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samedi 8 décembre 2018

HISTOIRE et MÉMOIRE - 1914-1918 Le débat sans fin

HISTOIRE et MÉMOIRE

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1914-1918 Le débat sans fin
Le mémorial canadien de Vimy, dans le Pas-de-Calais. NICOLAS THOMAS MORENO
Cent ans après, la Grande Guerre inspire toujours, en témoignent les nombreuses parutions qui interrogent, notamment, le consentement et le patriotisme français en temps de guerre
Il y a ceux de Péronne, et ceux de Craonne ; les tenants de la thèse du « consentement patriotique », facteur dominant, selon eux, de la mobilisation des Français entre 1914 et 1918, et ses contestataires : l’histoire de la première guerre mondiale fait l’objet, depuis plus de vingt ans, d’une querelle entre deux camps d’historiens français, qui ne s’apaise pas.
Les premiers sont réunis autour de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne (Somme), fondé en 1992. Les seconds, dans le Collectif de recherche internationale et de débat sur la guerre de 1914-1918 (CRID 14-18) de Craonne (Aisne), créé en 2006. Son directeur, Frédéric Rousseau, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III, publie 14-18, penser le patriotisme, occasion de faire le point sur la querelle en effet inépuisable du sens et de la valeur d’un des événements décisifs de l’histoire européenne.
Comment résumeriez-vous ce qui oppose les deux camps ?
Une idée domine le champ historiographique depuis vingt ans, à savoir que les sociétés seraient entrées en guerre mues par un sentiment écrasant tous les autres : le sentiment national, le patriotisme, qui aurait entraîné leur consentement à partir au front. Cela se serait accompagné d’une profonde haine de l’ennemi, d’un esprit de croisade et d’une brutalisation – un apprentissage, dans les tranchées, de la cruauté – qui auraient fait de la Grande Guerre la matrice des totalitarismes. Or c’est un raccourci d’affirmer que sur le champ de bataille on se comporte comme des animaux sauvages. Des comportements différents se combinent pour chacun. Nous ne sommes pas faits d’une seule pièce.
Que trouvez-vous, dans vos sources, à opposer à ces concepts ?
Nos collègues de Péronne ont tendance à utiliser des témoignages provenant des élites bourgeoises, en transposant au reste de la société les représentations qu’ils y ont trouvées. Je n’évacue pas les témoignages des élites, mais je les confronte à des témoignages plus populaires. C’est dans l’hétérogénéité que je pense pouvoir m’approcher de la complexité de la société française.
Est-ce pour autant ce que certains appellent une « histoire d’en bas » ?
Non. Je conteste cette expression. Ce n’est pas une histoire des petits contre une histoire des gros. Tout le monde fait société. Il n’y a que des bons témoins. Ce que je recherche dans les témoignages, ce sont les indices des rapports sociaux, des pratiques sociales.
Vous admettez au début du livre que la mobilisation générale, en août 1914, a été un grand succès. N’est-ce pas là une preuve que les Français ont, de fait, massivement consenti à la guerre ?
