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samedi 22 septembre 2018

Brésil : la haine de Lula dope l'extrême droite


22 septembre 2018

Brésil : la haine de Lula dope l'extrême droite

Jair Bolsonaro bénéficie de l'impopularité du Parti des travailleurs et devance son candidat, Fernando Haddad

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LE CONTEXTE
Présidentielle
Les 7 et 28 octobre auront lieu les deux tours de l'élection présidentielle au Brésil. Après l'invalidation de la candidature de l'ancien chef d'Etat, Luiz Inacio Lula da Silva, favori du scrutin, mais condamné en deuxième instance pour corruption, le candidat d'extrême droite, Jair Bolsonaro, a pris la tête de la course. Crédité de 28 % des intentions de vote, il devance le poulain de Lula, Fernando Haddad (entre 16 % et 19 %) du Parti des travailleurs (PT, gauche). La progression de ce dernier fait ressurgir les rancœurs d'un électorat viscéralement anti-Lula et anti-PT.
Agression
Jair Bolsonaro a subi une nouvelle intervention dans un hôpital de Sao Paulo, jeudi 20 septembre, deux semaines après la tentative d'assassinat à l'arme blanche dont il a été victime au cours d'un meeting, le 6 septembre. Le candidat d'extrême droite ne devrait pas pouvoir reprendre sa campagne électorale d'ici au 7 octobre.
Ronaldo Morena Fuentes, 44 ans, n'a jamais aimé Luiz Inacio Lula da Silva. Selon lui, l'ancien chef d'Etat brésilien au pouvoir de 2003 à 2010 n'a fait que " développer une légion de bons à rien qui ne veulent pas travailler " en distribuant des subventions aux plus pauvres, comme la Bolsa Familia (" bourse famille ").
Coiffeur pour dames dans le quartier huppé d'Higienopolis à Sao Paulo, la capitale économique, Ronaldo Morena Fuentes appartient à cette petite bourgeoisie pauliste hermétique aux idées de gauche, qui a toujours voté blanc ou à droite, se laissant, à l'occasion mais sans conviction, séduire par le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, droite).
Pour le scrutin présidentiel du 7 octobre, son choix est fait : Joao Amœdo, du Partido Novo (droite), un entrepreneur libéral. Mais son champion n'est crédité que de 2  % à 3  % des intentions de vote, selon les sondages Ibope et Datafolha publiés les 18  et 20 septembre, quand Fernando Haddad, le poulain de Lula, empêché de se présenter à la suite de son emprisonnement pour corruption, affiche un score entre 16 % et 19 %. Assez pour être présent au second tour. Alors Ronaldo hésite. Pour épancher sa détestation du PT, il est prêt à voter pour Jair Bolsonaro, le candidat d'extrême droite, qui fait la course en tête (28 %). Le militaire de réserve, nostalgique de la dictature, défenseur de la torture au discours homophobe, raciste et misogyne  lui fait " un peu peur " et Ronaldo ne " partage pas toutes ses idées ". Mais tout vaut mieux que le PT.
Au sortir d'une récession historique qui a fait bondir le chômage et a rogné le pouvoir d'achat sous le mandat de Dilma Rousseff, la dauphine de Lula, nombre d'électeurs comme Ronaldo sont tentés par ce qu'ils appellent un " vote utile " : appuyer celui qui aura le plus de chances de l'emporter contre une gauche honnie. Une rage assez puissante pour faire de Jair Bolsonaro, jusqu'ici responsable politique de second rang, le favori.
L'ascension du candidat d'extrême droite, plus populaire encore depuis l'agression au couteau du 6 septembre qui faillit lui coûter la vie, a désarçonné les représentants de la droite traditionnelle, ces conservateurs dits " républicains et élégants " incarnés par Geraldo Alckmin, candidat du PSDB. Hier adversaire principal de la gauche, il est aujourd'hui dans les tréfonds sondagiers (entre 7 % et 9 %). Et inaudible face à un Jair Bolsonaro qui promet, lors de ses meetings, de " fusiller les “petralhas” ", autre nom donné aux militants du PT.
Possible " coup d'Etat "" Jair Bolsonaro parle le langage du peuple, son discours est agressif. Les Brésiliens sont en colère ", explique Ricardo Ismael, professeur de sciences politiques à l'université pontificale catholique de Rio de Janeiro. Cette stratégie a permis à l'ex-capitaine d'infanterie de séduire un électorat viscéralement anti-PT, qui s'est additionné à celui de l'extrême droite. Un créneau porteur, au point de lui faire miroiter une victoire. Dans les simulations de second tour (Ibope), Jair Bolsonaro est à égalité avec Fernando Haddad, tous deux récoltant 40 % des intentions de vote – le reste étant constitué des abstentionnistes et des indécis.
