
Assis dans un petit café excentré et quasiment vide du sud de la ville, Sergio Ramirez parle lui aussi à voix basse. Ecrivain célèbre, lauréat du prix Cervantes (décerné par les académies de langue espagnole), et ancien vice-président d'Ortega entre 1985 et 1990, avec lequel il a pris depuis longtemps ses distances, il confirme, amer, que les protestations connaissent
" un moment de reflux "." La reprise en main se durcit, le pouvoir veut faire disparaître tout mouvement de rue en imposant la peur. La question est de savoir si les gens ont la volonté et la force de continuer. "
Bravant le danger d'une arrestation – une loi adoptée en juillet qualifie d'acte
" terroriste " la participation à une manifestation –, ils étaient pourtant encore des milliers à défiler mercredi 15 août dans les rues de Managua, certains le visage couvert d'un foulard pour éviter d'être identifiés par la police, pour exiger la libération des opposants emprisonnés et la démission du président. Selon les sources, à fin juillet, la vague de contestation et la violence des autorités qui a suivi ont provoqué entre 300 et 450 morts, dont la moitié pour la seule capitale. Soit une moyenne macabre de six morts par jour ces dernières semaines, bien plus que les mouvements de révolte du printemps 2017 au Venezuela.
Ici, on parle de 2 800 blessés et de centaines de disparus, des étudiants dans leur grande majorité. La plupart des leaders vivent terrés ou sont partis à l'étranger. Suivis par un flux inédit de quelque 23 000 Nicaraguayens allés chercher l'exil au Costa Rica voisin. Des milliers d'autres auraient rejoint le Mexique et les Etats-Unis.
" La situation est d'une urgence absolue, comme si Ortega faisait tout pour déclencher une nouvelle guerre civile ",dénonce Madeleine Caracas, 20 ans, étudiante en communication à Managua et une des premières voix de la contestation, jointe par téléphone.
" Pour moi, la situation est devenue trop dangereuse, il m'est devenu impossible de rentrer au pays, ajoute-t-elle, préférant restée discrète sur le pays où elle se trouve.
Les forces de police détiennent des listes de noms de personnes ayant participé aux manifestations. " Sa famille et d'autres, dit-elle, ont été intimidées.
Sur les quelque 226 prisonniers
" politiques ", recensés par le Centre nicaraguayen des droits de l'homme (Cenidh), la plupart ont été incarcérés à El Chipote avant d'être transférés vers des destinations inconnues. Certains ont été relâchés. D'autres viennent s'ajouter aux listes de hashtag sur les réseaux sociaux. Parfois leurs noms s'invitent furtivement sur les murs de la ville. La nuit, Managua se donne des allures de cité fantôme. Certains restaurants et bars rouvrent timidement leurs portes, mais l'atmosphère s'apparente davantage à un couvre-feu virtuel. On parle peu, on ne traîne pas. On évite surtout de croiser les civils cagoulés et lourdement armés juchés sur les plates-formes de leurs gros pick-up à double cabine qui sillonnent les points chauds de capitale.
Restent les traces visibles du conflit. Les impacts de balles. Les tags rageurs
" Ortega assassin " ou
" A bas la dictature ". Les couleurs bleu et blanc du drapeau national aussi, devenues l'emblème de la contestation contre le rouge et noir des sandinistes. Les socles en béton des
" arbres de vie ", ces structures métalliques géantes érigées par la vice-présidente et épouse d'Ortega, Rosario Murillo, ont été abattus. Une vingtaine de ces symboles du pouvoir sandiniste ont été décapités, sur les 150 que compte la capitale.
Par deux fois, les croix blanches installées en hommage aux manifestants tués, sur le rond-point Jean-Paul-Genie, du nom d'un étudiant tué en 1990, ont été enlevées par des militants orteguistes. Par deux fois, elles ont été replantées par les opposants. Le lieu est symbolique à plus d'un titre. C'est d'ici que sont parties les principales manifestations étudiantes. Ici, à quelques centaines de mètres plus bas sur le boulevard, qu'a eu lieu la toute première marche de protestation, ce fameux 18 avril au soir, réprimée dans la nuit même. Ici encore, toujours quelques centaines de mètres plus bas, qu'a été abattu deux jours plus tard, d'une balle dans la gorge, le plus jeune manifestant du mouvement. Il s'appelait Alvaro Conrado. Il venait d'avoir 15 ans. Le premier hôpital où il fut transporté agonisant refusa de le prendre en charge. Les dernières paroles d'Alvaro s'inscrivent désormais ici et là, à coups de peinture sur les murs de la ville :
" J'ai du mal à respirer. "
L'Église se détourne du présidentEt puis, tout droit, direction le centre-ville, la grande cathédrale de Managua, toute de béton et de blanches coupoles, l'autre point de ralliement de la contestation. Une convergence qui fait suite au retournement d'alliance de l'Eglise catholique. Associée à Ortega lors de sa réélection en 2006, elle prit ses distances au fil des années, gardant toutefois le silence sur la lente dérive du pouvoir, avant de finalement devenir, ces derniers mois, une des voix les plus critiques de la répression gouvernementale.
