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dimanche 12 août 2018

Le retour d'une histoire officielle


11 août 2018

Leretour d'unehistoireofficielle

Quelles que soient leurs " bonnes " raisons, la Pologne, l'Ukraine, la Russie, mais aussi la Turquie, légifèrent pour promouvoir l'histoire et la fierté nationales et, par la même occasion, oblitérer le passé. Au risque de menacer la liberté d'expression des chercheurs ?

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En matière historique, les pays d'Europe de l'Est se distinguent par une intrigante spécificité : leur expérience de la manipulation de l'histoire sous l'ère soviétique ne semble pas les avoir immunisés. On aurait présagé que les vérités officielles y seraient bannies à jamais et que l'idée même d'une " politique historique " braquerait les consciences. Il n'en est rien.
L'Ukraine a adopté en avril  2015 une série de quatre lois : si certaines existent dans des versions voisines dans d'autres pays de la région – comme l'interdiction de la promotion des " idéologies totalitaires communiste et nazie ", le démantèlement de statues et le changement de nom de localités associés au passé soviétique ou l'ouverture intégrale des archives de cette période –, la quatrième valorise la mémoire des " combattants de l'indépendance nationale ukrainienne au XXe  siècle ", quelle que soit leur idéologie. Or, certains de ces combattants furent d'actifs collaborateurs des nazis. L'Ukraine s'est bâti ainsi, en quelques alinéas, un panthéon aussi officiel que discutable.
Valeur symboliqueEn Pologne, le Parlement a voté en février une loi dite " sur la Shoah " dont les chantres ont été ceux qui dénoncent par ailleurs avec virulence la mémoire du régime communiste. Elle prévoyait, avant que ce volet pénal ne soit finalement supprimé sur les demandes insistantes des Etats-Unis et d'Israël, une sanction allant jusqu'à trois ans de prison pour " l'attribution à la nation ou à l'Etat polonais, en dépit des faits, de crimes contre l'humanité ".
Depuis le nouveau vote au Parlement, le 27  juin, les poursuites judiciaires ne sont plus possibles, mais le texte garde toutefois sa valeur symbolique : en jetant l'opprobre sur ceux qui souligneraient la complicité de citoyens polonais dans la Shoah, le gouvernement se fait fort d'imposer, selon sa terminologie, " le point de vue polonais ",à savoir unehistoire nationale uniquement vue " sous un prisme positif ". Il faut en terminer avec la " pédagogie de la honte ", affirmait le chef du gouvernement, Mateusz Morawiecki, membre du parti Droit et justice.
La " politique historique ", dont ces dispositions mémorielles sont un prolongement, est mise en place en Pologne dans les années  2000. Elle enjoint à l'Etat de participer activement à la promotion d'un récit national qui soit à même de susciter (ou de ressusciter) la fierté du peuple polonais.
L'historien Georges Mink parle, pour en désigner la nature, d'une " étatisation " de l'histoire. Elle vise autant les secteurs de l'enseignement et de la recherche que celui des musées (en pointe dans l'institutionnalisation de ce discours public) ou de la politique étrangère. Dans son article " Les historiens polonais face à l'expérience de la “démocratie illibérale” " (Histoire@Politique, n°  31, avril  2017), Georges Mink cite l'actuel président de la Pologne, -Andrzej Duda, qui déclarait il y a deux ans : " La politique historique devrait être réalisée en tant que pièce maîtresse de notre position dans l'espace international. "
Mais comment expliquer que cet ancien pays satellite et cette ex-république de l'Union soviétique aient repris à leur compte l'idée de la promotion d'une histoire d'Etat ? Valentin Behr, spécialiste de sciences politiques, n'y voit qu'un paradoxe apparent. Pour le dénouer, il suffit d'avoir à l'esprit la perspective dans laquelle se placent de nombreux intellectuels en Pologne : dans leur vision du monde, l'Europe de l'Ouest est dominée par le " marxisme culturel " – preuve en est que les opinions publiques y sont majoritairement favorables à l'antiracisme, aux droits des minorités sexuelles, religieuses, à l'émancipation des femmes, etc. " Dans l'opposition anticommuniste des années 1980, il y avait une branche très à droite, qui n'était pas séduite par l'optique de la démocratie libérale, rappelle le chercheur. Pour elle, la Pologne n'est toujours pas débarrassée des oripeaux du marxisme. La lutte continue, et elle se joue à l'échelle du continent, pour l'identité européenne. "
