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samedi 17 novembre 2018

Eric Cantona « Quand on a reçu de l’amour, on peut renverser des montagnes » - le 28.10.2018

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Eric Cantona « Quand on a reçu de l’amour, on peut renverser des montagnes »
Eric Cantona, en 2015. VINCENT DESAILLY
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI…« Le Monde » interroge une personnalité en partant d’un moment décisif de son existence. Cette semaine, l’ancien footballeur aurait rêvé « d’être immortel »
Ancien footballeur international, surnommé « The King » par les supporteurs de Manchester United, Eric Cantona s’est reconverti dans le milieu artistique depuis plus de vingt ans. Il sera, à partir du 22 novembre, au Théâtre Antoine, à Paris, dans Lettres à Nour, de Rachid Benzine.
Je ne serais pas arrivé là si…
Si j’étais immortel ! J’ai le sentiment qu’il faut tout donner dans ce qui nous inspire, dans ce que nous avons à créer, dans nos amours, tout livrer sur nos points de vue, justement parce qu’on est mortel. Ma petite fille de 4 ans a eu cette réflexion l’autre soir ; elle a dit à sa mère : « Maman tu vas vivre mille ans. » Sa mère lui a expliqué que ce n’était pas possible. Ma petite a demandé : « Mais qui a inventé ça, la mort ? C’est bien fait pour eux s’ils sont morts. » Je trouve cela très beau. Immortel, j’aurais aimé l’être, car j’aurais été moins pressé !
Quels souvenirs avez-vous de votre enfance dans le quartier des Caillols, à Marseille ? Quel minot étiez-vous ?
J’étais vivant. On était tout le temps dehors. On allait à l’école à pied, on jouait au foot dans la cour de récré et à côté de la maison, on faisait du vélo, on attrapait les lézards… J’ai eu une belle enfance dans une famille modeste où, avec mes frères, on a reçu l’essentiel : l’amour. Avec ça, on n’a plus qu’à vivre, on peut renverser des montagnes.
Vous dites souvent que votre père vous a transmis votre « capacité d’émerveillement ». C’est-à-dire ?
J’ai aussi reçu cela. Mon père et aussi ma mère se sont toujours émerveillés de tout. Ils ont, aujourd’hui, presque 80 ans et continuent à s’émerveiller des paysages, de la lumière, à être curieux de toutes les discussions. Comme eux, j’aime observer le monde. Tout est là pour nous inspirer. On voit des gamins de 15 ans qui ne sont plus émerveillés de rien. Je les plains.
Quelles sont les personnes qui vous ont inspiré ?
Mes parents et des artistes. Mon père était infirmier en psychiatrie, mais il a toujours peint et avait des livres à la maison. J’ai grandi un peu avec les impressionnistes, puis avec Kandinsky, Miro, Picasso. Ma mère était à la maison. C’est une femme qui a une grande sensibilité : elle parle aux animaux, aux fleurs, elle est dans son monde, dans son jardin. Elle a toujours une analyse très juste des choses, une intuition incroyable. Dans la fratrie, je suis peut-être celui qui ressemble le plus à ma mère. Je peux rester des journées entières sans voir personne. Pour moi, le but ultime, c’est d’arriver à vivre en ermite.
Pourquoi dites-vous cela ?
Ma mère, si elle n’avait pas son mari et ses enfants, elle ne verrait quasiment personne. Ma grand-mère paternelle me racontait des histoires extraordinaires sur un oncle (que je n’ai pas connu) qui était un vrai ermite, qui vivait avec ses chèvres, en Ardèche. Elle m’en a tellement parlé que c’est comme si je le connaissais. D’ailleurs, j’ai fait les paroles d’une chanson pour le groupe Lady Sir (Gaëtan Roussel et ma femme, Rachida Brakni) qui s’appelle Le temps passe. Je ne l’ai pas signé Cantona, mais Auguste Raurich, comme le prénom de cet oncle ermite et le nom de famille de ma mère. J’ai trouvé que ça allait bien ensemble.
Que vous reste-t-il de vos origines sardes, par votre père, et catalanes, par votre mère ?
Mes origines, c’est d’abord Marseille. Attraction, répulsion, Marseille c’est Marseille. Quand j’ai arrêté le football, je suis parti vivre trois ans à Barcelone, sur les terres de mes grands-parents. Récemment, j’ai acheté quelque chose en Sardaigne, pour le côté paternel. On revient toujours à ses origines. L’histoire de mes grands-parents, on n’en parlait pas souvent, tellement elle était forte. Quand mon grand-père est mort, ma mère a commencé à nous raconter certains détails. Partis de Sardaigne, mes arrière-grands-parents sont arrivés en France en 1911. Ils ont fui la pauvreté. Mon arrière-grand-père est rentré gazé de la guerre de 14-18. A la génération suivante, les deux frères de mon grand-père, Antoine et Sauveur, ont été faits prisonniers de guerre en 1940. Ils sont rentrés traumatisés et ont été internés en hôpital psychiatrique. Dire que parfois on fuit un endroit en pensant trouver le bonheur…
Votre père était infirmier en psychiatrie et, un jour, lorsque vous étiez enfant, ils vous a emmené avec lui et cela vous a traumatisé…
Mon père a fait des choses extraordinaires mais celle-là, il est passé un peu à côté, ça arrive. Avec le temps, je me suis rendu compte que Sauveur était son parrain. Mon père est devenu infirmier dans l’hôpital où son parrain était interné… Où sont les lignes de la folie ? Je ne sais pas. Il y a des gens qui sont enfermés qui ne devraient pas l’être et inversement. J’ai fait un court-métrage sur la folie, je suis fasciné par ça, sans doute parce que j’ai grandi dans cette histoire. A une époque, quand on arrivait dans un pays en tant qu’immigré, il fallait bien se tenir, la folie était la première chose qu’on cachait. Nous, les petits-enfants, on nous a caché ces choses alors que j’aurais aimé voir ces grands-oncles, leur parler.
Vous vous définissez souvent comme un « écorché vif », un « impulsif »…
Je suis comme ça, un impulsif. La seule chose qui puisse apaiser, c’est de l’accepter. Mais c’est beau aussi, ça a son charme. Peut-être un peu moins pour les autres ! En tout cas, ça nourrit.
Le foot, c’était votre rêve de gosse ?
Oui. J’ai eu de la chance. Toutes les étapes sont belles : en club amateur, en centre de formation, puis en équipe première. Ce sont des moments extraordinaires, comme il en existe dans d’autres secteurs professionnels de passion, tels que le cinéma, le théâtre, l’art, l’artisanat… Dans le football, je ne pense pas qu’il y ait un joueur doué qui passe au travers des mailles des clubs. C’est un microcosme.
Quel est votre plus beau souvenir de votre vie de footballeur ?
Le plus beau moment, c’est lorsque j’ai mis, pour la première fois, les pieds en Angleterre. J’ai eu un sentiment de liberté incroyable. A l’époque, je jouais en équipe de France, mais, en Angleterre, personne ne me connaissait. Les premières semaines, je pouvais sortir dans la rue, boire un coup tranquille. Je n’avais jamais vécu cela. Je suis parti à 15 ans jouer en milieu professionnel à Auxerre, et, dès que vous alliez en ville, tout le monde savait que vous étiez un jeune du centre de formation. Donc, je n’avais jamais vécu une telle liberté. Les premières semaines, j’ai eu vraiment la sensation d’être de passage, sans pression. Une libération ! Cela a peut-être contribué au fait que j’ai connu là-bas des moments merveilleux dans le football, parce que j’avais ce sentiment-là. D’être heureux.
Quand vous choisissez de prendre votre retraite de footballeur, savez-vous déjà que c’est pour vous lancer dans des projets artistiques ?
Oui, je le savais, j’en ai toujours eu envie. D’ailleurs, j’ai fait mon premier film pendant ma suspension, en 1995. Si ce n’avait pas été le cinéma, cela aurait été une autre forme d’art. J’ai grandi avec ça, grâce à mon père qui m’emmenait dans des galeries. J’ai toujours été sensible à toute forme d’art, je n’ai pas de préférences. Je savais que je n’allais pas vivre le vide. Dans ma tête, j’étais déjà préparé à l’après-football, à mettre les bons et mauvais souvenirs de côté et à avancer.
Vous aviez le sentiment d’être arrivé au bout de quelque chose ? Vous ne vous êtes jamais dit « j’ai arrêté trop tôt » ?
J’avais surtout le sentiment d’être mortel ! Et qu’il y avait encore plein de choses que j’avais envie de faire. Donc, je ne voulais pas m’éterniser dans le football, j’étais arrivé au bout de ce que je pouvais donner de mieux. Alors je suis passé à autre chose. Je n’ai jamais eu de regret. Et je passerai sans doute encore à autre chose très bientôt. Je ne sais pas quoi, mais toujours dans une forme de création que je n’ai pas encore explorée.
La première fois que vous vous êtes retrouvé sur un plateau de cinéma, quel sentiment avez-vous éprouvé ?
J’étais heureux de cette nouvelle vie. Dans le sport, j’ai toujours eu le sentiment qu’il fallait être à l’écoute pour progresser. Je voulais tout le temps être meilleur. Au cinéma, cela a été pareil. Je découvrais ce milieu, j’avais beaucoup de choses à apprendre. Quand je ne tourne pas j’aime bien être sur le plateau, regarder tous les corps de métier travailler.
