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samedi 17 novembre 2018

Etats-UnisLe socle doctrinal composite du conservatisme - le 28.10.2018

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Etats-UnisLe socle doctrinal composite du conservatisme
Entre la défense du travailleur blanc et la théorie de l’offre, l’idéologie de la droite américaine fait le grand écart. Mais cette tension entre « Main Street » et Wall Street est historique, rappelle l’historien Jean-Christian Vinel
Depuis l’élection de Donald Trump, fin 2016, nombreux sont les observateurs à s’étonner que sa rupture avec le libre-échange n’ait pas eu davantage de conséquences dans ses relations avec le Parti républicain et son électorat. La contradiction est grande quand on sait l’influence des thèses néolibérales au sein du parti de l’éléphant, qui a soutenu la ratification de l’Alena, en 1992 et, plus récemment, inscrit le TPP (Accord de partenariat transpacifique) dans son programme. Mais elle est plus grande encore si l’on garde à l’esprit que l’économie américaine est aujourd’hui dominée par des géants de la distribution comme Walmart, qui dépendent d’un flux ininterrompu d’importations en provenance de la Chine.
Reste que c’est sans doute une erreur que de poser le problème en termes purement idéologiques. Si la défense du libéralisme économique constitue bien une brique essentielle du « conservatisme » prôné par le Parti républicain, elle s’est toujours accompagnée de nombreuses contradictions, liées à la fois au système bipartite et à la nécessité de s’adresser aux classes populaires.
« Paix, prospérité et protectionnisme. » Le slogan de campagne de William McKinley lors de l’élection présidentielle de 1896, qu’il remporta facilement, rappelle qu’à la fin du XIXe siècle, la politique prônée par le Parti républicain ne se résumait pas au darwinisme social et au soutien apporté aux grands conglomérats dont Wall Street permettait l’essor, tandis que l’armée réprimait brutalement les grèves. Une tendance se dessine alors : dans un pays où l’on rejette l’existence même de classes sociales, c’est au travers du protectionnisme et de la réglementation croissante de l’immigration que l’on débat des conséquences sociales de l’industrialisation. En défendant les tarifs douaniers nécessaires à la protection de « l’ouvrier américain », le Parti républicain démontrait alors son ancrage électoral chez les ouvriers et les artisans du Nord-Est.
La tension entre « Main Street » et Wall Street n’est donc pas nouvelle au sein du Parti républicain, et il faut prendre la mesure des reconfigurations qu’elle a subies tout au long du XXe siècle. Avec le New Deal, le protectionnisme perd son actualité. Les démocrates s’affirment comme les garants de la sécurité économique des classes populaires. Les républicains voient leur ancrage dans la classe ouvrière blanche ébranlé, mais ils restent divisés.

Rhétorique populiste

Soucieux de ne pas remettre en cause les programmes sociaux du New Deal – lesquels profitent notamment aux ouvriers, qui n’ont pas tous basculé dans le camp démocrate –, les partisans d’une ligne modérée s’opposent aux pressions exercées par les élus les plus proches des élites économiques, qui s’engagent, au contraire, dans un long combat contre le keynésianisme et la négociation collective. Le financement de la Société du Mont-Pèlerin à partir de 1947 et la création de nombreux think tanks, comme la Heritage Foundation, en 1973, seront les exemples les plus frappants de ce long travail visant à faire du Parti républicain l’habitat naturel des partisans de la libre entreprise.
Néanmoins, ni le succès croissant de la théorie de l’offre, promue dans les pages du Wall Street Journal à partir du milieu des années 1970, ni les révoltes fiscales, qui lui confèrent au même moment une assise sociale dans les banlieues, ne permettent de réunir la majorité conservatrice que les militants appellent de leurs vœux. Il faudra l’apport de la droite chrétienne. Mais, dès 1977, Ronald Reagan explique que le Parti républicain se doit également de dépasser les clivages sociaux et de s’adresser à l’Amérique populaire : « Le nouveau Parti républicain que j’envisage ne sera pas, et ne peut pas être, un parti limité aux grands hommes d’affaires et aux country clubs, image que ce parti traîne aujourd’hui comme un fardeau, déclarait-il. Le parti que j’envisage devra faire une place aux hommes et aux femmes à l’usine, aux fermiers, aux policiers en patrouille. »
De fait, l’image de Reagan et Margaret Thatcher travaillant main dans la main à une révolution néolibérale est à la fois juste et trompeuse. Si les mesures économiques mises en œuvre par les républicains à partir de 1980 reflètent à n’en point douter l’influence et la mobilisation des élites économiques, le conservatisme américain ne repose pas pour autant sur un socle idéologique homogène. Il agrège des luttes sociétales allant de la défense des valeurs religieuses et de la famille patriarcale à la critique des politiques d’intégration raciale à l’école ou dans l’habitat. Son ciment est une rhétorique populiste qui oppose les élites démocrates à un peuple vertueux : en effet, pour Reagan, comme pour Nixon avant lui, le Parti républicain renouera avec le succès s’il martèle que le travail et la prospérité d’une majorité d’Américains sont menacés par des programmes d’ingénierie sociale destinés à des catégories ne méritant pas l’assistance de l’Etat, notamment les pauvres et les Noirs.