Il y a ainsi une grande cohérence entre le combat mené par ces militants au sein du syndicat Solidarnosc – mouvement composite dans lequel la droite chrétienne cœxistait avec les trotskistes – et leurs prises de position actuelles. Ces lois sur l'histoire sont, pour eux, une façon de résister à une idéologie qu'ils appellent aussi " libérale totalitaire " et dont ils pensent qu'elle imprègne les milieux intellectuels polonais, perçus comme trop indulgents envers la période soviétique, dénigrant trop facilement l'histoire nationale et rejetant les valeurs qui fondent la " polonité ". Dans leur logique, l'Etat doit agir pour contrer ces forces qui menacent de ramener la Pologne en arrière.
Ce raisonnement est tenu aussi par des historiens de haut calibre. Un membre très influent de l'Institut pour la mémoire nationale, fer de lance de la " politique historique ", Andrzej Nowak, est un universitaire reconnu. Pour autant, la discipline historique est-elle en danger en Pologne ? " Il règne toujours une grande liberté dans le monde savant, rectifie Valentin Behr, seul l'historien Jan Tomasz Gross a été ennuyé il y a deux ans - Le procureur a prononcé un non-lieu, mais le dossier n'est toujours pas clos - pour ses propos sur les complicités polonaises dans les massacres des juifs. En revanche, ce monde intellectuel est très clivé ; on s'insulte par journaux interposés. Mais les historiens n'ont pas peur pour eux, ils craignent surtout pour l'avenir de certains domaines de recherche qui risquent après ces lois d'être désertés. Outre les travaux sur l'antisémitisme polonais, les études de genre sont également ciblées par le pouvoir. " La mise en place d'un arsenal juridique fait monter les tensions alors que le climat politique, caractérisé ces derniers temps en Pologne par des attaques et des campagnes d'insultes publiques, est déjà préoccupant.
Dans le cas ukrainien, celui d'un jeune Etat, indépendant depuis 1991, la promulgation des lois mémorielles, dont la reconnaissance des combattants indépendantistes comme des héros, ne se comprend qu'à la lumière de la " révolution de Maïdan " de 2014, qui fut inspirée par des sentiments prœuropéens mais aussi nationalistes. C'est un pas de plus dans la " désoviétisation ". Comme l'expliquait il y a quelques mois dans la revueAspen l'historien Andrii Portnov, elles répondent à l'obsession du pouvoir actuel : tracer " une nouvelle division symbolique entre l'Ukraine post-Maïdan et la Russie de Poutine ". Le pays possède depuis 2006 un Institut pour la mémoire nationale, inspiré du modèle polonais. Et comme en Pologne, ce sont des pressions extérieures –  en l'occurrence celles du Conseil de l'Europe  – qui ont obtenu que les insultes à la mémoire des combattants pour l'indépendance ne soient -finalement pas criminalisées.
Inflation de législationsIronie de l'histoire, cette inflation de législations a créé des tensions entre Varsovie et Kiev : les héros de l'indépendance ukrainienne sont considérés par les Polonais comme des géno-cidaires pour des massacres commis pendant la seconde guerre mondiale. Agacé par les lois ukrainiennes, Varsovie a tenu à inscrire dans sa loi de février la possibilité de poursuite pour négation des " crimes commis par les nationalistes ukrainiens ou les membres de formations ukrainiennes ayant collaboré avec le IIIe  Reich allemand ".  Les " politiques historiques " des deux pays s'entrechoquent. Elles sont pourtant inspirées par la même suspicion à l'égard des souvenirs de l'époque soviétique.
D'ailleurs, la Russie contemporaine ne compte pas pour rien dans l'édiction de ces vérités officielles. Car bien qu'il ne soit plus, tant s'en faut, un régime communiste, l'ancien empire ne montre pas la même aversion que ses voisins pour son histoire récente. Vladimir Poutine a consolidé son pouvoir en s'employant à une réhabilitation partielle de l'héritage soviétique. Le mythe de la Grande guerre patriotique, la restauration du culte de la victoire, l'accent mis sur la continuité de l'Etat russe à travers les siècles et les régimes (et au passage l'effacement des dimensions démocratiques) constituent le socle sur lequel le dirigeant a fondé l'identité de la Russie postcommuniste.
Quand s'est opéré ce tournant dans le discours historique, au début des années 2000, cela n'a pas manqué : " Les conflits mémoriels, jusqu'alors épisodiques, n'ont pas tardé à prendre l'allure de vraies guerres de mémoire dans plusieurs pays de l'Est ", explique le spécialiste de l'Europe de l'Est et de la Russie Nikolay -Koposov dans un texte publié en juillet  2009 sur le site de l'association Liberté pour l'histoire, ajoutant qu'" il est difficile de ne pas voir dans un tel changement du climat mémoriel une conséquence de l'apparition, en Russie, d'un régime autoritaire ". Les législations successives dans les pays voisins, la volonté de criminaliser de certains énoncés seraient ainsi apparues en réaction à la nouvelle rhétorique du Kremlin. Le début d'un engrenage ?
Toujours est-il qu'en mai  2014, Vladimir -Poutine a signé à son tour une loi qui introduit une responsabilité pénale pourla diffusion d'informations " notoirement fausses " sur l'action de l'URSS lors de la seconde guerre mondiale. Ce projet, qui traînait depuis des années, a abouti au moment de l'annexion de la Crimée et ressemble fort à une tentative pour Moscou de contrôler le discours sur la période du pacte germano-soviétique et celle qui suivit – la " libération " pour les Russes, l'" occupation " pour les autres.
S'il reste difficile de mener des analogies tant elles répondent à des logiques nationales, ces lois ont en commun de vouloir effacer la complexité de l'histoire, donnant chaque fois crédit à la martyrologie nationale. La loi russe a été appliquée par exemple contre un blogueur qui avait évoqué sur les réseaux sociaux l'invasion conjointe de la Pologne en  1939 " par les communistes et l'Allemagne " et la collaboration des deux pays : la Cour suprême de Russie a confirmé sa condamnation en septembre  2016, un doyen de la faculté de Perm ayant prétendu à la barre que l'affirmation du blogueur ne s'accordait pas avec " la position acceptée au niveau international ".
Le verdict est en phase avec la nouvelle position du Kremlin : en  2015, Poutine avait fait savoir que l'URSS, abandonnée par tous, n'avait d'autre choix que ce pacte avec Hitler – on ne saurait donc lui en tenir rigueur.
Pour l'instant, aucun universitaire russe ne semble avoir été menacé. " Ces lois n'ont pas eu jusqu'à présent d'incidences sur la bonne recherche ", note l'historien Nicolas Werth, qui vient de coéditer un recueil de témoignages, Le Goulag (Robert Laffont, " Bouquins ", 2017).
A l'intérieur des enceintes académiques, tous les discours sont encore possibles, mais sans doute parce que le pouvoir a d'ores et déjà remporté la bataille. " Les historiens sérieux ne vendent que quelques centaines d'exemplaires, et les journaux qui les soutiennent, comme Novaïa Gazeta ou des périodiques de province,ont une diffusion très étroite. En face, les librairies, les gares, sont pleines d'ouvrages d'histoire militaire ou nationale glorificatrice. Il n'y a pas eu d'intimidation sur les auteurs d'ouvrages sérieux qui, il faut dire, touchent très peu de gens. "
En comparaison, règne encore en Pologne et en Ukraine un réel pluralisme. Dans ces deux pays, où les lois mémorielles ont été discutées dans l'arène publique, certains intellectuels ne se sont pas privés de faire le rapprochement avec la période soviétique. Mais l'analogie n'a pas suffi à dissuader les promoteurs de la nouvelle histoire officielle.
Julie Clarini
© Le Monde


11 août 2018

" En Turquie, l'histoire est essentiellement un mouvement de dissidence intellectuelle "

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Historien et sociologue, Hamit Bozarslan, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de l'Empire ottoman et de la Turquie, travaille sur la violence au Proche-Orient et la construction des Etats dans la région. Auteur d'ouvrages de référence, dont -Histoire de la Turquie. De l'Empire à nos jours (Tallandier, 2013), Hamit Bozarslan appartient à ce qu'il appelle lui-même l'école dissidente de l'historiographie de la Turquie contemporaine. Il revient sur les usages du passé en Turquie.


Pourquoi l'histoire est-elle une discipline reine en Turquie ?

Il faut faire un distingo entre l'histoire comme discipline et le récit officiel. Le " récit officiel " continue de diviser le passé de la nation en trois épisodes : la période de l'innocence, par laquelle les Turcs conquièrent le monde pour lui apporter ordre et justice ; celle de la trahison, pendant laquelle les minorités mordent la main bienveillante de leurs maîtres et collaborent avec les ennemis de l'extérieur ; et celle de la délivrance, pendant laquelle la nation brise ses chaînes par un ultime sursaut et fonde la Turquie moderne.
Recep Tayyip Erdogan, l'actuel président de la République, et les historiens qui l'inspirent estiment d'ailleurs que cette libération reste partielle et n'immunise pas le pays contre une possible agression occidentale ou l'aliénation de ses propres élites. En face de ce discours, l'histoire proprement dite, comprise comme discipline, est essentiellement un mouvementde dissidence intellectuelle ; elle interroge la fondation même de la Turquie par un processus génocidaire, qui l'a dominée au cours des vingt dernières années.


Pourquoi les régimes successifs turcs - (impérial, Jeunes-Turcs, kémaliste, -islamiste) se ressemblent-ils dans leur usage du passé, qui est toujours présenté sous une forme tronquée et marquée par le négationnisme ?

La Turquie officielle est fière d'être " musulmane à 99,9  % ", mais refuse de comprendre la signification de ce chiffre : la disparition organisée de ses minorités chrétiennes (arménienne, grecque, assyro-chaldéennes). Elle est habitée par une violente nostalgie d'Empire, mais ne sait pas que le gouvernement ottoman est entré dans la Grande Guerre de son propre gré et sans nulle agression, signant ainsi lui-même son arrêt de mort. Elle ignore que la " 14-18 " avait été d'abord une guerre intra-européenne et l'interprète comme la guerre de l'Europe contre les Turcs.
Plus généralement, la version mise en avant par le pouvoir appréhende les Turcs comme agressés par des ennemis de l'extérieur et trahis par les minorités de l'intérieur, pousse dès lors à demander justice et réparation en tant que victime, et déploie, en tant que bourreau cette fois-ci, toute la force à sa disposition pour se venger. Cette vision des choses ne varie pas, malgré les changements de régime.


En  2017, le Parlement turc a voté une -résolution interdisant l'usage des mots " génocide arménien " et " Kurdistan " dans son enceinte. La Turquie a-t-elle adopté d'autres lois sur l'histoire ? Et ceux qui les transgressent sont-ils l'objet de poursuites devant les tribunaux ?

Il existe depuis 2005 un article  301 du code pénal qui protège la " turcité " et la Turquie - quiconque insulte la nation turque et son Etat est passible de poursuite pénale - . Une douzaine de personnes, dont le journaliste arménien Hrant Dink (assassiné en  2007), ont été condamnées en vertu de cet article. Précédemment, le gouvernement Ecevit (1999-2002) avait tenté de bannir certains termes comme " Byzance ", nom chrétien orthodoxe d'Istanbul - parler de Byzance revient à occulter la date de 1453, prise de la cité par les Ottomans - .Et récemment, en effet, le Parlement a modifié son règlement intérieur pour sanctionner l'usage de mots jugés " dangereux "par les députés, dont " génocide arménien " et " Kurdistan ".


Est-ce que cette législation sur l'histoire constitue une véritable entrave pour la -recherche en Turquie ?

