Translate

mardi 11 décembre 2018

Rachel Kushner « La société américaine est atomisée » - le 9.11.2018


https://www.lemonde.fr/


Rachel Kushner « La société américaine est atomisée »
Pour la romancière, les élections ont mis au jour le séparatisme social des Etats-Unis, dont les démocrates sont également responsables
ENTRETIEN
Romancière, Rachel Kushner vit à Los Angeles et vient de recevoir le prix Médicis étranger pour son roman Le Mars Club (Stock, 480 p., 23 €), qui met en scène une ancienne strip-teaseuse condamnée à perpétuité pour meurtre et enfermée dans une prison pour femmes en Californie. Auteure des Lance-flammes (Stock, 2015) et de Télex de Cuba (Cherche-Midi, 2012), Rachel Kushner, dont l’œuvre est amplement saluée par la critique, analyse la situation politique, mais aussi sociale et morale, des Etats-Unis après les élections de mi-mandat.
Le résultat des élections de mi-mandat met-il au jour l’opposition entre deux Amérique ?
Oui, deux Amérique se font face, celle de la côte et celle du centre, celle des élites intégrées et celle des ouvriers déclassés. Mais ce phénomène ne date pas d’hier. C’est un processus qui s’inscrit dans la longue durée de l’histoire des Etats-Unis, à partir du moment où la désindustrialisation s’est opérée et où une partie des ouvriers s’est tournée vers Richard Nixon dans les années 1970. Les démocrates n’arrivent plus à obtenir le soutien des classes populaires, et ils ont même tourné le dos à la classe ouvrière. Tout le monde se souvient du mépris de la candidate Hillary Clinton pour tous ces « gens déplorables » qui ont voté pour Trump. Les démocrates ne parlent plus d’inégalités, mais uniquement de réchauffement climatique, alors qu’il est sans doute trop tard pour renverser la vapeur.
Mon roman porte notamment sur l’incarcération de masse en Californie, où les femmes sont désormais très nombreuses. L’argent investi dans ces prisons de la misère – car ce sont les pauvres qui remplissent les geôles des pénitenciers américains – ne cesse d’augmenter, que le gouverneur soit républicain ou démocrate. Ce phénomène n’a en rien été modifié par les alternances politiques. La division sociale et le séparatisme culturel que mettent à nouveau en relief ces élections sont un mouvement profond qui travaille et gangrène les Etats-Unis. Mon fils, âgé de 11 ans, m’a dit l’autre jour : « Le pays devrait se séparer en deux. »
Pourquoi les pauvres votent-ils à droite et les riches à gauche, pour reprendre la formule de l’essayiste Thomas Frank ?
Cette formule est séduisante, mais la réalité n’est pas aussi simple, car beaucoup de représentants des classes aisées ont voté pour Trump. Ce président ne favorise que les favorisés, mais il sait aussi parler aux travailleurs. Trump parle à ceux dont les vies sont fragilisées. Il leur tient un discours de puissance. Il divise les classes sociales, alors que les ouvriers blancs et les ouvriers noirs ont les mêmes besoins ou la même volonté de s’inscrire dans un avenir. Trump dit qu’il adore les « mal éduqués ». Et il touche là une réalité profonde du pays, qui divise la campagne et les grandes villes. Les enfants du peuple qui entrent à l’université sont en effet peu nombreux. L’élite, elle, ne cesse de se reproduire. Les enfants des parents qui ont fait leurs études à l’université d’Harvard ou à l’Oberlin College feront eux aussi leurs humanités à Havard ou à Oberlin. Cette reproduction sociale s’accompagne d’un sentiment de supériorité morale qui suscite la colère des classes populaires.
Pourquoi les Etats-Unis sont-ils, selon vous, l’un des pays les plus violents du monde ?
La société américaine est profondément violente, le taux de meurtres est hallucinant et le port d’arme élevé. Et je suis presque certaine que cela va empirer. Car l’avenir de la classe ouvrière est sombre, et les emplois qui vont être créés le seront seulement dans des domaines comme ceux de l’assistance, notamment celui d’aide-soignant pour les personnes âgées. 50 % des Américains n’ont aucun bien, ne possèdent aucune richesse. Le peuple américain vit au bord du gouffre.
Croyez-vous en la possibilité d’un regain du progressisme ?
Nous vivons dans une nouvelle société où les syndicats sont moribonds puisque l’industrie est déclinante et que les usines ferment jour après jour, en dépit des coups de menton de Trump. Un conducteur d’Uber ou un employé précaire n’a pas de contact avec d’autres travailleurs. Les révolutions ne se font pas dans les sociétés atomisées. Et la société américaine l’est plus que les autres.
Les démocrates ont-ils pris la mesure de la débâcle électorale des élections présidentielles ?
Ils ont un peu changé, et notamment féminisé leurs représentations. Mais il y a un problème énorme, c’est qu’ils n’ont pas de candidat pour 2020, depuis l’erreur d’avoir relégué Bernie Sanders. S’il y avait quelqu’un comme lui – Alexandria Ocasio-Cortez pourrait peut-être devenir cette figure, mais notez qu’elle a gagné à New York –, alors peut-être qu’il y aurait une chance de voir un peu de changement. En tout cas, ce n’est pas le parti démocrate qui sauvera les gens qui sont dans mes romans.
Qui va les sauver ? La littérature ?
Mon roman n’est certainement pas une fiction de salut. Mais une phrase de Nietzsche m’a beaucoup aidé : « Je suis un destin. » La littérature est l’art qui permet de rentrer dans la subjectivité de quelqu’un d’autre. C’est un métier de la curiosité. Un bon écrivain ne doit pas juger ses personnages, mais les comprendre. Ma belle-mère, qui vote Trump, a beaucoup aimé le roman et c’est heureux. Je crois qu’un bon roman est plus intelligent que la personne qui l’écrit.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire