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mardi 11 décembre 2018

« Pétain est indigne d’une célébration nationale » - le 9.11.2018


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« Pétain est indigne d’une célébration nationale »
Pour l’historien Laurent Joly, Emmanuel Macron n’a pas pris la mesure du consensus négatif qui règne aujourd’hui dans l’opinion française au sujet du maréchal Pétain, traître sous l’Occupation
Comme la polémique de ces derniers jours l’a montré, l’ombre du maréchal Pétain et de ce qu’il incarne n’a cessé de peser sur la mémoire historique des Français, imposant aux responsables politiques de prendre position à l’égard de son héritage. Dans cet entretien, l’historien Laurent Joly, qui vient de publier L’Etat contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite (Grasset, 368 p., 20,90 euros), revient sur l’édification et la déconstruction de cette figure historique dans l’imaginaire national.
Le président Macron a fait référence à la figure du Pétain « grand soldat », comment s’est-elle intégrée dans l’imaginaire français après la première guerre mondiale ?
Philippe Pétain est devenu un héros national à 60 ans[en 1916]. Ce n’était pas le général le plus brillant, ni le plus en cour (les réserves du généralissime Joseph Joffre à son égard sont bien connues). Mais c’est lui qui est à la tête des troupes françaises à Verdun en 1916. On tient. La presse fait l’éloge du grand soldat. Son célèbre ordre du jour, « courage, on les aura », son attention à la vie quotidienne des poilus, Verdun sauvé, tout cela a rendu le général Pétain immensément populaire. En novembre 1918, il est élevé à la dignité de maréchal de France.
Qui est le Pétain de l’entre-deux-guerres ? Et qu’incarne-t-il en 1940 ? Quels sont les espoirs qui sont fondés en lui par une partie de la population française ?
Après la guerre, Pétain est un héros qui hésite entre sa tranquillité et la chose publique. Général en chef de l’armée française dans les années 1920, reçu à l’Académie française en 1931, il est ministre dans le gouvernement de Gaston Doumergue en 1934. A près de 80 ans, il est le dernier grand chef militaire de la Grande Guerre : Ferdinand Foch et Joseph Joffre sont décédés, le premier en 1929 et le second en 1931.
A l’extrême droite, une campagne commence à se développer autour de son nom : « C’est Pétain qu’il nous faut ! » L’héritage césarien, le mythe de l’homme providentiel jouent à plein dans le climat de crise politique, marquée par l’antiparlementarisme, et de crise économique et sociale qui caractérise la fin des années 1930. Pétain y est de moins en moins insensible. En novembre 1938, il fait presque un discours de politique intérieure, glorifié par Charles Maurras, le chef de l’Action française, mouvement royaliste et antisémite : « Nous avons oublié l’effort pour la jouissance, l’union devant le danger pour le bien-être. » Ce sont, déjà, avec deux années d’avance, ses mots de 1940.
Lorsqu’il accède au pouvoir, à la tête de l’Etat français, comment la propagande vichyste met-elle en scène la figure du maréchal Pétain ?
C’est « Pétain, le plus français de tous les Français », le sauveur de la nation, qui va redresser le pays, nous protéger des malheurs de l’Occupation. Sa popularité est restée grande jusqu’au bout.
Dès lors, à partir de quel moment la figure du traître Pétain s’impose- t-elle ?
Plus que la radio de Londres, c’est vraiment au moment de son procès, en 1945. L’accusation veut à tout prix prouver l’existence d’un complot du maréchal remontant à l’avant-guerre pour prendre le pouvoir en trahissant son pays.
En août 1945, Pétain est condamné à mort pour « intelligence avec l’ennemi » et à l’indignité nationale. La peine de mort sera finalement commuée en raison de son grand âge, mais on ne peut pas faire plus infamant. L’opinion française est cependant divisée. Dès octobre 1944, l’un des premiers sondages IFOP révélait que près de 60 % des Français étaient opposés à ce que le maréchal soit condamné.
Comment un récit visant justement à exonérer Pétain se construit-il dans l’opinion française de la seconde moitié du XXe siècle ?
Sous l’Occupation, déjà, beaucoup de Français ont cru sincèrement en une alliance tacite entre Charles de Gaulle et Philippe Pétain. C’est un vieux mythe. Dès la fin des années 1940, un résistant proche de l’extrême droite royaliste, le colonel Rémy, le formalise dans les termes que l’on connaît depuis : il y avait de Gaulle, « l’épée », et Pétain, « le bouclier ».
En 1954, le premier historien de Vichy, Robert Aron, reprend la théorie à son compte. D’un point de vue historique, rien n’est plus faux. Mais c’est ce que beaucoup de Français des années 1940 et 1950 avaient envie de croire.
Alors que l’ambiguïté demeure dans les décennies qui suivent la fin de la seconde guerre mondiale, comment les responsables politiques de la Ve République appréhendent-ils le double héritage de Pétain, héros de la Grande Guerre, traître sous l’Occupation ?
En 1966, le général de Gaulle peut se permettre de dissocier les deux Pétain, celui de Verdun et celui de Vichy. Cela ne choque pas l’opinion, car l’ampleur des crimes antisémites de Vichy et du rôle personnel de Pétain dans la politique de collaboration n’a pas encore été révélée par des historiens comme Robert Paxton et Marc Ferro et ne suscite pas l’émotion qu’elle va peu à peu commencer à susciter.
Quand le président Valéry Giscard d’Estaing, le 11 novembre 1978, fait fleurir la tombe de Pétain de L’Île-d’Yeu, cela ne suscite pas non plus le scandale. On est pourtant en pleine affaire Darquier de Pellepoix. Ancien commissaire général aux questions juives sous l’Occupation, ce dernier avait provoqué une polémique par ses déclarations scandaleuses : « A Auschwitz on n’a gazé que des poux. »
A partir du 11 novembre 1987, le président François Mitterrand décide de faire de ce qui n’était auparavant qu’un geste occasionnel un véritable rituel : chaque année, pendant six ans, une gerbe est déposée sur la tombe de Pétain. La dernière fois, en 1992, cela tourne mal. Serge Klarsfeld est sur place avec ses militants et des étudiants juifs de France. Que Mitterrand, qui refuse de reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vél’d’Hiv, honore ainsi le maréchal Pétain, est jugé insupportable.
C’est un véritable tournant. En 1993, Mitterrand doit renoncer à son dépôt de gerbe annuel. Et, depuis, les présidents de la République se sont tenus à cette position : le chef de l’Etat ne peut pas honorer le vainqueur de Verdun qui a mis son prestige au service de la collaboration avec l’Allemagne nazie.
La mémoire associée à la figure de Pétain a-t-elle un jour cessé d’être conflictuelle ? Le président de la République, Emmanuel Macron, dans sa volonté de réconcilier les deux France, n’a-t-il pas commis un impair ?
Jusque dans les années 1980, une majorité des Français interrogés sur Pétain, 1940, Vichy, la collaboration, avaient de lui une opinion plutôt favorable, « il avait fait de son mieux », « s’était trompé de bonne foi », jugeait-on. Depuis les années 1990, chaque sondage a montré une dégradation de son image, très nette dans les plus récentes enquêtes. Le président Macron n’a pas pris la mesure de ce que, justement, de nos jours, il y a un large consensus négatif dans l’opinion publique sur Pétain.
Par son action entre 1940 et 1944, sa volonté d’inscrire la France dans une Europe hitlérienne et totalitaire, par la livraison de 25 000 juifs apatrides à l’été 1942, qu’il a recouverte de son autorité en considérant qu’elle était « juste », Pétain s’est déshonoré. Il est indigne d’une célébration nationale. Notre mémoire collective rejoint ainsi aujourd’hui le verdict de 1945.