Mais que sait-on de leurs motivations ? Comment sait-on qu’ils ont consenti à partir pour une raison patriotique, en tout cas pour cette raison seule ? Je ne conteste nullement l’existence du sentiment national et du patriotisme. Mais, si le patriotisme favorise la mobilisation, il ne suffit pas à rendre compte de ce qui se passe exactement dans les familles, parmi les voisins, dans les classes d’âge, les métiers, etc.. Il y a d’autres ressorts, notamment sociaux.
Le mot de contrainte, qu’on accole souvent à l’école de Craonne, permet-il de les résumer ?
Non. Je ne pense pas qu’on puisse réduire les rapports sociaux aux contraintes. Ils sont riches, aussi, de ressources – d’entraide, de solidarité, d’affection… Nous n’avons jamais prétendu que seule la contrainte permettait de mobiliser les gens et de les maintenir à la guerre. En revanche, il ne faut pas évacuer totalement la dimension disciplinaire. Il y a une présence de la police, des gendarmes, des militaires… – de la loi, tout simplement. On est éduqué à obéir.
Mais l’éducation n’est pas de même nature que la contrainte. Elle crée une intériorisation des normes, et donc un consentement…
Bien sûr, mais il faut clarifier ce qu’on entend par consentement, mot qu’on emploie toujours comme si tout le monde y mettait la même chose. Le consentement, c’est le fait de dire oui ou non, et pour cela il faut d’abord qu’on en ait le droit. En l’occurrence, la loi ne propose pas de dire oui ou non à la mobilisation. Cela suppose aussi l’autonomie de l’individu, pour qu’il puisse prendre une décision éclairée. Or la mobilisation se passe en quelques heures, ce qui crée un choc. C’est ce que j’ai qualifié d’« état d’exception émotionnel ».
Ce choc ne crée-t-il pas un élan, parfois enthousiaste ?
On peut l’entendre de cette manière-là mais à condition de se demander ce que les gens avaient en tête. Est-ce qu’ils ont consenti à ce qu’ils ont ensuite découvert sur le champ de bataille ? Bien sûr que non. Les gens consentent à partir, mais pour quelque chose qu’ils ne connaissent pas.
Cependant, l’écrasante majorité reste au front jusqu’à la fin…
Certes, mais qu’en déduit-on ? Un consentement sur la durée, disent mes confrères de Péronne. Je ne suis pas d’accord. Si certains continuent d’être animés d’un consentement très vif, notamment dans les classes sociales élevées, pour la grande masse de la population au front il s’agit davantage de résignation, d’attentisme. On essaie de passer à travers les gouttes. On patiente. Ce n’est pas cela, consentir.
Vous dites que vous ne niez pas le patriotisme des gens de la Grande Guerre, mais à vous écouter on peut se demander quelle part vous lui laissez dans l’ensemble complexe de leurs motivations…
Il faut que les historiens admettent qu’ils ne possèdent pas de « patriotimètre ». On ne peut pas mesurer le sentiment national, de la même façon qu’on ne peut pas mesurer le sentiment religieux, le sentiment amoureux ou amical. Il n’y a que des gestes, qui vont le traduire à certains moments, parce que c’est aussi un sentiment évolutif, changeant selon les situations. On ne peut pas dire « celui-là c’est un patriote, celui-là non ». Ce n’est pas comme cela que les choses marchent dans la vie.
Lisez une version longue de cet entretien sur Le Monde.fr/livres
14-18, penser le patriotisme,
de Frédéric Rousseau,
Folio, « Histoire », inédit,
480 p., 8,30 €.

L’art d’entrer en guerre
Deux livres analysent les mécanismes de la mobilisation au front comme à l’arrière
Plus la première guerre mondiale s’éloigne, plus ce temps d’exception pendant lequel les Etats ont réussi à mobiliser les sociétés européennes, au front et à l’arrière, nous taraude. Cette idée a guidé deux colloques qui se sont tenus dans le cadre des commémorations du centenaire.
Le premier, organisé par le CRID 14-18 (lire ci-contre l’entretien avec Frédéric Rousseau) à Paris, Laon et Craonne (Aisne), en octobre et novembre 2014, a donné à son comité scientifique l’idée de publier Les Mises en guerre de l’Etat,ouvrage envisagé non comme une simple retranscription de communications, mais comme une entreprise collective de réécriture visant à les faire entrer en résonance les unes avec les autres. Le second a eu lieu à l’université de Pau, en novembre 2015 ; il débouche aujourd’hui, plus classiquement, sur la parution de ses actes, LesFronts intérieurs européens.
Jugeant le terme « mobilisation » imprécis – tant il est vrai que celle-ci peut être militaire, mais aussi industrielle, économique, idéologique et culturelle –, les membres du CRID 14-18 lui préfèrent la notion de « mise en guerre » pour mieux appréhender le caractère chronologiquement différencié des engagements guerriers, des investissements financiers et des modes de participation, militaire ou civil, au conflit.
L’approche sociohistorique et sociopolitique qui est la leur permet de préciser ce que l’on entend par Etat, à savoir non pas un bloc imposant son autorité à tous les corps sociaux, mais plutôt un champ de forces dans lequel les acteurs politiques, militaires, administratifs et financiers luttent pour dire ce qui convient à la société.
Les textes s’intéressent aux modes d’intervention et d’encadrement, mais aussi aux renoncements de l’Etat. Parmi les thèmes traités : la puissance de l’engagement de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm ; le refus de l’Etat de prendre en charge les anciens combattants aliénés et son incapacité à repenser une politique d’assistance adaptée à une telle guerre ; le renforcement du contrôle étatique sur les civils en Allemagne.
Il en ressort que les Etats, bien que préparés en 1914 à affronter la guerre, ont dû improviser dans bien des domaines. N’étant pas prêts pour un conflit si long et si consommateur de vies et de ressources, ils ont été mis à l’épreuve, ce qui explique la « mise en guerre » progressive des institutions.
Les actes du colloque de Pau s’intéressent, pour leur part, à l’impact de la guerre sur l’arrière. Alors que Britanniques, Allemands et Italiens l’appellent respectivement homefront, Heimatfront et fronte interio, les Français ont cherché à préciser sa nature : l’histoire économique des années 1970 entreprend d’étudier « l’autre front » ; l’histoire culturelle des années 2000 aborde la vie des « fronts intérieurs ». Cette dernière notion est ici explicitée : il s’agit de mesurer les effets directs et indirects de la guerre sur les sociétés qui la subissent.
Plaçant la focale sur ceux qui, dans la dynamique totalisante du conflit, sont en guerre, l’ouvrage assume le recours à l’anecdotique. A travers une série d’études de cas, l’accent est mis sur la variété des implications de l’arrière et sur les différentes dynamiques spatiales – locale, régionale, nationale, internationale et transnationale –, jusqu’en 1920, lorsque la démobilisation s’achève.
L’appel à une main-d’œuvre coloniale répond ainsi à un besoin régional : à partir de 1916, des milliers de travailleurs maghrébins, chinois et annamites sont envoyés dans des usines de guerre dans le Sud-Ouest aquitain. Globalement, les rapports entre travailleurs coloniaux et les populations françaises sont difficiles. La mobilisation économique, quant à elle, répond souvent à des logiques locales : la déterritorialisation des grandes fortunes de la place lilloise se révèle une bonne affaire pour celles-ci et une catastrophe pour les populations des territoires occupés.
Au total, deux publications complémentaires, dans lesquelles on trouvera des pistes de réflexion sur les traces qu’une telle mobilisation a laissées dans les sociétés européennes. Le colloque de Pau, qui s’est tenu quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015, a noté que les mécanismes de mobilisation alors à l’œuvre étaient similaires à ceux de 1914 : appel à l’unité nationale, prise en charge des victimes civiles, militarisation des villes et des transports, provinciaux ressentant la menace avec plus de distance… D’abord en perte de repères, la société s’organise progressivement pour tenir.
Les Mises en guerre de l’État. 1914-1918 en perspective,
sous la direction de Sylvain Bertschy et Philippe Salson,
ENS Editions, 362 p., 29 €.
Les Fronts intérieurs européens. L’arrière en guerre (1914-1920),
sous la direction de Laurent Dornel et Stéphane Le Bras,
PUR, « Histoire », 372 p., 28 €.


Lignes d’horizons

En 1914-1918, le front ouest fit se croiser des combattants de tous les horizons, Néo-Zélandais et Sénégalais, Canadiens et Kanak. Parmi ces troupes impériales figuraient environ 130 000 soldats de l’Inde britannique, que Claude Markovits étudie à travers les extraits de leurs lettres consignés dans des rapports de contrôle postal. Déjouant les aspérités d’une source régie par l’armée, l’historien, directeur de recherche émérite au CNRS, restitue la vision de la France et des Français qu’eurent ces soldats hindous, sikhs et musulmans. Des Françaises, devrait-on dire, tant la question des femmes est centrale pour les soldats indiens, qui racontent parfois leurs conquêtes, mais aussi leur surprise devant le niveau élevé, presque impensable à leurs yeux, de l’alphabétisation féminine. Un travail d’une grande finesse sur les rencontres singulières suscitées par le conflit. A. Lo.
De l’Indus à la Somme. Les Indiens en France pendant la Grande Guerre,de Claude Markovits,Maison des sciences de l’homme, 272 p., 22 €.

Les destructions barbares

Le désarroi ressenti dans nos sociétés face à la destruction du joyau historique et architectural de Palmyre en Syrie (2015-2017) aide à se représenter la manière dont, en 1914, fut vécu le bombardement de la cathédrale de Reims par l’armée allemande, et combien il contribua à accoler à celle-ci l’image de la « barbarie ». A ce dossier bien balisé dans l’historiographie, l’auteur apporte le regard d’un historien de l’art, replaçant les faits dans le temps plus long d’un débat franco-allemand sur les origines et le sens du style gothique de l’édifice, puis sur sa reconstruction, à l’aide d’une iconographie riche et finement commentée. De façon singulière, il fait aussi entendre la voix d’un amoureux des chefs-d’œuvre, dénonçant avec force la « faute morale » de leur mise en péril par les guerres.A. Lo.
La Cathédrale incendiée. Reims, septembre 1914(Die Brennende Kathedrale von Reims),de Thomas W. Gaehtgens,traduit de l’allemand par Danièle Cohn, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 325 p., 29 €.

Lettres d’un dandy de guerre

Premier éditeur des Lettres de guerre dès août 1919, André Breton a fait de Jacques Vaché, mort quelques mois plus tôt, à 23 ans, d’une surdose d’opium, l’un des mythes fondateurs du surréalisme, son idéal incarné – lui qui aurait réussi à passer quatre années au front sans y jouer « aucun rôle actif », en dandy capable de déjouer tous les conditionnements. Ce que la réunion de l’ensemble de ces 158 lettres, dont 23 étaient restées inédites, apporte de nouveau, c’est une image plus nuancée de Vaché, présent au front alors qu’il aurait pu se faire déclarer inapte pour forte myopie, et très affecté par cette immense « boucherie ». Son génie ressort par contraste avec cette humanité blessée. Son « Umour », à la fois éthique et esthétique de vie (« La seule chose dont je souffre est d’être mal habillé », écrivait-il en août 1915), y trouve ses racines.Jean-Louis Jeannelle
Lettres de guerre. 1914-1918,de Jacques Vaché,édition de Patrice Allain et Thomas Guillemin, Gallimard, 480 p., 24 €.

Contre l’effacement

Comme tous ceux de sa génération, Jérôme Prieur (né en 1951) n’a, avec la Grande Guerre, d’autre lien que d’avoir côtoyé des grands-pères combattants. Cette guerre, pourtant, a été la sienne dès l’enfance, s’insinuant dans ses rêveries, le poussant à commencer alors une « Histoire de la Grande Guerre », projet impossible que réalise, sous la forme d’une méditation sur cet impossible même, LaMoustache du soldat inconnu. Le cinéaste et écrivain s’y confronte à la disparition progressive de ce qui a été si proche. Les grands-pères meurent ; bientôt, il ne reste plus un seul combattant. A cette puissance irrépressible de l’effacement, il oppose l’enquête, la fouille archéologique à travers les « mots entassés par-dessus les tranchées, abandonnés, oubliés » ; à travers des images perdues et retrouvées ; à travers ses souvenirs d’émotions encore palpitantes, devenues vestige. Fl. Go
La Moustache du soldat inconnu, de Jérôme Prieur,Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 272 p., 22 €.

Le dernier message

Quatre ans après, il est toujours sur le front. Et dans sa« caboche de berger » qui n’a jamais confondu deux bêtes, les visages des copains tombés se mélangent à la boue des tranchées. Augustin Trébuchon est agent de liaison, et on peut être sûr de sa discrétion : il ne sait pas lire. L’aurait-il su, qu’il n’aurait peut-être pas pris la peine de transmettre ce dernier message le 11 novembre 1918, alors que l’armistice est déjà signé. Le premier roman d’Alexandre Duyck est le tombeau de ce soldat inconnu, retrouvé dans les archives, le chant funèbre d’un berger lozérien farouche et tendre. Pourtant, c’est la vie qui l’emporte dans ces pages. A l’image du personnage, qui se faufile sur le champ de bataille en imitant les stratégies d’un animal traqué, le style d’Alexandre Duyck a du corps et du souffle. De ce der des ders des « morts pour la France », il offre un portrait vif et captivant, encore couvert de boue et de rosée.Zoé Courtois
Augustin,d’Alexandre Duyck,JC Lattès, 250 p., 16 €.

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