Imaginer Jair Bolsonaro en chef d'Etat fait frémir. Au-delà des outrances du militaire, les -propos de son partenaire, le général Hamilton Mourao, candidat à la vice-présidence, évoquant un possible " coup d'Etat " avec l'appui de l'armée en cas de situation anarchique, inquiètent, dans un pays marqué par la dictature (1964-1985). " Une plate-forme conservatrice sur la politique, l'économie et les questions de mœurs est légitime et parfaitement compatible avec la -démocratie. L'intolérance idéologique et la remise en cause des institutions, elles, ne le sont pas ", alerte, dans son éditorial du 19 septembre, le quotidien Folha de Sao Paulo.
A en croire Pablo Ortellado, observateur de la montée d'une droite radicale au Brésil, l'essor d'un radicalisme contre le PT aurait débuté en  2014. Cette année-là, l'opération judiciaire " Lava Jato " (" lavage express ") met au jour un système de corruption tentaculaire éclaboussant l'élite de la politique et des affaires. Le Parti des travailleurs et sa figure principale, Lula, deviennent les protagonistes d'un siphonnage des comptes publics.
Même si la quasi-totalité des partis seront, in fine, impliqués, les anti-" pétistes " font de Lula le " bandit " à la tête d'une organisation criminelle, le PT. La corruption n'est, toutefois, pas la seule préoccupation des électeurs, et la rancœur envers le PT est aussi alimentée par des considérations économiques. " Elle est le fruit d'un mal-être, compréhensible, d'une partie de la petite bourgeoisie ", estime Daniel Pereira, professeur de sociologie à la fondation Getulio-Vargas de Sao Paulo.
Si les " années Lula " se sont traduites par une réduction de l'extrême pauvreté, cette petite bourgeoisie n'a pas autant profité que les autres catégories sociales de ces années de croissance spectaculaire, indique-t-il. La flexibilisation du marché du travail, ajoutée à l'inflation du prix des services (écoles privées, restaurants, voyages, ménage ou garde d'enfants), a affecté directement professions libérales et petits entrepreneurs. La récession historique qui a frappé le pays sous le gouvernement PT de Dilma Rousseff (de 2010 à 2016) a achevé de radicaliser les plus meurtris.
" Une petite bourgeoisie, adepte des centres commerciaux et des voyages à Miami, s'est sentie humiliée par l'arrivée au pouvoir de Lula, qu'elle décrit comme un analphabète, analyse le sociologue et politologue Ruda Ricci. Lorsqu'elle a perdu certains signes extérieurs de richesse, ne pouvant plus mettre ses enfants à l'école privée ou disposer de personnel de maison, sa rancœur s'est transformée en une colère personnalisée à l'encontre de Lula. "
Aujourd'hui, une partie de la droite rejette profondément le discours antidémocratique de Bolsonaro et reste préoccupée par sa popularité. Mais ses pudeurs sont en partie dissipées par le conseiller économique du candidat d'extrême droite, Paulo Guedes. Libéral, ce " Chicago Boy " qui promet de privatiser à tour de bras pour réduire le déficit public a donné au militaire des allures de candidat " market friendly ", bienveillant envers les marchés financiers. Conscient de cet atout, Jair Bolsonaro répète à l'envi qu'il n'y connaît rien en économie et s'est " marié " avec Paulo Guedes, son " couteau suisse " qui a réponse à tout.
" Menace pour l'Amérique latine "" Il y a une certaine arrogance de la part d'une partie du pays qui relativise le danger que représenterait le succès de Bolsonaro et qui pense qu'une fois élu, il sera téléguidé par une équipe à même de le modérer, observe un diplomate inquiet. Elle se dit que le système politique brésilien dit de “présidentialisme de coalition” permettra au Congrès de le neutraliser. " Une complaisance à l'égard du candidat d'extrême droite, battue en brèche par la revue The Economist, voix des marchés financiers, qui, dans son édition parue le 20 septembre, décrit Jair Bolsonaro comme une " menace pour l'Amérique latine ".
A quinze jours du scrutin, un duel entre Haddad et Bolsonaro semble se profiler pour le second tour. Pour la directrice de l'institut de sondage Ibope, Marcia Cavallari, il s'agirait alors d'une " guerre de rejets ". Un affrontement entre des électeurs prêts à tout pour empêcher le PT de gouverner à nouveau, et ceux, déterminés à faire barrage au militaire peu soucieux des droits de l'homme. Dans un tel scénario, Ronaldo Morena Fuentes, lui, n'hésitera pas. " Ce sera Bolsonaro ", lâche-t-il.
Claire Gatinois
© Le Monde

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