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vendredi 16 novembre 2018

Brésil Bolsonaro aux portes du pouvoir le 27.10.2018


Brésil Bolsonaro aux portes du pouvoir
Dans son QG de campagne de Rio, le 25 octobre. RICARDO MORAES/REUTERS
 Le candidat d’extrême droite, nostalgique de la dictature, semble assuré de remporter l’élection présidentielle, dimanche 28 octobre
 Rio de Janeiro, qui a voté à 60 % pour Jair Bolsonaro au premier tour, s’enfonce dans une crise sans fin
PAGES 2-3 ET HORIZONS – PAGES 14-15

’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE AU BRÉSIL
Brésil : Bolsonaro, ou la faillite de la classe politique
Les scandales de corruption ont emporté le parti de l’ex-président Lula puis la droite, ouvrant la voie au candidat « antisystème » au scrutin du dimanche 28 octobre
SAO PAULO - correspondante
Dans son bureau de Curitiba, capitale de l’Etat du Parana, dans le sud du Brésil, le juge anticorruption Sergio Moro est, dit-on, préoccupé. Dimanche 28 octobre, 56 % des Brésiliens, écœurés par leur élite politique, sont prêts à élire Jair Bolsonaro, un militaire de réserve réactionnaire et belliqueux, contre 44 % pour son adversaire, Fernando Haddad, du Parti des travailleurs (PT, gauche), affirme un sondage Datafolha, rendu public jeudi 25 octobre.
A l’origine de l’opération « Lava Jato » (« lavage express ») qui, à compter de 2014, a mis au jour un tentaculaire système de pots-de-vin impliquant les caciques de la politique et des affaires, le juge est, indirectement, l’artisan de la montée de cette extrême droite nostalgique du régime militaire (1985-1964). « Bolsonaro est l’autre nom de Lava Jato », écrit dans une tribune au quotidien Folha de Sao Paulo, le 22 octobre, Reinaldo Azevedo, auteur du livre O pais dos petralhas (« le pays des partisans du PT », 2008, Record, non traduit).
« Justicier » du Brésil, le magistrat est sans doute la figure la plus respectée des pro-Bolsonaro. Une fois élu, l’ancien parachutiste envisagerait d’ailleurs de le nommer à la Cour suprême. « Super Moro », comme on le surnomme parfois, n’a pas seulement mis derrière les barreaux Lula, le « père des pauvres », seul adversaire sérieux de la droite, il a aussi révélé aux contribuables le cynisme d’élus de tout bord s’enrichissant à leurs frais. Fossoyeur d’un vieux monde politique crapuleux, le juge a ouvert la voie à un « candidat antisystème » nommé Jair Bolsonaro.
L’ascension du militaire démarre en 2015. « Lava Jato » fait la « une » des journaux brésiliens étalant les méfaits de cadres historiques du PT. La foule, exaspérée, sort dans la rue pour réclamer le départ de la présidente, Dilma Rousseff. Parmi les manifestants, des mouvements de la droite dure, tel le MBL, Movimento Brasil Livre, mais aussi une poignée de radicaux exigeant une intervention militaire ja (« tout de suite »).

incapable de gérer la récession

La dauphine de Lula, réélue en 2014, incapable de gérer une récession historique, fait, en décembre 2015, l’objet d’un impeachment (une mise en accusation), pour un motif budgétaire sans lien avec la corruption. La procédure est lancée par Janaina Paschoal, une avocate exaltée, qui sera plus tard élue députée de Sao Paulo pour le Parti social libéral (PSL)… de Jair Bolsonaro. Le pays, bouleversé, découvre à ce moment-là l’ambitieux militaire de réserve. Le député élu depuis plus de vingt-cinq ans, doit, ce 17 avril 2016, se prononcer, comme ses pairs, pour ou contre l’impeachment. S’avançant vers le micro, il lâche cette tirade glaçante : « A la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, mon vote est oui. » Le colonel Ustra fut l’un des tortionnaires les plus sanguinaires du régime militaire, et Jair Bolsonaro donne alors voix à ces nostalgiques de la dictature. La haine entre sur la scène politique, mais le capitaine fait encore partie de ce que l’on appelle le « bas clergé » du Congrès. Un membre insignifiant du Parlement, dont les propos outranciers envers les femmes, les Noirs, les homosexuels, ou au sujet des bavures policières, relèvent du folklore de Brasilia.
C’est Michel Temer qui est alors au centre de l’attention. Le vice-président de Dilma Rousseff prend le pouvoir, établit un programme sans consultation populaire et s’allie avec le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, droite), perdant de l’élection de 2014. La gauche crie au golpe (« coup d’Etat »).
Rapidement, la politique réformatrice de Michel Temer vire au désastre, et le chef d’Etat, membre du Mouvement démocratique brésilien (MDB) est à son tour emporté par « Lava Jato ». Suspecté de corruption, de blanchiment d’argent, de participation à une organisation criminelle, il échappe de peu à une destitution, sauvé par le Congrès. Aux yeux de l’opinion, Brasilia a tout d’une bande organisée. Quand l’ancien candidat à la présidence, Aecio Neves, du PSDB, doit à son tour se justifier dans une affaire de pots-de-vin digne d’un film de série B, l’indignation est à son comble.« Le PSDB a fait une erreur terrible en pensant que Lava Jatoservirait seulement à balayer ses adversaires. Lava Jato a exterminé l’ensemble du système politique brésilien », observe Paulo Fabio Dantas Neto, professeur de sciences politiques à l’université fédérale de Bahia.
Jair Bolsonaro profite de ce paysage dévasté pour faire valoir sa candidature. Mais il a un adversaire : Lula. Entamant une opération de reconquête, traitant de « putschistes » tous ceux qui ont soutenu l’impeachment contre Dilma Rousseff, l’ex-métallo rappelle aux électeurs « les années bonheur » de ses deux mandats. Charismatique, éloquent, il retrouve une partie de sa popularité évanouie après « Lava Jato ».
Condamné en janvier 2018, en deuxième instance, à douze ans de prison pour corruption, le leader de la gauche relève les étrangetés de son procès, fustige les juges et se dit persécuté. En avril, après un discours magistral, il franchit la tête haute les portes de sa prison de Curitiba pour y purger sa peine. En août, Lula emprisonné est encore crédité de 39 % des intentions de vote pour la présidentielle, suivi de loin par un Jair Bolsonaro à 19 %. Personne ne se méfie encore de l’ex-parachutiste. La droite le laisse répandre son venin contre le PT, tandis que la gauche voit en lui un adversaire idéal, facile à battre au second tour. Confiant, le PT laisse croire aux électeurs que Lula se présentera en dépit de sa condamnation. Quand le Tribunal électoral rejette, dans la nuit du 31 août, la candidature de l’ex-chef d’Etat, son remplaçant, Fernando Haddad, est encore inconnu du grand public. Le parti pense toutefois être à même de rafler la mise face au militaire. « Tout le monde a sous estimé Jair Bolsonaro », commente Ruy Fausto, professeur de philosophie à l’université de Sao Paulo.
Sans moyens, sans temps de parole à la télévision, Jair Bolsonaro, aidé de ses fils, mène une campagne 2.0 efficace sur les réseaux sociaux encore largement ignorés par les partis traditionnels. Facebook, Twitter, WhatsApp sont autant d’estrades où le capitaine pourfend le PT et laisse se déverser un flot de « fake news » obscènes contre son rival.

Armer les « citoyens de bien »

Surnommé « le mythe » par ses sympathisants, Jair Bolsonaro axe son discours sur l’insécurité qui gangrène les villes des périphéries, avec une proposition radicale : armer les « citoyens de bien ». Il déploie aussi une carte maîtresse : Paulo Guedes. Ce conseiller économique ultralibéral qui promet réformes et privatisations, et fait chavirer les hommes d’affaires et les marchés financiers.
La bourgeoisie, séduite par le capitaine qui nourrit, comme elle, une profonde détestation du PT, en oublie les outrances du candidat. Et laisse dire que Fernando Haddad, pourtant modéré, serait le représentant d’une gauche arriérée faisant planer la « menace communiste ». Les déçus du PT, eux, enragent de l’absence de mea culpa du parti, et certains se laissent convaincre par le militaire qui promet de rétablir l’ordre, la morale et la prospérité.
Jair Bolsonaro aurait-il connu une progression aussi spectaculaire si un déséquilibré ne l’avait poignardé en plein meeting ? Dispensé de débats télévisés après cette agression dont il réchappe in extremis, le 6 septembre, Jair Bolsonaro se déchaîne sur les réseaux sociaux. Dès le lendemain de l’attaque, son fils Flavio Bolsonaro pressent la victoire : « Vous venez d’élire mon père », affirme-t-il.

« On a un potentiel beaucoup plus meurtrier que la dictature »
L’idéal du candidat d’extrême droite est celui d’un régime autoritaire qui violente son opposition, souligne l’historienne Maud Chirio
ENTRETIEN
Maud Chirio est historienne du Brésil et maîtresse de conférences à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Auteure d’une thèse sur les années de plomb de 1964-1985, elle explique les liens étroits entre le candidat d’extrême droite à la présidentielle, Jair Bolsonaro, et la dictature militaire.
Quel aspect de la dictature de 1964-1985 Jair Bolsonaro revendique-t-il ?
Depuis trente ans, il existe un discours de la droite qui reconnaît que des excès ont été commis, tout en minimisant leur gravité. Bolsonaro, lui, regrette que cette dictature n’ait pas été plus loin. Il valorise les figures de tortionnaires telles que Carlos Alberto Brilhante Ustra, responsable de 71 morts et disparitions sur les 500 de cette période. Bolsonaro ne réinvente pas le mythe d’une dictature douce : il considère que le problème a été de ne pas tuer 30 000 personnes comme en Argentine.
Quelles ont été les caractéristiques de la dictature brésilienne ?
Il s’agissait d’un régime similaire, dans son idéologie, ses théories militaires, l’organisation du pouvoir, aux autres dictatures du cône Sud de l’Amérique latine [Argentine, Chili, Uruguay, Paraguay]. Elles ont été portées par le même mouvement de rempart contre une menace communiste. Mais le Brésil a gardé une structure institutionnelle intermédiaire, entre une dictature pure et un régime démocratique. Il a été l’un des seuls pays à conserver un Congrès ouvert, un parti d’opposition qui n’avait pas voix au chapitre et qui a été épuré, mais qui n’a pas été supprimé, et un système judiciaire en partie indépendant. Le régime militaire brésilien a massivement emprisonné, épuré et torturé, mais l’ambiguïté du système a protégé l’opposition d’un anéantissement, au contraire du Chili (3 000 morts) et surtout de l’Argentine. Par ailleurs, le processus de transition démocratique a été négocié et organisé avec les militaires, qui ont promulgué une loi d’amnistie en 1979. Les militaires brésiliens ont poursuivi leurs carrières, sans condamnation judiciaire ou publique.
On s’étonne que la revendication de la dictature par Bolsonaro ne choque pas plus au Brésil…
Le processus de transition mémorielle ne s’est pas appuyé sur un récit négatif à l’égard de la junte. La Commission des morts et disparus, en 1995, et la Commission d’amnistie, en 2001, visaient l’indemnisation et la reconnaissance du statut de victime, sans désigner de responsables. C’est la Commission de la vérité, en 2012-2014, qui, à l’initiative de l’exécutif fédéral, a dit : « L’Etat est responsable, les victimes sont des victimes de ces personnes-là. » Cette rupture a encore été perçue comme trop revancharde dans les milieux militaires ou très à droite. En Europe ou en France, on a construit un discours pour condamner la collaboration, le nazisme. Pas au Brésil.
Avec un travail de mémoire, les choses auraient-elles été différentes ?
Cet effort aurait pu être un garde-fou. Le phénomène Bolsonaro est celui d’un endoctrinement, d’une réinvention d’un récit public sur des éléments en partie imaginaires : le communisme, qui serait encore le grand ennemi du Brésil, le Venezuela, et surtout le Parti des travailleurs [PT]. Une partie des électeurs n’ont donc pas été choqués par l’inclusion, dans ce discours, de la dictature présentée comme un âge d’or, où on leur dit que l’ordre régnait, les politiques corrompus étaient écartés… Une vision éloignée de la réalité : le régime militaire était particulièrement corrompu, et c’est sous le pouvoir militaire que la violence urbaine a explosé ! Mais Bolsonaro n’est pas une résurgence du passé, il est porté par des mouvements bien actuels, et par un discours de discrédit du politique, en raison des affaires de corruption.
On dit de Jair Bolsonaro qu’il est un « Trump tropical »…
Trump est plus modéré, il n’appelle pas à la violence ou à l’extermination des démocrates, comme le fait Bolsonaro. Il s’inscrit dans le cadre d’une république aux institutions démocratiques solides. Je suis en revanche très inquiète pour la démocratie brésilienne. L’Europe prend conscience de ce risque très tard. L’idéal de Bolsonaro, c’est un pouvoir autoritaire qui violente son opposition, quitte à l’anéantir. Il a dit en meeting qu’il fusillerait les membres du PT. Il considère que les droits humains sont une invention communiste et de l’ONU – qu’il veut quitter une fois au pouvoir. Bolsonaro a une pensée politique encore plus à droite que celle qui avait porté le régime militaire de 1964, plus disposée à la violence, sans compromis avec les institutions démocratiques. Je pense qu’on a un potentiel pour quelque chose de beaucoup plus meurtrier encore que la dictature militaire.
Un tel régime peut-il tenir ?
Cela dépend du niveau de répression. Son programme économique est une révolution néolibérale. Il a prévu de vendre l’Etat intégralement, toutes les terres, les propriétés, les entreprises publiques. Il veut supprimer le code du travail, le salaire minimum, les congés hebdomadaires. Je ne sais pas si les Brésiliens ont cela en tête aujourd’hui. Ils espèrent que la criminalité va disparaître et qu’ils vont trouver un travail : ils seront déçus et se repolitiseront peut-être dans l’opposition. Mais combien vont mourir sur le chemin ? Combien de destruction environnementale ? Bolsonaro a prévu de laisser le lobby du bois vivre sa vie. Ce sera un désastre pour l’Amazonie, elle peut disparaître en dix ans.
Une des seules promesses claires de Bolsonaro, c’est l’armement des populations et la protection de la propriété rurale et urbaine. Quand le pouvoir dira : « On peut autoriser les armes à feu dans un cadre privé pour protéger sa propriété », qu’arrivera-t-il aux centaines de milliers de sans-terre » ? On pourra les abattre avec des mitraillettes.
Les intellectuels s’élèvent contre le candidat d’extrême droite
Ils sont écrivains, philosophes ou sociologues. Certains, abattus, songent à quitter le pays, mais d’autres veulent entrer en résistance
Un « cauchemar » : voilà ce que serait l’élection de Jair Bolsonaro pour l’historienne et anthropologue Lilia Schwarcz, professeure à l’université de Sao Paulo. Comme elle, de nombreux intellectuels brésiliens redoutent l’arrivée au pouvoir du candidat d’extrême droite, donné favori au second tour de l’élection présidentielle. Même si un sondage publié le mercredi 24 octobre annonce une légère remontée de son adversaire, Fernando Haddad, tous se préparent au pire. Mais tous, aussi, avec l’énergie du désespoir, s’efforcent de participer au débat public en utilisant les armes qui sont les leurs, sans pour autant faire l’impasse sur les erreurs du Parti des travailleurs (PT).
Tribunes, chroniques, conférences, ils ne ménagent pas leur peine. Y compris ceux qui, comme Luiz Schwarcz, n’ont pas l’habitude de prendre position publiquement. PDG de la prestigieuse maison d’édition Companhia das Letras qu’il a fondée avec Lilia, son épouse, l’éditeur a envoyé une lettre ouverte aux éditeurs, libraires et auteurs. Daté du 16 octobre, ce texte appelle à voter contre Jair Bolsonaro, dont la candidature est « sœur d’une époque ténébreuse de notre vie politique et culturelle ». Ce cri d’alarme a fait boule de neige, constate Luiz Schwarcz, qui ne désarmera pas en cas de victoire du candidat d’extrême droite. « Je respecterai le résultat du vote, en dépit de ma surprise et de ma tristesse, explique-t-il, mais je publierai des livres qui analyseront ces politiques discriminatoires et pleines de rage. »
Projetés dans la perspective d’un « après » qui les angoisse, beaucoup réfléchissent à la manière d’organiser une forme de résistance. Il leur faut, pour cela, surmonter ce que le philosophe Ruy Fausto décrit comme une forme de « dépression » généralisée. « Nous avons l’impression qu’une chape est tombée sur nous. C’est un sentiment tragique »,estime-t-il. L’ombre des dictatures plane au-dessus des têtes et pas seulement celle qu’a connue le Brésil, entre 1964 et 1985. Julian Fuks est un jeune écrivain brésilien dont les parents ont fui le régime instauré par les militaires argentins, de 1976 à 1983. Son roman paru en France début 2018 (Ni partir ni rester, Grasset), s’intitulait en portugais A Resistencia, « La résistance ». Le prochain, en cours d’écriture, s’appellera L’Occupation« Il faut combattre de toutes ses forces, martèle-t-il. Ne pas abdiquer. Ne pas laisser les gens, autour de soi, proférer des contre-vérités ou des choses moralement inacceptables sans réagir. »

Se serrer les coudes

Entre partir et rester, pourtant, certains ont déjà choisi. Grande figure de la littérature brésilienne, l’écrivain Milton Hatoum affirme qu’il envisage de quitter le pays si Jair Bolsonaro l’emporte. « La dictature a volé mon enfance et ma jeunesse, explique cet homme né en 1952, qui fut emprisonné à deux reprises par les militaires brésiliens, dont une fois à 16 ans. J’ai vécu cette horreur, je ne veux pas ça pour mes enfants. Et je suis trop vieux pour lutter encore. Je songe à partir pour la France ou le Portugal. » Jusqu’au bout, pourtant, Milton Hatoum se démène pour éviter l’avènement de ce « taré d’extrême droite qui a comme livres de chevet les œuvres de l’un des pires tortionnaires de la dictature brésiliennes » (Carlos Alberto Brilhante Ustra, ancien chef de l’agence de renseignement et de répression à l’époque des militaires).
Ceux qui resteront vont devoir se serrer les coudes, d’autant que s’il gagne, Jair Bolsonaro a promis, dimanche 21 octobre, un « nettoyage en profondeur » de l’opposition de gauche. Professeure de sociologie à l’université de Sao Paulo, Angela Alonso voit arriver dans sa génération (elle est née en 1969) ce qui s’est produit dans la précédente : « De nombreux universitaires vont être obligés de se jeter dans la politique. »Déjà, dans le domaine des sciences sociales, des comités de réflexion et de vigilance sont en train de s’esquisser. « Nous espérons aussi, conclut-elle, que nos collègues étrangers ne nous laisseront pas tomber. »
Quel que soit leur pessimisme, ces intellectuels n’oublient cependant pas que le Brésil compte encore un très grand nombre de progressistes. « S’il gagne, Jair Bolsonaro aura presque la moitié du pays contre lui », rappelle Ruy Fausto. « Nos institutions sont solides, affirme de son côté Pedro Corrêa do Lago, historien d’art et ancien président de la Bibliothèque nationale. Le Brésil n’est pas une république bananière et son peuple a connu des avancées sociales et comportementales importantes. J’espère que cela aidera à déshydrater le monstre Bolsonaro. »
Les généraux en embuscade
D’abord méprisé, l’ex-capitaine Bolsonaro est devenu le porte-voix de militaires ultraconservateurs, qui espèrent des ministères
SAO PAULO - correspondante
Agacé par une légère baisse dans les sondages, Jair Bolsonaro, candidat d’extrême droite toujours favori de l’élection présidentielle au Brésil, s’est décidé à offrir une vidéo, filmée, mercredi 24 octobre, dans sa résidence de Rio de Janeiro. S’adressant à ses adversaires du Parti des travailleurs, à l’origine selon lui de l’effritement de sa popularité (entre 56 % et 57 % d’intentions de vote, il est en recul de 2 à 4 points), le militaire de réserve réitère ses attaques contre « le socialisme », puis laisse à son voisin et allié, le sous-lieutenant Hélio Fernando Barbosa Lopes, le soin de lancer le slogan des « bolsonaristes » : « Le Brésil au-dessus de tout et Dieu par-dessus nous tous ». Un cri de guerre emprunté à la brigade d’infanterie parachutiste.
Les uniformes sont restés au vestiaire, mais l’armée est partout dans la campagne de Bolsonaro. Présente et pesante. Le général Hamilton Mourao, 65 ans, colistier du candidat, en est l’élément le plus visible. Sorti de l’ombre lors de l’attaque au couteau le 6 septembre qui a éloigné Bolsonaro des meetings de campagne, le sexagénaire, à la retraite depuis février, s’est illustré par ses dérapages. Suggérant un « autocoup d’Etat » en cas d’anarchie, il a qualifié les enfants de mères célibataires d’« inadaptés » et fait étalage de son mépris envers les indigènes et les afrodescendants, à l’origine, selon lui, de l’« indolence » et de la « ruse » des Brésiliens.
Ces sorties ont semé le malaise lors de réunions militaires qui se tiennent depuis des mois dans les sous-sols de l’Hôtel Brasilia Imperial, dans la capitale. Un véritable « bunker », où s’articule la stratégie de campagne du capitaine. Là, un noyau dur formé de gradés surnommé « le Groupe de Brasilia » se réunit sous la direction de généraux.

Des « snipers » contre les gangs

Parmi eux, Augusto Heleno, général quatre étoiles qui fut commandant de la mission des Nations unies pour la paix en Haïti de 2004 à 2005, où les troupes ont été suspectées d’agressions sexuelles. Sans doute le plus respecté de ses pairs, l’homme est pressenti pour occuper le ministère de la défense d’un éventuel gouvernement Bolsonaro et défend le recours à des « snipers » pour en finir avec les gangs de la drogue.
Oswaldo Ferreira, « cerveau » de Bolsonaro pour la partie logistique et l’infrastructure, fait, lui, valoir son expérience de construction de la route transamazonienne BR-163 pour occuper le futur ministère des transports. La BR-163 est une bande d’asphalte reliant le pays du sud au nord, dont les premiers kilomètres ont été tracés il y a près de quarante ans. Un temps béni, a rappelé le général, où l’Ibama, l’institut de protection de l’environnement, « n’était pas là pour nous enquiquiner ».
Autre homme fort du président, Aléssio Ribeiro Souto, formé à l’académie militaire des Aiguilles noires, est le potentiel ministre de l’éducation. Sa vision de l’enseignement, singulière, vise à « rétablir la vérité sur le régime de 1964 », période ouverte par un coup d’Etat et marquée jusqu’en 1985 par la censure, les tortures et les arrestations arbitraires, mais qu’il refuse de qualifier de dictature. Déterminé à « revoir en profondeur la bibliographie des écoles », il est aussi viscéralement attaché à supprimer l’« idéologie de gauche »qui polluerait, dit-il, les collèges. Il a, enfin, affirmé au quotidien Estado de Sao Paulo, le 15 octobre, qu’enseigner le créationnisme n’« était pas une erreur ».
Ces réunions militaires à Brasilia, aujourd’hui pivot de la campagne de Jair Bolsonaro, ont en réalité précédé la candidature de l’ancien parachutiste. Les membres de l’armée souhaitaient peser dans la présidentielle. Jair Bolsonaro, d’abord méprisé, fut peu à peu considéré comme l’homme ad hoc pour incarner leurs ambitions, mettre en exergue les forces armées et faire valoir la « défense de la famille » face aux revendications LGBT. Trente ans après la fin de la dictature, le pays assiste au « retour de la tutelle des militaires » au Brésil, s’est alarmé lors d’un entretien accordé à la chaîne Cultura, lundi 22 octobre, le candidat de gauche Fernando Haddad.

Rio de Janeiro, la ville colère
En haut, le téléphérique urbain du Complexo do Alemao, le « complexe de l’Allemand », lancé en 2011 et à l’arrêt depuis 2016, faute de moyens.
En bas, un supporteur du candidat d’extrême droite à la présidentielle, Jair Bolsonaro.
A droite, dans la ville de Jardim Gramacho, qui a abrité jusqu’en 2012 la plus grande décharge à ciel ouvert d’Amérique du Sud.  DARIO DE DOMINICIS POUR « LE MONDE »
A quelques heures du second tour de la présidentielle, dimanche 28 octobre, la cité carioca, qui a voté à 60 % pour le candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, au premier tour, n’en finit plus de soigner sa gueule de bois après l’euphorie des années Lula
RIO DE JANEIRO (BRÉSIL)- envoyé spécial
Dans la conscience collective brésilienne, Rio incarne le principe du plaisir. Le bonheur est censé être là, sous ses palmes, le long des plages où les corps s’abandonnent à leur perfection. « L’homme vertical est fini à Rio de Janeiro », écrivait autrefois Charles Vanhecke, correspondant du Monde au Brésil. « Lui succède l’homme viscéral », ajoutait-il. Aujourd’hui, la cité carioca a peut-être su rester cet endroit où les Brésiliens se sentent le plus brésiliens, où ils portent à l’état de fusion leurs vertus et leurs insuffisances, elle est surtout devenue une ville colère, jouant de l’énergie et des ruptures, d’aigreur et de révolte, sans le moindre état d’âme.
Le 7 octobre, au premier tour de l’élection présidentielle, elle a voté à 60 % pour le candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro. Un plébiscite pour ce capitaine de réserve, né à Sao Paulo mais carioca d’adoption, résidant depuis des lustres dans un des quartiers les plus chics de Rio, le très excentré Barra de Tijuca, réplique miniature de Miami où se retrouvent classe moyenne, bourgeoisie et nouveaux riches. Jamais la principale force d’opposition, le Parti travailliste de l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva, aujourd’hui incarcéré, n’avait été à ce point laminée dans les urnes. Pas une seule commune n’a porté en tête, ce soir-là, son candidat, Fernando Haddad. Un camouflet pour une formation qui avait au moins réussi à remporter, il y a quatre ans, 54 circonscriptions de la ville et de sa périphérie (12 millions d’habitants) avec la candidate Dilma Rousseff, lui offrant même, à l’époque, 55 % au second tour. D’après un dernier sondage, Bolsonaro atteindrait 65 % des voix au second tour, qui doit se tenir dimanche 28 octobre. C’est beaucoup pour un homme connu pour son style agressif, sa parole misogyne, homophobe et raciste. Beaucoup pour un nostalgique d’une période dictatoriale (1964-1985) que l’on croyait sortie des mémoires dans une ville d’où a surgi, dans les années 1950, la bossa-nova comme signe politique libérateur.
Cahin-caha, quelque chose a changé et palpite ici. Peut-être que l’élection de l’austère maire évangélique et très conservateur Marcelo Crivella, fin 2016, était un signe avant-coureur, un nouveau modèle de rejet des politiques traditionnelles et d’une certaine manière de vivre. L’ancien pasteur et chanteur de gospel avait été ministre de Dilma Rousseff, mais il a tout fait, avec son groupe parlementaire, pour entraîner sa destitution. Lui-même a été depuis sous le coup de quatre procédures pour faute administrative. La mesure, de toute façon, n’est pas le genre carioca. « Rio est devenue une espèce de synthèse perverse du Brésilsouffle Carlos Vainer, professeur d’urbanisme à l’université fédérale de Rio, intellectuel à l’échine raide, l’une des plus belles figures contestataires de la ville. Pendant longtemps, nous étions fiers du fait qu’elle était ouverte au monde. Hélas, le Rio de Janeiro d’avant-garde est devenu “la vanguarda do atraso”, l’avant-garde du retour en arrière. »
Dans son livre, au titre prémonitoire, Dancing With the Devil in the City of God (« Danser avec le diable dans la cité de Dieu », Touchstone, 2015, non traduit), Juliana Barbassa rappelle ces moments de troubles quasi existentiels survenus pendant et après la Coupe du monde de football 2014. La dépense publique, les mouvements sociaux, la défaite humiliante aussi contre l’Allemagne : témoin d’un « désastre imminent », d’une « résilience » des cariocas qui ne durera pas, la jeune auteure a pointé les signes avant-coureurs d’une chute prévisible.
Très vite, les effusions de joie des années passées sont remisées à des temps meilleurs. Oubliés, les « Dieu est brésilien », l’incroyable exclamation de Lula au moment de l’annonce de la découverte des faramineuses réserves de pétrole à 300 km au large des plages cariocas. Effacés, les cris et embrassades lors de la désignation de Rio pour accueillir les Jeux olympiques de 2016. Idem pour Cidade maravilha, l’hymne informel de la « cité merveilleuse », accompagnant ces instants où tout paraissait possible, soudainement inaudible.
La crise, la monnaie qui dégringole – elle a perdu un tiers de sa valeur en un an –, la baisse des revenus du pétrole (50 % de royalties en moins pour Rio), le chômage qui grimpe (300 000 emplois perdus, plus qu’à Sao Paulo) et ces affaires de corruption sans fin (près de 200 mises en examen), tout concorde à ternir le décor. En plein centre-ville, le siège mastoc et viril de Petrobras, le géant pétrolier public, autrefois fierté de la nation, renvoie désormais l’image envahissante d’une pompe à fric d’un système généralisé de pots-de-vin et de dessous de table. Il n’y a qu’à voir, devant la petite esplanade, les hommes en costume sombre, autrefois conquérants, adopter un profil bas et accélérer le pas à peine sortis de l’immeuble. La décade de prospérité s’est tue, ses bénéficiaires marchent à l’ombre. Pour ne prendre qu’un exemple, Sergio Cabral, figure politique de la ville, ex-gouverneur de l’Etat et cible préférée des manifestants cariocas lors des mouvements sociaux de juin 2013, a été incarcéré pour corruption en 2016. Il vient de voir sa peine alourdie à 160 ans de prison.

Cocktail fatal

Juste avant les Jeux, l’Etat de Rio décrète l’« état de calamité »pour faire face à l’effondrement des finances publiques. Les salaires de la police, des enseignants et des médecins, ainsi que les retraites sont payés en retard. Les hôpitaux d’Etat ferment leurs urgences, les services d’entretien dans les universités sont supprimés, la morgue publique ne fonctionne plus dans des conditions sanitaires normales et le niveau des écoles, déjà en queue de peloton du classement national, se dégrade encore. Même le carnaval a vu ses ressources publiques divisées par deux après une injonction du nouveau maire. Quant au stade Maracana, l’autre mythe carioca, il a licencié les trois quarts de ses employés. Austérité et coupes budgétaires couplées à l’inflation ont toujours formé un cocktail fatal : « C’est comme si nous avions vécu dans une fiction économique qui avait mal tourné », se lamente Ronaldo Wagner, un « carioca da gema », « carioca dans l’âme » comme on dit ici, chauffeur de taxi de son métier et ancien électeur de Lula, aujourd’hui « bolsonariste »« Il y a la crise, la corruption et tant d’autres maux, comme la violence, qui s’abattent sur Rio. Tout ça nous tue. »
Au Brésil en général et à Rio en particulier, on ne plaisante pas avec certains chiffres. Le nombre de meurtres dans le pays a encore augmenté de plus de 3 % en 2017, pour atteindre un record de 64 000 homicides. Dans l’ancienne capitale, la statistique culmine à une moyenne de 15 homicides par jour. Au point que l’armée s’est déployée autour de plusieurs favelas depuis février, sur ordre des autorités de Brasilia, la capitale. Le décret visant à reprendre le contrôle de la sécurité a été signé par le président Michel Temer, une mesure inédite depuis 1985, l’année du retour de la démocratie.
Etrange vision, aujourd’hui, que celle de ces véhicules blindés dans la ville. Le golpe (« coup d’Etat ») avait commencé ici même, le 31 mars 1964. « On n’obtient pas la paix en militarisant la police, le résultat ne sera qu’une escalade de violence », a prévenu Adilson Paes de Souza, ancien lieutenant-colonel de l’armée et auteur, en 2013, d’un ouvrage sur le malaise des policiers. « Construisons des écoles et nous fermerons des prisons », a renchéri Francisco Chao de la Torre, directeur du syndicat des policiers civils de la ville, paraphrasant Victor Hugo. Mais rien n’y fit. Certaines colonnes de militaires ont été applaudies par les badauds.
Le naufrage de Rio s’est répercuté jusque dans les défilés du carnaval, en février. L’école de samba Beija-Flor a résumé en une heure, sur la piste du sambodrome, la tragédie de la ville en faisant défiler, sur des chars en forme de théâtres allégoriques, la corruption, la mort, les policiers assassinés, les inégalités et l’indécence des élus. Tout un opéra tourné vers une critique intense du modèle social, politique et religieux. Lequel, acclamé, a remporté la compétition.
La cité merveilleuse, c’est un peu ça, une ville tassée comme un grand corps festif sous son cratère, en proie à une crise générale. Avec des habitations serrées qui grimpent sur ses flancs et, par endroits, des îlots de villes nouvelles aux allures de vieillesse. La décrépitude carioca n’a certes pas commencé hier. Le spécialiste Mauro Osorio, président de l’Institut de recherches Pereira Passos, fait même remonter les origines de cette « décadence » à la perte, en 1960, de son statut de capitale au profit de Brasilia, une période charnière qui fait de Rio une ville aux structures plus « fragiles »et plus« perméables » aux aléas des conjonctures que les autres. Le problème, c’est qu’ici, en plus, tout s’accumule et s’additionne. Surtout les blessures et les plaies, qui cicatrisent mal.
Longtemps, la ville a murmuré les paroles de Cartola, illustrissime compositeur du début du siècle dernier, attaché à l’école de Mangueira, qui disait, avec sa voix ample et râpeuse, que, parfois, la seule issue pour s’en sortir était de rire pour ne pas pleurer, « rir pra não chorar ». Depuis ces derniers mois, on lui préfère un râle plus tragique : lorsque l’on a touché le fond ici, à Rio, on peut encore tomber plus bas.
Dans la mémoire collective, le parc Quinta da Boa Vista occupe une place de choix. Des générations de Cariocas s’y sont promenés aux bras de leurs parents, jouant, courant à travers ces larges allées bordées de palmiers et d’arbres, qui ont de tout temps refusé de céder le dernier mot aux humains. Parfois, la balade prenait le chemin de la petite colline pour visiter l’immense palais du Musée national, l’ancienne résidence impériale, créé en 1818 par le roi Dom João VI. Tout cela en famille, et à un prix dérisoire.
Le feu s’y est déclaré un mois avant le premier tour de la présidentielle. C’était un dimanche soir, vers 19 h 30, l’heure où la nuit carioca est depuis longtemps noire de suie. Les premiers pompiers ont mis quarante minutes avant d’arriver. Les camions-citernes ont manqué d’eau, et les deux bornes à incendie installées devant le musée ne marchaient pas. On descendit dans le parc afin de pomper les réserves du lac. Mais au retour, les véhicules de secours et de police s’étaient garés devant les accès, gênant le passage. Par vagues, les habitants ont eux aussi gravi la petite colline pour apporter leur aide, tous refoulés par les gardes et les forces de l’ordre. Le manège dura six heures. En vain.

Miroir grossissant

Le toit s’effondra. Les étages, les salles, les collections et pièces uniques entièrement dévorés par les flammes. Il y avait là le squelette de Luiza, le plus vieil hominidé d’Amérique du Sud, daté d’il y a plus de 12 000 ans. Quelque 700 momies égyptiennes, dont certaines n’avaient jamais été ouvertes. Des fresques de la destruction de Pompéi. Une formidable collection de langues, de légendes et de traditions indigènes. Vingt millions de pièces au total. Vingt millions.
Pendant des années, les responsables du musée avaient lancé des appels à l’aide. L’ancienne résidence de la famille impériale nécessitait un besoin d’entretien urgent. Câbles électriques exposés, peintures écaillées, plafonds infiltrés. Une attaque de termites obligea la fermeture d’une exposition de dinosaures. Certains jours, le personnel s’était même cotisé pour acheter du papier toilette. Bon an mal an, le budget avait été respecté jusqu’en 2014. Mais l’année suivante, lorsque le coup d’Etat institutionnel de 2016 destituant la présidente Dilma Rousseff a commencé à prendre forme au Congrès, à Brasilia, celui-ci a été réduit à un peu plus de la moitié. A peine installé, le gouvernement de Michel Temer coupa, au nom de l’austérité, l’enveloppe à moins d’un tiers. Personne, ni de la ville ni de l’Etat de Rio, ne mit la main à la poche.
De la grande salle, il ne reste que les murs brûlés. C’est là que la Loi d’or abolissant l’esclavage au Brésil avait été signée, en 1888. La première Constitution aussi. Du plus important Musée d’histoire naturelle de l’Amérique du Sud, il ne subsiste que la façade, une porte qui ne mène à rien. Seule la collection de météorites a su faire face au feu. « Des météorites froides, qui ne chauffent pas et qui n’éclairent pas la mémoire, souffle le journaliste et écrivain Eric Nepomuceno. La raison pour laquelle elles ont peut-être été sauvées. » Eduardo Viveiros de Castro pousse la cohérence de la métaphore encore plus loin. L’anthropologue, rencontré ici même en 2015, dans son petit bureau encombré, pour un entretien émouvant sur les derniers peuples indigènes, milite aujourd’hui pour que le musée reste une ruine « en mémoire des choses mortes ».
Passé la stupeur, Rio a continué sa route, dans une lenteur écrasante. Les larmes, elles, ont fait place à la colère. On parla d’un naufrage, d’un suicide culturel. Le musée devint l’illustration de tous les maux de la ville, un miroir grossissant. L’Etat fut pointé du doigt, mais aussi la mairie, qui avait tant investi dans deux musées flambant neufs, le Musée de la mer et celui du futur, deux bâtiments d’une arrogance folle dans le quartier du vieux port. Le maire évangélique évoqua le « fatalisme », suscitant une énième salve de colère et de réprobation. Interrogé par un journaliste, le candidat Jair Bolsonaro répondit encore plus simplement : « C’est déjà fait, c’est déjà brûlé, que voulez-vous qu’on fasse ? »
Le soir de l’incendie, José Guajajara se trouvait, comme pratiquement chaque week-end, de l’autre côté du parc et de la ligne de métro, devant la Maison des Indiens, où du moins ce qu’il en reste. Cette ruine, autrefois bâtisse somptueuse, construite au XIXe siècle par le duc de Saxe et léguée à sa mort à la « cause indigène », a été abandonnée en 1977, lorsque le Musée des Indiens a été transféré dans le quartier résidentiel de Botafogo. L’édifice est occupé, à partir de 2006, par un groupe d’Indiens de différentes ethnies pour être transformé en centre culturel. José Guajajara en faisait partie. Accolée au stade Maracana, la « maison » devient, au fil des ans, un lieu de lutte entre les militants indigénistes et des autorités qui projetaient d’y construire un centre commercial pour la Coupe du monde. Les images du leader indien forcé de descendre de l’arbre dans lequel il était monté vingt-six heures plus tôt firent le tour des télévisions. Ce n’est qu’au dernier moment, alors que les bulldozers étaient en place, que Brasilia intervint et décida d’annuler le permis de démolition.