Renaud Muselier « La République ne saurait honorer ceux qui l’ont violée »
Petit-fils d’un amiral français qui rejoignit le général de Gaulle et la France libre, l’homme politique espère que M. Macron trouvera les mots, dimanche 11 novembre, pour lever les doutes que ses déclarations ont installés
Monsieur le président de la République, je vous écris aujourd’hui non pas en tant que président de région mais en tant que citoyen français, petit-fils de l’amiral Muselier. Mon grand-père fut le premier officier général français à rejoindre le général de Gaulle et la France libre, le 30 juin 1940. Il fut dans la foulée condamné à mort par le régime de Vichy dirigé par le maréchal Pétain et déchu de sa nationalité française en 1941.
Le maréchal Pétain restera dans l’Histoire comme celui qui a livré la France aux nazis et jeté notre peuple dans les bras du IIIe Reich, conduisant des millions de Juifs, Tziganes, homosexuels, communistes, résistants et personnes handicapées aux camps de la mort.
Je ne vous ferai aucun procès en sorcellerie et je ne vous accuserai jamais de la moindre complaisance envers ce qui fut sans doute la pire page de l’histoire de notre nation. Mais la multiplication de vos déclarations et les affirmations approximatives du porte-parole du gouvernement concernant le maréchal Pétain empreintes d’une sorte de « en même temps » historique ont fortement contribué à jeter le trouble chez de nombreux Français.
Personne ne songe à ignorer ou à gommer le rôle joué par Philippe Pétain dans ce qui conduira à la victoire française en 1918. J’ai entendu vos mots sur la complexité de notre histoire. Je les partage. L’Histoire n’oublie rien mais les Français n’acceptent pas tout. La deuxième partie de la vie du maréchal Pétain rend impossible un hommage à la première. Vous avez semblé mettre un signe d’égalité entre d’un côté ce rôle joué par Philippe Pétain lors de la première guerre mondiale et, « en même temps », le rôle qui fut le sien en 1940 que vous avez, avec un sens aigu de la litote, qualifié de « funeste ».

Crimes et collaboration

Cette attitude nie le procès intenté par la République au chef de l’Etat français, principal agent de la collaboration avec l’ennemi nazi. Dois-je insister sur le fait qu’il a été, lors de ce procès, condamné à l’indignité nationale, perdant par là même ses titres militaires ? Dès à présent, comment expliquer aux jeunes générations que la nation pourrait rendre, sous quelque forme que ce soit, un hommage à celui qui restera dans l’histoire comme un traître à sa patrie ?
Certains hommes ont commis de trop grands crimes dans leur vie pour envisager que l’on puisse rendre hommage à leurs quelques moments de gloire et de courage. La seule chose à retenir du maréchal Pétain, ce sont ses crimes et sa collaboration avec Hitler. Notre nation a produit suffisamment de héros pour ne pas rendre hommage à ceux qui l’ont durablement entachée. En terminant ce texte, je pense à mon grand-père mais avant tout à ces millions de victimes et aux Français trahis par Pétain.
Monsieur le président de la République, dimanche la France sera le centre du monde. Vous serez entouré de 80 chefs d’Etats pour rendre hommage aux véritables héros de la Grande Guerre. Nous attendons de votre part qu’à l’occasion de cette cérémonie, vous trouviez les mots pour lever les doutes que vos déclarations ont installés. La République est bonne fille mais elle ne saurait honorer ceux qui l’ont violée.
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Renaud Muselier est président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d'Azur et député européen

Serge Klarsfeld « Le maréchal est le Dr. Jekyll devenu Mr. Hyde »
L’historien estime qu’Emmanuel Macron ne peut retirer le maréchal de la liste des chefs militaires qui ont conduit l’armée française à la victoire en 1918, mais qu’il a marqué sa différence en décidant de ne pas fleurir sa tombe
Dans chacune de mes interventions aux cérémonies commémorant les rafles de juifs et la livraison par l’Etat français de dizaines de milliers d’entre eux aux nazis, je rappelle que cet Etat était dirigé par le Français le plus glorieux de l’époque, Philippe Pétain. Le problème du jugement qu’on peut porter sur Pétain est complexe, car le personnage a été actif en deux périodes de l’histoire. En 1918, quand il est élevé à la dignité de maréchal de France, il est le Dr. Jekyll ; et il est devenu Mr. Hyde quand, en 1944, il est condamné à mort.
On ne peut effacer quelqu’un de l’histoire quand il y a joué un rôle : Emmanuel Macron ne peut retirer Pétain de la liste des chefs militaires qui ont conduit les armées de la France à la victoire. Mais il a marqué sa différence avec ses prédécesseurs, en particulier avec de Gaulle et Mitterrand, en ne fleurissant pas sa tombe, puisque dans la tombe il y a un homme et que ces fleurs rendent hommage à l’homme et à son parcours. Or, dans ce parcours, il y a sa gloire dont il a usé pour entraîner la France dans la collaboration, dans le déshonneur et la honte. Le président de la République ne sera pas non plus présent à la cérémonie des Invalides, avec laquelle il prend ainsi ses distances.
L’Elysée a fait savoir que l’hommage ne concernait que les cinq inhumés aux Invalides ; la Mission du centenaire maintient qu’il s’agit d’un hommage aux huit maréchaux, dont Pétain ; il faudra éclaircir cette contradiction. En ce qui me concerne, il y a une dizaine d’années, j’avais constaté que le buste de Pétain au Musée des armées aux Invalides ne portait pas d’autre mention que celle de maréchal de France ; j’ai protesté et obtenu que le gouverneur des Invalides ajoute sur le socle de ce buste que Pétain avait été condamné à mort.
En 1992, j’ai mené la campagne contre le dépôt de fleurs sur la tombe de Pétain par Mitterrand ; en 2010, j’ai rendu public le projet de statut des juifs de 1940 annoté de la main de Pétain et aggravé sensiblement par sa volonté ; mais il ne me viendrait pas à l’esprit de gommer ses mérites militaires de la première guerre mondiale, puisque ce sont justement ceux-ci qui expliquent aux nouvelles générations le rôle funeste qu’il a joué de 1940 à 1944, en particulier à l’encontre de la population juive.
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Serge Klarsfeld est historien et avocat de la cause des déportés en France

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