Comment choisissez-vous vos projets ?
Je n’ai rien sollicité. Le film Looking for Eric, je l’ai coproduit. J’avais écrit mon idée sur deux pages que je suis allé présenter à Why Not Productions. Puis, on m’a présenté Vincent Maraval [patron de la société de distribution Wild Bunch] et, ensemble, le premier réalisateur qu’on a mis en haut de notre liste c’était Ken Loach. J’aime son cinéma, sa vision du monde, je sais qu’il est aussi passionné de football. C’était la personne idéale. Cela a été une grande chance de vivre cette aventure.
Il y a beaucoup de gens avec lesquels j’aimerais travailler, mais je ne dirais pas qui parce que je ne veux pas faire le quémandeur. Quand on me fait une proposition, je choisis suivant mes envies, mes goûts. Je trouve que j’ai fait de très beaux films, et surtout des films que j’ai voulus. Peu importe le nombre d’entrées. J’ai refusé plusieurs box-offices, je ne dirais pas non plus lesquels.
D’où vient votre fibre sociale, vos engagements tels que celui que vous avez mené au côté de la Fondation Abbé Pierre ?
Du milieu dans lequel j’ai grandi, de mes grands-parents maternels, réfugiés espagnols, qui ont vécu dans des camps à Argelès-sur-Mer [Pyrénées-Orientales], de ma famille, de la solidarité qu’on avait construit. Mes deux grands-pères étaient maçons. Mon père était infirmier la nuit et, le jour, il faisait le manœuvre pour mon grand-père. Nous, avant d’aller jouer, il fallait qu’on monte les seaux de sable. On vivait en communauté, et tout le monde s’entraidait. On rêve tous d’un monde idéal, évidemment. Mais chacun fait ce qu’il peut.
En 2010, votre appel à retirer l’argent des banques était-il lié à une colère ou à votre côté impulsif ?
Ce n’était pas une colère. A l’époque, il y avait des manifs contre la réforme des retraites. Un journaliste m’a interrogé et j’ai dit que si on voulait se faire respecter, il fallait s’en prendre aux bases du système : celui des banques qui vivent avec notre argent. Collectivement, on avait un certain pouvoir : faire exploser le système pour être écouté et entendu. Mais, pour menacer, il faut de la solidarité. Or, personne ne se sert de cette arme. Ce n’est pas pour rien que mes mots ont fait autant de bruit. Des ministres en parlaient, des responsables s’inquiétaient. Ils ont cru que les gens allaient être solidaires. Donc, c’est la vérité, c’est une vraie arme. Ceux qui ont dit que tout cela était des bêtises n’avaient rien compris.
Vous allez jouer dans « Lettres à Nour ». Comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
J’ai dit oui parce que c’est un texte magnifique. Je l’ai lu dans l’avion, je pleurais. Il est à la fois fort et nuancé, sans parti pris, il nous aide à réfléchir. Manuel Valls disait, au moment des attentats : « Comprendre, c’est déjà excuser. » Moi, je crois que c’est important d’essayer déjà de comprendre quelle est notre part de responsabilité, aux uns et aux autres, pour que cela n’arrive plus. Je crois qu’au niveau international toutes ces démocraties qui veulent imposer leur vision du monde, leur système économique, c’est quelque part une forme de dictature. Ce qui est beau dans ce texte, entre le père resté et la fille partie, c’est que chacun développe ses arguments, il permet de prendre le problème à la base.
Quel est votre rapport à la religion ?
Je suis complètement athée. L’histoire nous a prouvé que, dans toute forme de religion, il y avait des extrémistes. Tel est le danger. Je crois plus à la science, à l’énergie de l’Univers : la Lune qui a une influence sur les marées, ça me parle davantage.
On vous a peu entendu au moment de la victoire de la France en juillet. Comment avez-vous vécu cette Coupe du monde ?
Le foot a toujours suscité un engouement populaire exceptionnel, partout, à tous les niveaux. C’est un sport magnifique. Autour d’un comptoir de bar, vous avez la politique, la religion et le football. Mais je suis surtout attaché au football amateur et à tous ces gens qui y travaillent. Dans tous les quartiers du monde, ils font en sorte que des jeunes, qui ont parfois des difficultés dans la vie, puissent s’exprimer par le football. Grâce au collectif, au respect de l’adversaire, ce sport donne des codes. Le football professionnel m’intéresse beaucoup moins.
___
« Lettres à Nour »,
de Rachid Benzine. Avec Eric Cantona et Nacima Bekhtaoui. Théâtre Antoine,
14, boulevard de
Strasbourg, Paris 10e.
Du 22 novembre au 29 décembre.

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