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mardi 11 décembre 2018

HISTOIRE et MÉMOIRE - « Je les sentais là, tous ces morts sans sépulture »

HISTOIRE et MÉMOIRE

Celle ignorée par Jupiter ! (BV)


POUR MÉMOIRES|PAR FLORENCE AUBENAS
« Je les sentais là, tous ces morts sans sépulture »
C’est un village pareil aux autres, avec des bêtes – nombreuses – qui vous regardent passer, et des humains – bien moins nombreux – qu’on appelle à grands cris parce que le portable ne passe pas dans les champs. Sentez l’odeur. Regardez ce gamin parti trier les oignons derrière les serres, et les camions qui chargent les betteraves par tonnes, la nuit dans la lumière trop blanche des phares. « Ici, la terre, c’était du velours », disait le grand-père Genteur à Noël, son petit-fils. Avant la première guerre mondiale, Craonne comptait un millier d’habitants sur le Chemin des Dames, au-dessus de la vallée de l’Aisne. Ils sont 69 aujourd’hui.
Pour les commémorations, une jeune enseignante en histoire s’y promène en famille. Que s’est-il passé ici de particulier ? Elle secoue la tête en souriant. Non, vraiment, elle ne voit pas. A vrai dire, tout a longtemps été fait à Craonne pour que rien ne soit vu, mémoire enterrée vive sous cette terre de velours. C’est ce qui donne l’impression qu’ici, cent ans plus tard, la guerre n’est pas finie.
Comme tous les gosses nés sur un champ de bataille, Noël Genteur a ramassé des bouts d’obus en cuivre pour les revendre à la ferraille contre une poignée de Carambar. Lui se voyait vétérinaire, plutôt qu’agriculteur. Départ à Paris. Quand son père tombe malade, la ferme menace d’être vendue. Retour à Craonne.
Il y a eu le choc du corps retrouvé en labourant : l’homme devait être en train de manger quand il a été tué, tombé casque en avant sur sa gamelle et son bidon d’eau. A ça, on ne s’habitue jamais. « Je suis devenu tellement conditionné que je ne quittais plus le sillon des yeux derrière la charrue. Je n’osais plus pisser dans le champ : je les sentais là, tous ces morts sans sépulture », dit Noël Genteur.
A Craonne, très peu d’habitants sont revenus dans leurs maisons détruites, mais d’anciens poilus ont choisi d’y terminer leurs jours. « Ils m’ont ouvert les yeux sur ce qui s’était passé ici. Je me souviens de l’un, Julien, qui avait exigé de fermer la porte pour me raconter. Il avait toujours peur. »Et défile tout ce que les livres d’histoire ne racontent pas alors : les premiers assauts français qui tournent à la boucherie en avril 1917. Des soldats qui se révoltent et refusent de remonter au front. La condamnation à mort des mutins par l’état-major. Et le reste de la troupe qu’on continue d’envoyer au massacre. Noël Genteur demande : « Pourquoi ça ne se sait pas ? Pourquoi, à Verdun ou dans la Somme, ils ont de belles commémorations et jamais rien ici ? En fin de compte, c’est l’injustice qui m’a fait réagir. Et peut-être un petit peu de chauvinisme : pourquoi pas nous ? »

« Obéissance et sacrifice »

Devant le monument aux morts de Craonne, village maudit qu’évitent les officiels, Noël Genteur se met à faire ses discours à lui. Il ne pourrait dire comment des gens commencent à venir l’écouter, davantage chaque année, arrivant d’un peu partout. Il parle à l’instinct, raconte la première fois, où il a entendu La Chanson de Craonne, l’hymne des mutins interdit jusqu’en 1974.
A la ferme Genteur, les chasseurs venaient boire le vin après les battues. Leurs chiens aussi rentraient à l’intérieur – seule occasion où ils avaient ce droit – et les gamins se cachaient sous la table pour en être eux aussi. Noël avait 8 ans. Un soir, un chasseur avait entonné La Chanson de Craonne, sans pouvoir la finir, surtout la dernière strophe : « Ceux qui ont le pognon, ceux-là r’viendront, car c’est pour eux qu’on crève, mais c’est fini car les troufions vont tous se mettre en grève. »Est-ce que le chasseur n’avait pas osé ? Ou bien il pleurait trop ? Cent ans après la fin de la guerre, à Tournon-Saint-Martin en Indre-et-Loire, un directeur académique vient d’interdire à des élèves d’interpréter La Chanson de Craonne pour la cérémonie. « Toujours le même message : obéissance et sacrifice », dit François Rousseau, historien et membre d’un groupe de recherche sur le Chemin des Dames depuis les années 2000.
Accueilli par Noël Genteur, Lionel Jospin a été le premier à se rendre à Craonne en 1998, alors qu’il était premier ministre, suivi par François Hollande en 2017. Inaugurée sur la ligne de front, une statue a été vandalisée plusieurs fois, barbouillée de « Vive Pétain ». C’est à Pétain, justement, qu’Emmanuel Macron vient de rendre hommage. Sa tournée, en revanche, ne passe pas par le Chemin des Dames.

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