Persistance de l’illibéralisme

Comprendre l’histoire politique du néolibéralisme aux Etats-Unis, c’est donc bien voir qu’avec l’Homo economicus, ce sont donc aussi « l’homme oublié », le « petit contribuable » ou encore « la majorité silencieuse » qui ont fait leur entrée, en 1980, à la Maison Blanche : une classe sociale diffuse, composée d’ouvriers, d’artisans ou de petits entrepreneurs de race blanche, auxquels les conservateurs associent éthique du travail, patriotisme et religiosité.
Cette rhétorique populiste ne gênera ni l’intensification des luttes antisyndicales, ni la remise en cause de l’intervention de l’Etat dans de nombreux domaines, notamment l’environnement, où les entreprises américaines sont soumises à une réglementation fédérale. Néanmoins, la tension entre « Main Street » et Wall Street, dont cette rhétorique est née, explique les reculs successifs des présidents républicains, de Reagan à Bush, sur le programme Medicare, la suppression du salaire minimum et la réglementation du travail. C’est sans doute la question de la privatisation des retraites qui illustre le mieux cette limite : envisagée d’abord par Reagan, puis portée sous le regard bienveillant de George Bush par le think tank libertarien Cato Institute et le « Chicago Boy » José Piñera, celle-ci se heurtera à la résistance des élus républicains, conscients que cette privatisation va à l’encontre d’un idéal de sécurité économique toujours fortement partagé, y compris au sein d’une partie de l’électorat républicain.
La trajectoire de Donald Trump montre que le Parti républicain a toujours été sous la menace d’un candidat reprenant l’héritage populiste de la droite américaine – comme le milliardaire Ross Perot en 1992 – pour dénoncer l’inanité du libre-échange, que prônent les élites des deux principaux partis, quitte à reconnaître la proximité de ses vues sur le commerce international avec celles de Bernie Sanders et d’une partie de la gauche américaine.
Reste que son protectionnisme relève autant de la continuité que de la rupture, car il s’accompagne d’une rhétorique raciale et xénophobe d’une grande brutalité. A un moment où les inégalités ont retrouvé le niveau atteint à la fin du XIXe siècle, et alors que les signes alarmants se multiplient sur la crise sociale traversée par les populations blanches qui forment le socle de l’électorat républicain, il démontre la persistance de l’illibéralisme avec lequel la droite américaine a construit sa fortune depuis les années 1950. Et les dangers qui vont avec pour la démocratie.
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Jean-Christian Vinel est maître de conférences en histoire à l’université Paris-Diderot. Membre du Laboratoire d’analyse et de recherche sur les cultures anglophones (Larca), il est l’auteur de « Conservatismes en mouvement. Une approche transnationale au XXe siècle » (Editions de l’EHESS, 2016)

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