Translate

vendredi 16 novembre 2018

Les Crises.fr - Appels sans suite (2), par Frédéric Lordon

https://www.les-crises.fr

                                 
                                                  Les Crises


28.octobre.2018 // Les Crises


Appels sans suite (2), par Frédéric Lordon



Barn Swallow (Hirondelle rustique)
cc Allan Hack.
Le posturalisme et l’inconséquence ne sont pas des plaies d’époque qu’en matière de climat (voir « Appels sans suite (1) »). Sans grande surprise, la dramatique question migratoire en a sa part. Et même plus que sa part. Car le drame du drame, c’est que le drame est devenu une parfaite matière pour chaisières de l’humanisme sans suite, par-là même assurée du soutien des médias, et sous les mêmes conditions (que pour le climat) de ne se lier à rien de fondamental. Cause séparée, certitude de la supériorité morale, occasion lyrique, absence de conséquences politiques à tirer autres que déclamatoires : tout concourt à en faire la parfaite vache à lait symbolique – mis à part pour ceux et celles qui sont pour de bon dans la boue ou dans la neige au côté des migrants à Calais, à Grande Synthe ou à la Roya.
Cependant le « Manifeste pour l’accueil des migrants » publié simultanément par Mediapart, Regards et Politis (1) semble vouloir faire un pas au-delà de la pensée Miss France (pardon, Monde) qui jusqu’ici gouvernait l’exercice. Il faut dire qu’on a été beaucoup bassiné par le devoir d’accueillir l’Autre ou l’enrichissement par les différences, et qu’en matière de sermons édifiants on entrait clairement dans la zone des rendements décroissants. Le « Manifeste », après nous avoir infligé tout de même une dose supplémentaire de « vivre ensemble », de « partage »,et de serments de « ne pas courber la tête » (devant l’extrême-droite – résistance) nous explique cette fois qu’il faut moins regarder du côté des migrants pour avoir le fin mot de la précarisation salariale que du côté des structures économiques — c’est du moins ainsi qu’on comprend des expressions comme « frénésie de la financiarisation » et « ronde incessante des marchandises ». Et le progrès est réel. Car c’est bien de ça qu’il s’agit en effet.