Deux mondes face à face

Ce dimanche soir, donc, José Guajajara et une poignée de militants occupant l’espace se sont précipités aux pieds du musée en flammes. Eux aussi ont été refoulés par les gardiens. Par deux fois. A la troisième tentative, ce sont les amis de José Guajajara qui l’ont retenu. L’activiste connaissait bien l’endroit. Il y avait lui-même étudié des langues indigènes sur des documents dont il ne reste désormais aucune trace. « Cette tragédie est un nouveau génocide, comme si on avait massacré une deuxième fois toutes ces communautés indigènes », résume-t-il. José Guajajara sait que Rio a voté à une majorité écrasante pour Bolsonaro. Les propos du candidat d’extrême droite sur l’exploitation de l’Amazonie et des terres indigènes l’inquiètent. Mais il affirme avoir encore plus peur de son candidat au poste de gouverneur de l’Etat de Rio, l’ancien juge Wilson Witzel, arrivé lui aussi largement en tête du scrutin. « Il a dit qu’il voulait lui aussi récupérer notre Maison des Indiens. »
Etrange face-à-face que celui de ces deux mondes. Deux bâtiments anciens, témoins d’un passé doré, aujourd’hui partis en fumée, plantés là, au cœur de Rio, vides d’objets et de sens. Juste deux musées à bout portant, la preuve on ne peut plus symbolique qu’il y a bien quelque chose de pourri au royaume carioca.
Il faut sortir, remonter les rues, prendre plein nord l’Avenida Brasil et toucher du doigt cette longue coulée d’asphalte, noyée, submergée par une couche de graisse urbaine hallucinante, d’où ne s’échappe qu’une longue plainte, la rumeur d’un embouteillage sans fin. C’est par là que transite chaque jour le peuple travailleur de la Baixada Fluminense, sinistre et immense banlieue de 3 à 4 millions d’âmes, étalée le long de la route menant à Sao Paulo. Cet axe vital est révélateur d’un Rio à deux vitesses, ou plutôt à deux extrêmes, l’un riche (au sud) et l’autre pauvre (au nord), mis en scène dans une des meilleures telenovelas de ces dernières années, sobrement intitulée Avenida Brasil.
Récemment, les travaux ont été arrêtés. Il s’agissait de construire en son milieu deux voies de bus en site propre. Un projet de 1,5 milliard de reais (350 millions d’euros) lancé pour les Jeux olympiques mais qui n’avait jamais été achevé. Faute de temps, disait-on à l’époque. L’ouvrage s’est poursuivi quelques mois après les festivités, et puis plus rien. Les deux voies centrales sont vides, mais interdites à la circulation, sous peine d’amende. De quoi nourrir la colère, et le sentiment d’un nouveau gâchis.
Plus loin, à gauche, Complexo do Alemao, le « complexe de l’Allemand », une des plus grosses concentrations de favelas de la ville. La mairie avait eu l’idée d’y construire un téléphérique sur le modèle de Medellin (Colombie) et de Caracas (Venezuela). Un moyen, selon elle, de désenclaver et de donner un second souffle à ces quartiers déshérités. En 2011, l’ouvrage a été lancé en grande pompe en présence de Dilma Rousseff. Il s’est arrêté sans un bruit il y a deux ans, faute de moyens, faute de fréquentation. L’histoire d’un énième échec, et de nouvelles colères.
A droite, plus haut, Jardim Gramacho, ses 22 000 habitants et sa vue plongeante sur la baie de Guanabara, la fameuse baie de Rio qui a tant fait rêver. Ici, l’ancienne montagne de détritus, celle qui fut la plus grande décharge à ciel ouvert d’Amérique du Sud, installée sur une mangrove depuis 1976 – en pleine dictature –, a fermé ses portes en 2012. Les 14 000 reais donnés à l’époque par les autorités aux catadores, les « trieurs de déchets », pour qu’ils cessent leurs activités n’y ont rien fait, la misère s’est au contraire répandue. La population a doublé, la ville a grossi, envahissant encore un peu plus les terres alentour. Comme ailleurs, les violences se sont multipliées et les infrastructures publiques évanouies, autant de terreaux fertiles à l’enracinement des Eglises évangéliques, en particulier pentecôtistes et néopentecôtistes, bien plus conservatrices que les autres.

« On se sent tellement abandonné »

Ici aussi, la jeunesse étouffe, et pas seulement parce que les rues empestent. Tuyaux d’eau percés posés à même le sol, taudis en bois, chemins escarpés et boueux : à partir d’une certaine masse critique, même le grand Rio a du mal à résorber ses insuffisances. Au bord de la baie, de petits bateaux pleurent en silence sur leurs ancres. L’eau est immonde. Il est bien loin le temps où les autorités promettaient de nettoyer et dépolluer à 80 % la baie pour les Jeux. Rien n’a été fait. La baie continue de devoir absorber 17 tonnes d’égouts domestiques non traitées. Auxquelles s’ajoutent 7 tonnes de pétrole par jour, contenant 0,3 tonne de métaux lourds, plomb, chrome, zinc et mercure.
Ces dernières années, l’activité des pêcheurs a chuté de 90 %, la plupart vivant déjà au niveau de la pauvreté. Fabio Marao, lui, est né ici. A 33 ans, il travaille dans une petite usine d’acier. Il dit s’en sortir, « un peu ». Il n’ajoutera pas grand-chose, à part que la majorité des gens ont, ici, eux aussi voté majoritairement pour le candidat d’extrême droite. « On se sent tellement abandonné. »Et puis ceci, d’un trait, les yeux rivés vers l’autre côté de la ville : « Tout l’argent versé pour les Jeux et ses installations pharaoniques n’a servi absolument à rien. »
Nous y sommes. Plein ouest, derrière l’immense étendue de Barra de Tijuca. Vastes ensembles d’immeubles modernes, d’installations sportives et de parkings géants : en dehors du flot ininterrompu des voitures sur les avenues, tout semble à l’arrêt. L’endroit, hier si flamboyant sous les lumières des Jeux, est même inquiétant. Fin juillet 2017, un incendie – encore un – a touché le vélodrome déserté, endommageant une partie de la piste. L’arène destinée au handball ne sera pas, elle, comme promis, reconvertie en écoles. Trop cher, a estimé la nouvelle équipe municipale. Et à peine 10 % des logements construits ont trouvé preneur. « C’est l’échec d’un système, insiste l’urbaniste Carlos Vainer.L’ascension et la chute d’un modèle de villecorporativeet entrepreneuriale, flexible, néolibérale, pris sur le modèle des villes olympiques comme Barcelone et Baltimore [candidate malheureuse, avec Washington, pour les Jeux de 2024], des villes de la pensée unique. Oui, il y a un sentiment de désillusion totale sur tout ça, avec en plus un transfert réel de fonds vers les JO qui a lésé encore un peu plus le reste de la ville. »
Bruno Manso de Oliveira hausse les épaules. Sa maison est aujourd’hui la seule de la favela Autodromo à encore rester debout. Les autres ont été rasées par les autorités afin de libérer de la place pour un hôtel à l’entrée du parc olympique. Bruno a été, avec son père et sa femme, de tous les combats, de toutes les batailles rangées avec la police et avec les pressions des miliciens, ces groupes d’ex-policiers, militaires, pompiers et gardiens de prison très nombreux dans la région. « On m’a proposé 500 000 reais pour que je parte, j’ai dit non. » Lors de ces années d’incertitudes et de lutte, Bruno a voté pour Marcelo Freixo, le député du Parti socialisme et liberté (PSOL, gauche) et candidat malheureux à la mairie de Rio en 2016. Cette fois-ci, il a voté au premier tour pour Bolsonaro et récidivera au second. D’un trait, il conclut : « Personne ne l’aime en fait. On sait très peu de choses sur lui, on sait qu’il dit beaucoup de bêtises, mais il a le courage de les dire. Nous voulons simplement que les choses changent. Regardez autour de vous ! »



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