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mercredi 14 novembre 2018

Les réseaux sociaux, un terrain miné pour les fonctionnaires - le 27.10.2018


Les réseaux sociaux, un terrain miné pour les fonctionnaires
Les agents publics oublient parfois que leur liberté d’expression est limitée sur Internet. Les décisions judiciaires se multiplient
Educateur sportif employé par la ville de Montargis (Loiret), M. F. n’aime visiblement pas le chocolat. Ou peut-être est-ce le premier adjoint de la commune, lequel dirige une confiserie qui en fabrique ? Toujours est-il que, fin octobre 2013, « en pleine période du salon du chocolat », s’offusque le tribunal, l’agent municipal n’a rien trouvé de mieux que de laisser sur Facebook des « mentions injurieuses à l’égard tant des produits fabriqués » par la confiserie que de « l’honorabilité » de son patron…
Avec les réseaux sociaux, certains fonctionnaires se prennent les pieds dans le devoir de réserve auquel ils sont astreints. Et cela commence à se voir : le contentieux connaît « une augmentation très significative » depuis quelques années, note Emmanuel Aubin, professeur de droit public à l’université de Poitiers. Le plus souvent, les tribunaux administratifs sont saisis par des agents publics qui contestent la sanction disciplinaire qui leur a été appliquée.
Bien entendu, le développement des réseaux sociaux explique ce phénomène. Mais pas uniquement. « Jusqu’à présent, les collectivités locales n’engageaient pas de poursuites car elles pensaient ne pas être fondées à le faire, mais cela change », note l’avocat Régis Constans, qui conseille de nombreuses mairies dans le sud de la France. « Et cela va se multiplier avec les élections, poursuit-il. D’ailleurs, ça commence déjà. Beaucoup d’agents prennent des positions plus que discutables vis-à-vis des équipes municipales en place. Sur le mode : je suis fonctionnaire à la ville et je peux vous dire que le maire fait n’importe quoi. Vivement que ça change. »
Tout agent public a l’obligation d’être neutre et loyal lorsqu’il travaille. Et, en dehors de son exercice professionnel, le juge a peu à peu considéré que sa liberté d’expression était limitée par un devoir de réserve. En vertu de celui-ci, il doit observer de la retenue dans ses propos ou son comportement de sorte à ne pas nuire à la dignité ou au bon fonctionnement du service public. Cette jurisprudence a beau dater des années 1930, elle demeure floue et fluctuante. Et le développement des réseaux sociaux le montre avec éclat : une certaine confusion règne dans l’esprit des fonctionnaires. « Beaucoup d’agents n’ont pas conscience de ce qu’ils peuvent dire ou ne pas dire sur les réseaux sociaux », note Emmanuel Aubin. Et beaucoup d’entre eux franchissent la ligne blanche « par ignorance », confirme Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT-Fonctions publiques. Or, a rappelé le juge administratif, en 2016, « une discussion sur Facebook ne relève pas de la correspondance privée ».
Ce policier municipal de Belfort a été licencié fin 2012 après avoir divulgué sur divers réseaux sociaux des photos et des informations relatives, notamment, au système de vidéosurveillance mis en place dans sa ville. Approuvé par le Conseil d’Etat, « le licenciement était totalement disproportionné, estime cependant Me Constans, car le fonctionnaire n’avait probablement pas conscience qu’il commettait une erreur. En fait, tout dépend de l’intention de l’agent ».
La diversité des cas est « aussi large que peut l’être l’imagination humaine », constate M. Aubin. Mais des dominantes émergent. Ainsi du cas très fréquent de « l’insubordination ». Ce gendarme qui, en 2013, insulte son chef, commandant de brigade à Joigny (Yonne), sur Facebook, a un comportement « contraire au devoir de réserve », a rappelé la cour administrative d’appel de Nancy. Et le pseudonyme ne suffit pas à protéger l’agent. C’est le cas de ce capitaine de gendarmerie qui publie, « sur plusieurs sites Internet relayés par les réseaux sociaux, de nombreux articles critiquant en termes outranciers et irrespectueux » le gouvernement, sa politique étrangère et de défense.

Sensibiliser aux limites

Une autre catégorie a trait aux mœurs. Une jeune femme, chargée de l’entretien dans un lycée de la Drôme, avait reçu du proviseur l’autorisation d’exercer, à côté, « des activités artistiques notamment dans le domaine pornographique et érotique ». Elle tenait donc « un blog à caractère pornographique ». Cela n’a, semble-t-il, guère posé de problème jusqu’au jour où des images ont circulé parmi les élèves, ce qui a provoqué « diverses perturbations » dans l’établissement, relève la cour administrative d’appel de Lyon, fin 2014. L’« artiste » a été exclue trois jours.
Des cas plus extrêmes qui ne relèvent plus vraiment du devoir de réserve peuvent aussi se faire jour. Comme ce message, le 10 février 2014, de C. B., professeur d’anglais, qui s’adresse à l’une de ses élèves sur Facebook pour la mettre en garde : qu’elle ne s’avise pas de lui « piquer » Y., l’un de ses élèves, 15 ans, avec lequel elle entretient une relation… D’autres « messages inconvenants et répétés » ont été postés par cette enseignante à l’adresse de sa jeune rivale.
De plus en plus d’administrations et de collectivités locales tentent de sensibiliser leurs agents sur les limites de l’expression sur les réseaux sociaux. Dans la foulée de la loi de 2016 sur la déontologie des fonctionnaires, de nombreuses chartes ont été rédigées. L’université de Poitiers, où enseigne M. Aubin, a été la première à le faire. « Les agents veillent au respect de l’obligation d’exemplarité dans le cadre de leur fonction, y compris lorsqu’ils expriment une opinion sur un blog ou un réseau social ou dans la presse », énonce-t-elle. Mais, regrette M. Aubin, « je suis favorable à ce que le devoir de réserve soit inscrit dans la loi, car cela obligera l’administration à expliquer à ses agents ce qu’il en est ».
De fait, relève Mylène Jacquot pour la CFDT, toutes ces décisions judiciaires sont « révélatrices d’un vrai manque d’accompagnement et de formation. C’est notamment le cas pour les contractuels. Quand quelqu’un entre dans la fonction publique, il doit être informé des règles qui s’imposeront à lui. »
Pour les juges, la bienveillance n’est plus de mise. « Il y a peut-être eu de la clémence au début. Mais, aujourd’hui, les sanctions sont de plus en plus sévères », note M. Aubin. Les tribunaux semblent considérer qu’après une bonne décennie de développement de l’usage des réseaux sociaux, « les agents doivent commencer à connaître les limites et qu’ils sont donc de moins en moins excusables ».

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