Mais progrès jusqu’où au juste ? Car, en bonne logique, les conséquences devraient s’enchaîner à partir des prémisses, puis des conclusions intermédiaires. Si, par exemple, l’une des causes du malheur salarial est à trouver du côté de la « frénésie de la financiarisation », il s’ensuit qu’on doit la rendre moins frénétique. Mais défrénétiser la finance suppose d’en restreindre (considérablement) les mouvements, voire d’en interdire certains. Le nom usuellement attribué à ses restrictions est « contrôle des capitaux ». Mais voilà, l’Union européenne a gravé dans ses traités (art. 63) qu’il n’en serait pas question. Ici, on serait tenté de conclure qu’il va donc falloir rompre avec cette Europe. Mais allez expliquer une chose pareille à Roger Martelli — l’un des initiateurs du Manifeste pour Regards. Pour qui la ligne est droite depuis toute idée d’une telle rupture jusqu’aux époques les plus sombres de notre histoire. Et qui nous conseillera sans doute la patience humaniste d’une « autre Europe ». Comme Varoufakis qui, pour avoir la paix un moment, avait taillé large en se donnant dix ans : DiEM25, lancé en 2015, c’était l’autre Europe, celle-là démocratique, sociale, écologique et humaniste, tout qui va bien. À dix ans. Mine de rien tout de même, déjà trois de passés, c’est fou comme ça file. Au moment du lancement, on avait parié qu’à ce compte-là, en 2025, nous serions toujours les deux pieds dans le même sabot, avec juste dix années supplémentaires de perdues (2) — le pari tient toujours. Entre temps, il n’est pas certain que les migrants suspendent leurs mouvements, ni que les salariés voient leur situation s’améliorer, ni donc que le débat empoisonné connaisse la première accalmie. À la vitesse où surgissent sur la carte les extrêmes droites au pouvoir, on va se faire vieux d’ici 2025.
Pourrait-on faire mieux du côté de la « ronde incessante des marchandises » ? Sans doute : en faisant cesser la ronde. Mais là encore d’imprévisibles difficultés surgissent. Car si les marchandises ne cessent pas d’elles-mêmes de girer, il faudra bien les en empêcher. C’est-à-dire leur mettre quelques bâtons dans les roues (des camions, ou des réacteurs des avions-cargos, ou des hélices des porte-conteneurs). Malheur de nouveau : c’est du protectionnisme. Une monstruosité morale à peine moins grave que la zoophilie, en tout cas qui mène au même endroit que la sortie de l’euro, cela tous les initiateurs du texte en sont convaincus. Pendant ce temps, c’est le Rassemblement National, avec toute son habileté perverse à la récupération, qui, sur les plateaux, fait désormais l’apologie des circuits courts. Au passage, on attendra de voir si, à ce motif, la gauche alter se défera des Amap comme elle exigeait qu’on se défasse de la sortie de l’euro — dans l’ordre des paris anciens, il y avait aussi celui qu’à suivre jusqu’au bout cette logique de la souillure par reprise, ladite gauche, à force d’être dépouillée, finirait une main devant une main derrière(3).
En évoquant des causes auxquelles ils n’ont en réalité aucune envie sérieuse de s’en prendre, comme en témoigne qu’ils ne leur consacrent pas même le commencement d’une déclaration d’intention tant soit peu articulée, comme en témoigne plus encore qu’ils aient tant de difficulté à les nommer, les médias initiateurs du « Manifeste » passent certes le stade « chaisière » mais tout de même d’assez peu. C’est bien pourquoi d’ailleurs on en a entendu parler jusqu’à la revue de presse de France Inter. Où il faut imaginer le destin d’un appel « migrants » qui dirait : « le problème des salariés français, ce ne sont pas les migrants, c’est la mondialisation, par conséquent nous en appelons à la démondialisation, sortie de l’euro en tête ». Mais ici les trois initiateurs sont déjà évanouis les bras en croix. Du reste, comme pour les appels « climat », on se demande ce qui resterait de la liste des signataires culturels à grand spectacle une fois posé pareil plan de marche — c’est-à-dire, comme d’habitude, indiqué une ligne de front.
Il faut imaginer le destin d’un appel « migrants » qui dirait : « le problème des salariés français, ce ne sont pas les migrants, c’est la mondialisation, par conséquent nous en appelons à la démondialisation, sortie de l’euro en tête »
Or c’est bien ce qu’il y a à discuter ici si l’intention particulière du « Manifeste » n’est pas tant d’attirer l’attention sur le sort des migrants en général que d’en finir avec l’imputation faite aux migrations d’entretenir la misère salariale. Donc de relever les migrants d’une causalité qui ne leur appartient pas, en tout cas pas en première instance, et de lui substituer la bonne : celle qui évite de dresser un salariat contre un autre. Mais alors, la logique élémentaire devrait commander, d’abord de nommer les vraies causes avec la plus grande clarté, et ensuite de s’en prendre très directement à elles, avec normalement le double bénéfice et d’améliorer les effets pour tous et d’en finir avec les débats mal posés. C’est à ce moment qu’on prend la mesure des blocages mentaux qui, le problème déplié, empêchent de se rendre à sa solution — et ni les migrants, ni les salariés nationaux ne sont sortis de l’auberge.
Car on voit bien que la « frénésie » et la « ronde incessante » avaient surtout vocation à faire faire l’économie des mots — et surtout de ce qui peut s’en suivre une fois qu’on les a lâchés. Il fallait bien suggérer un petit quelque chose, mais le priver autant que possible de sa consistance logique et même de sa force nominale. Il est vrai qu’ayant fait à des degrés divers campagne pour savonner la planche de la seule force politique qui pouvait entraver la marche consulaire de Macron (c’est-à-dire entraver l’approfondissement des causes en question ici même !), voire pour certains ayant positivement servi la soupe à ce dernier, on ne pouvait guère attendre des initiateurs du « Manifeste » qu’ils prissent tout soudain une ligne autre que compatible avec leur projet foncier de reconstitution d’une force finalement socialiste-courtoise (satellites compris), avec une réelle amplitude de débat puisqu’on autorisera de discuter de tout pour savoir si c’est Benoît Hamon ou Christiane Taubira qui doit en prendre la tête — en tremblant même du fol espoir que Raphaël Glucksmann puisse faire don de son corps à l’Europe sociale et à l’accueil de l’Autre. De là d’ailleurs ce cycle asymétrique caractéristique, indexé sur le calendrier électoral, qui fait assaut de toutes les audaces pendant quatre ans et demi, puisqu’elles sont essentiellement verbales, et pendant les six mois qui précèdent l’élection enjoint de retourner à l’écurie pour voter Hollande, Macron, ou bien le prochain équivalent fonctionnel, il faut quand même être raisonnable — ou bien faire barrage. En tout cas ne rien commettre d’irréparable qui dérangerait l’ordre contemporain autrement qu’en mots (et encore).
La question de l’euro n’étant que […]
Suite à lire sur : Le Monde diplomatique, Frédéric Lordon, 17-10-2018
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]
Dominique Gagnot // 28.10.2018 à 09h02
Oui, il faudrait. Mais ils ne veulent pas faire, et on sait pourquoi.
La bonne question est : faudrait qu’on (le peuple) fasse quoi ?
Réponse : exiger de la force publique qu’elle vire ces usurpateurs, au nom de la DDHC de 1789…
Les syndicats font partie du système, ils ne peuvent pas faire de politique. Ou alors ça devient des partis politique.
Les intellos qui font vraiment de la politique ne seront jamais invités sur les plateau (voir Etienne Chouard invité 1 fois chez Taddei sur FR2 en 2014 => ils ont supprimé carrément l’émission ! )
Les vrais intellos qui se permettent d’avoir des idées, sont d’illustres inconnus puisqu’ils n’ont pas accès aux gros médias. On les trouve un peu partout sur le net.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire