En matière historique, les pays d'Europe de l'Est se distinguent par une intrigante spécificité : leur expérience de la manipulation de l'histoire sous l'ère soviétique ne semble pas les avoir immunisés. On aurait présagé que les vérités officielles y seraient bannies à jamais et que l'idée même d'une " politique historique " braquerait les consciences. Il n'en est rien.
L'Ukraine a adopté en avril 2015 une série de quatre lois : si certaines existent dans des versions voisines dans d'autres pays de la région – comme l'interdiction de la promotion des
" idéologies totalitaires communiste et nazie ", le démantèlement de statues et le changement de nom de localités associés au passé soviétique ou l'ouverture intégrale des archives de cette période –, la quatrième valorise la mémoire des
" combattants de l'indépendance nationale ukrainienne au XXe siècle ", quelle que soit leur idéologie. Or, certains de ces combattants furent d'actifs collaborateurs des nazis. L'Ukraine s'est bâti ainsi, en quelques alinéas, un panthéon aussi officiel que discutable.
Valeur symboliqueEn Pologne, le Parlement a voté en février une loi dite " sur la Shoah " dont les chantres ont été ceux qui dénoncent par ailleurs avec virulence la mémoire du régime communiste. Elle prévoyait, avant que ce volet pénal ne soit finalement supprimé sur les demandes insistantes des Etats-Unis et d'Israël, une sanction allant jusqu'à trois ans de prison pour
" l'attribution à la nation ou à l'Etat polonais, en dépit des faits, de crimes contre l'humanité ".
Depuis le nouveau vote au Parlement, le 27 juin, les poursuites judiciaires ne sont plus possibles, mais le texte garde toutefois sa valeur symbolique : en jetant l'opprobre sur ceux qui souligneraient la complicité de citoyens polonais dans la Shoah, le gouvernement se fait fort d'imposer, selon sa terminologie,
" le point de vue polonais ",à savoir une
histoire nationale uniquement vue
" sous un prisme positif ". Il faut en terminer avec la
" pédagogie de la honte ", affirmait le chef du gouvernement, Mateusz Morawiecki, membre du parti Droit et justice.
La " politique historique ", dont ces dispositions mémorielles sont un prolongement, est mise en place en Pologne dans les années 2000. Elle enjoint à l'Etat de participer activement à la promotion d'un récit national qui soit à même de susciter (ou de ressusciter) la fierté du peuple polonais.
L'historien Georges Mink parle, pour en désigner la nature, d'une " étatisation " de l'histoire. Elle vise autant les secteurs de l'enseignement et de la recherche que celui des musées (en pointe dans l'institutionnalisation de ce discours public) ou de la politique étrangère. Dans son article " Les historiens polonais face à l'expérience de la “démocratie illibérale” " (
Histoire@Politique, n° 31, avril 2017), Georges Mink cite l'actuel président de la Pologne, -Andrzej Duda, qui déclarait il y a deux ans :
" La politique historique devrait être réalisée en tant que pièce maîtresse de notre position dans l'espace international. "
Mais comment expliquer que cet ancien pays satellite et cette ex-république de l'Union soviétique aient repris à leur compte l'idée de la promotion d'une histoire d'Etat ? Valentin Behr, spécialiste de sciences politiques, n'y voit qu'un paradoxe apparent. Pour le dénouer, il suffit d'avoir à l'esprit la perspective dans laquelle se placent de nombreux intellectuels en Pologne : dans leur vision du monde, l'Europe de l'Ouest est dominée par le " marxisme culturel " – preuve en est que les opinions publiques y sont majoritairement favorables à l'antiracisme, aux droits des minorités sexuelles, religieuses, à l'émancipation des femmes, etc.
" Dans l'opposition anticommuniste des années 1980, il y avait une branche très à droite, qui n'était pas séduite par l'optique de la démocratie libérale, rappelle le chercheur.
Pour elle, la Pologne n'est toujours pas débarrassée des oripeaux du marxisme. La lutte continue, et elle se joue à l'échelle du continent, pour l'identité européenne. "
Il y a ainsi une grande cohérence entre le combat mené par ces militants au sein du syndicat Solidarnosc – mouvement composite dans lequel la droite chrétienne cœxistait avec les trotskistes – et leurs prises de position actuelles. Ces lois sur l'histoire sont, pour eux, une façon de résister à une idéologie qu'ils appellent aussi
" libérale totalitaire " et dont ils pensent qu'elle imprègne les milieux intellectuels polonais, perçus comme trop indulgents envers la période soviétique, dénigrant trop facilement l'histoire nationale et rejetant les valeurs qui fondent la " polonité ". Dans leur logique, l'Etat doit agir pour contrer ces forces qui menacent de ramener la Pologne en arrière.
Ce raisonnement est tenu aussi par des historiens de haut calibre. Un membre très influent de l'Institut pour la mémoire nationale, fer de lance de la " politique historique ", Andrzej Nowak, est un universitaire reconnu. Pour autant, la discipline historique est-elle en danger en Pologne ?
" Il règne toujours une grande liberté dans le monde savant, rectifie Valentin Behr,
seul l'historien Jan Tomasz Gross a été ennuyé il y a deux ans - Le procureur a prononcé un non-lieu, mais le dossier n'est toujours pas clos -
pour ses propos sur les complicités polonaises dans les massacres des juifs. En revanche, ce monde intellectuel est très clivé ; on s'insulte par journaux interposés. Mais les historiens n'ont pas peur pour eux, ils craignent surtout pour l'avenir de certains domaines de recherche qui risquent après ces lois d'être désertés. Outre les travaux sur l'antisémitisme polonais, les études de genre sont également ciblées par le pouvoir. " La mise en place d'un arsenal juridique fait monter les tensions alors que le climat politique, caractérisé ces derniers temps en Pologne par des attaques et des campagnes d'insultes publiques, est déjà préoccupant.
Dans le cas ukrainien, celui d'un jeune Etat, indépendant depuis 1991, la promulgation des lois mémorielles, dont la reconnaissance des combattants indépendantistes comme des héros, ne se comprend qu'à la lumière de la " révolution de Maïdan " de 2014, qui fut inspirée par des sentiments prœuropéens mais aussi nationalistes. C'est un pas de plus dans la " désoviétisation ". Comme l'expliquait il y a quelques mois dans la revue
Aspen l'historien Andrii Portnov, elles répondent à l'obsession du pouvoir actuel : tracer
" une nouvelle division symbolique entre l'Ukraine post-Maïdan et la Russie de Poutine ". Le pays possède depuis 2006 un Institut pour la mémoire nationale, inspiré du modèle polonais. Et comme en Pologne, ce sont des pressions extérieures – en l'occurrence celles du Conseil de l'Europe – qui ont obtenu que les insultes à la mémoire des combattants pour l'indépendance ne soient -finalement pas criminalisées.
Inflation de législationsIronie de l'histoire, cette inflation de législations a créé des tensions entre Varsovie et Kiev : les héros de l'indépendance ukrainienne sont considérés par les Polonais comme des géno-cidaires pour des massacres commis pendant la seconde guerre mondiale. Agacé par les lois ukrainiennes, Varsovie a tenu à inscrire dans sa loi de février la possibilité de poursuite pour négation des
" crimes commis par les nationalistes ukrainiens ou les membres de formations ukrainiennes ayant collaboré avec le IIIe Reich allemand ". Les " politiques historiques " des deux pays s'entrechoquent. Elles sont pourtant inspirées par la même suspicion à l'égard des souvenirs de l'époque soviétique.
D'ailleurs, la Russie contemporaine ne compte pas pour rien dans l'édiction de ces vérités officielles. Car bien qu'il ne soit plus, tant s'en faut, un régime communiste, l'ancien empire ne montre pas la même aversion que ses voisins pour son histoire récente. Vladimir Poutine a consolidé son pouvoir en s'employant à une réhabilitation partielle de l'héritage soviétique. Le mythe de la Grande guerre patriotique, la restauration du culte de la victoire, l'accent mis sur la continuité de l'Etat russe à travers les siècles et les régimes (et au passage l'effacement des dimensions démocratiques) constituent le socle sur lequel le dirigeant a fondé l'identité de la Russie postcommuniste.
Quand s'est opéré ce tournant dans le discours historique, au début des années 2000, cela n'a pas manqué :
" Les conflits mémoriels, jusqu'alors épisodiques, n'ont pas tardé à prendre l'allure de vraies guerres de mémoire dans plusieurs pays de l'Est ", explique le spécialiste de l'Europe de l'Est et de la Russie Nikolay -Koposov dans un texte publié en juillet 2009 sur le site de l'association Liberté pour l'histoire, ajoutant qu'"
il est difficile de ne pas voir dans un tel changement du climat mémoriel une conséquence de l'apparition, en Russie, d'un régime autoritaire ". Les législations successives dans les pays voisins, la volonté de criminaliser de certains énoncés seraient ainsi apparues en réaction à la nouvelle rhétorique du Kremlin. Le début d'un engrenage ?
Toujours est-il qu'en mai 2014, Vladimir -Poutine a signé à son tour une loi qui introduit une responsabilité pénale pour
la diffusion d'informations
" notoirement fausses " sur l'action de l'URSS lors de la seconde guerre mondiale. Ce projet, qui traînait depuis des années, a abouti au moment de l'annexion de la Crimée et ressemble fort à une tentative pour Moscou de contrôler le discours sur la période du pacte germano-soviétique et celle qui suivit – la " libération " pour les Russes, l'" occupation " pour les autres.
S'il reste difficile de mener des analogies tant elles répondent à des logiques nationales, ces lois ont en commun de vouloir effacer la complexité de l'histoire, donnant chaque fois crédit à la martyrologie nationale. La loi russe a été appliquée par exemple contre un blogueur qui avait évoqué sur les réseaux sociaux l'invasion conjointe de la Pologne en 1939
" par les communistes et l'Allemagne " et la collaboration des deux pays : la Cour suprême de Russie a confirmé sa condamnation en septembre 2016, un doyen de la faculté de Perm ayant prétendu à la barre que l'affirmation du blogueur ne s'accordait pas avec
" la position acceptée au niveau international ".
Le verdict est en phase avec la nouvelle position du Kremlin : en 2015, Poutine avait fait savoir que l'URSS, abandonnée par tous, n'avait d'autre choix que ce pacte avec Hitler – on ne saurait donc lui en tenir rigueur.
Pour l'instant, aucun universitaire russe ne semble avoir été menacé.
" Ces lois n'ont pas eu jusqu'à présent d'incidences sur la bonne recherche ", note l'historien Nicolas Werth, qui vient de coéditer un recueil de témoignages,
Le Goulag (Robert Laffont, " Bouquins ", 2017).
A l'intérieur des enceintes académiques, tous les discours sont encore possibles, mais sans doute parce que le pouvoir a d'ores et déjà remporté la bataille.
" Les historiens sérieux ne vendent que quelques centaines d'exemplaires, et les journaux qui les soutiennent, comme Novaïa Gazeta
ou des périodiques de province,ont une diffusion très étroite. En face, les librairies, les gares, sont pleines d'ouvrages d'histoire militaire ou nationale glorificatrice. Il n'y a pas eu d'intimidation sur les auteurs d'ouvrages sérieux qui, il faut dire, touchent très peu de gens.
"
En comparaison, règne encore en Pologne et en Ukraine un réel pluralisme. Dans ces deux pays, où les lois mémorielles ont été discutées dans l'arène publique, certains intellectuels ne se sont pas privés de faire le rapprochement avec la période soviétique. Mais l'analogie n'a pas suffi à dissuader les promoteurs de la nouvelle histoire officielle.
Julie Clarini
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