Une des voix les plus écoutées, aussi, à la table des négociations entre les autorités et la société civile, lancées par Ortega mi-mai et suspendues à peine un mois et demi plus tard. C'est le cardinal Leopoldo Brenes, accompagné du nonce apostolique Mgr Stanislaw Waldemar Sommertag et de plusieurs évêques, qui a été pris à partie et malmené par des partisans du président, le 9 juillet, devant la basilique San Sebastian de Diriamba, à une quarantaine de kilomètres au sud de Managua. Le président de la Conférence épiscopale du pays était venu voir un groupe de manifestants réfugiés dans l'église. C'est aussi lui qui accueillit, quelques jours plus tard, près de 300 étudiants venus se mettre à l'abri des balles après une manifestation.
" On aurait dit que la cathédrale était devenue un hôpital militaire ", se souvient le prêtre Luis Herrera.
Et c'est encore le cardinal Brenes qui dut intervenir auprès de la présidence, le 15 juillet à l'aube, pour mettre fin au siège par la police et les paramilitaires de l'église de la Miséricorde. La paroisse est située à deux kilomètres à l'ouest du rond-point Jean-Paul-Genie, sur l'avenue homonyme. Elle porte encore les traces de la répression : quinze heures de tirs intenses, presque en continu. Sa façade est criblée d'impacts. Rien que sur le toit de l'édifice, plus de 130 balles ont été retirées.
Cette nuit-là, les étudiants de l'Université nationale autonome du Nicaragua voisine, le dernier campus alors occupé par les manifestants, étaient venus se réfugier dans l'enceinte de l'église. Deux étudiants furent abattus, un à l'intérieur du bâtiment, l'autre sur le parking.
" Du jamais-vu, souffle le prêtre Erick Alvarado Cole.
C'est la première attaque d'une église dans notre histoire, un incident tragique et irréversible, un comble absolu pour le gouvernement d'Ortega qui se dit officiellement chrétien, socialiste et solidaire. "
Il n'est pas tard, mais le soleil se couche sur Managua. Le centre-ville s'anime un peu autour du portrait géant d'Hugo Chavez. Un groupe de salsa joue des standards devant quelques centaines de militants portant pour la plupart des tee-shirts rouge et noir en soutien au régime. Pas sûr que la musique atteigne la demeure d'Ortega, belle masure autrefois propriété d'un notable somoziste installée dans le quartier voisin d'El Carmen. Il y a fait construire un haut mur de protection. Depuis juin, le président a multiplié et étendu dans les rues alentours le périmètre des barrages sur plusieurs centaines de mètres.
Il faut en passer trois pour se rendre chez Carlos Tünnermann, voisin malgré lui. A 85 ans, cet ancien ministre de Daniel Ortega et ambassadeur à Washington a été un des premiers responsables sandinistes à démissionner en 1990. Il est l'un des fondateurs du Mouvement pour le Nicaragua, qui réclame la moralisation de la vie politique dans le pays. Sa voix est basse, elle aussi.
Lui espère encore que le dialogue reprendra, l'unique issue à ses yeux. Mais, au final, soutient-il, Ortega n'aura pas d'autre choix que de partir.
" Il est isolé comme jamais, les jeunes, l'Eglise, les entrepreneurs, tous l'ont lâché. " Et puis ceci :
" Un petit pays comme le Nicaragua ne peut se gouverner sur une montagne de cadavres. " Il s'interrompt, le regard dans le vide.
" J'ai combattu la dictature en 1979, je n'aurais jamais cru que j'allais me battre comme cela encore en 2018 à mon âge. " Dehors, la musique s'est tue.
Nicolas Bourcier
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