A vrai dire non,en tout cas pas à elle seule. Entre 2005, date du premier colloque à Istanbul où le " G-Word " (génocide) a été prononcé, et 2015, le centenaire du génocide arménien, l'historiographie dissidente s'est déplacée des marges de la société au cœur des universités prestigieuses. La Turquie est même devenue un lieu de production scientifique de haut vol sur le génocide.
Depuis l'été 2015, cependant, on assiste à la brutalisation de la syntaxe du pouvoir, qui va de pair avec la vulgarité, la calomnie et la mort civique imposée à de nombreux enseignants-chercheurs. Les universitaires engagés sont qualifiés de terroristes et de traîtres par -Erdogan lui-même. Plusieurs milliers d'enseignants figurent parmi les 130 000  fonctionnaires licenciés. Les chercheurs souffrent aussi de la dictature de l'instant.
Comme certains régimes du passé, l'" erdo-ganisme " détruit les facultés cognitives de la société, qu'il assomme au sens propre du terme : vous vivez parfois deux ou trois grandes crises par semaine, ce qui brouille les -repères et vous oblige à ne penser qu'à l'instant suivant. Comment faire de la recherche dans ces conditions ?


Quelle est votre position sur les lois dites " mémorielles " en France ?

Je ne me suis jamais senti à l'aise avec les débats sur ces lois. Aussi, je répondrai à votre question en parlant du négationnisme en tant que tel. Je n'éprouve aucune crainte devant ce phénomène, qu'il faut contrer par la recherche et l'effort pédagogique qu'elle permet amplement. En réponse à la négation de la Shoah par une poignée d'individus sans scrupule, par exemple, la recherche a collecté des ma-tériaux empiriques d'une grande finesse et proposé des analyses très approfondies des temps et des espaces du génocide.
Le nouveau livre de l'historien Taner Akçam (Killing Orders. Talat Pasha's Telegrams and the Armenian Genocide, Palgrave Macmillan, non traduit) montre qu'il en va de même des réponses à apporter au négationnisme turc. Prenons un exemple : selon Ankara, les télégrammes dans lesquels Talat Pacha, homme fort d'Istanbul, ordonnait l'extermination des Arméniens étaient des faux, puisque le haut fonctionnaire Naim Efendi qui les avait reproduits dans ses Mémoires n'avait jamais existé et que les télégrammes ne respectaient pas le système du cryptage ottoman.
Menant un travail minutieux, Taner Akçam a non seulement pu prouver que Naim Efendi avait bel et bien existé, mais aussi authentifier ses Mémoires et montrer avec brio que le cryptage qui y figurait était tout à fait conforme au système ottoman de l'époque. Contre le négationnisme, la meilleure riposte, c'est donc, -selon moi, le travail rigoureux de l'historien.
propos recueillis par Gaïdz Minassian
© Le Monde





11 août 2018

En Pologne, la course à la martyrologie

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Au Musée de l'armée intérieure (le nom du puissant réseau de résistance en Pologne pendant la seconde guerre mondiale) à Cracovie, la guide connaît son catéchisme historique par cœur : les Allemands voulaient exterminer le peuple polonais et Auschwitz a d'abord été créé pour détruire les élites polonaises, les Alliés n'ont rien fait quand Jan Karski les a prévenus de l'existence des camps d'extermination des juifs et ils ont sacrifié les résistants polonais à Yalta.
Tout cela est vrai, même si cette chronologie ne résume pas toute la guerre. Elle permet en tout cas de mettre sur le même plan la souffrance des juifs et celle des Polonais, qui est une obsession du parti Droit et justice (PiS, ultraconservateur) au pouvoir en Pologne. Cette vision de l'histoire a été rabâchée par la plupart des interlocuteurs rencontrés lors d'un voyage de presse sur les lieux de mémoire polonais, auquel Le Monde a décidé de participer.
La guide de Cracovie poursuit en établissant des gradations entre les violences de la guerre : les Allemands étaient " terribles ", mais les Russes étaient " pires " et enfin les Ukrainiens étaient " diaboliques ". A la fin de l'exposition, elle s'arrête devant une série de portraits qu'elle appelle " les monstres ", les images des juges communistes qui ont condamné des résistants ayant lutté contre les nazis, puis se sont opposés à la mainmise du pays par -Moscou. Un visiteur l'interroge devant ces portraits. " Combien sont des juifs ? " Elle en montre trois ou quatre. La scène symbolise la complexité de la mémoire polonaise.
Avec la " loi sur la Shoah ", en février, le poids politique de l'histoire est apparu au grand jour en Pologne. Cette loi visait à punir pénalement ceux qui attribuaient aux Polonais " la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis ". Face au tollé international, le gouvernement a reculé en juin, en retirant l'article incriminé, mais les historiens restent inquiets, surtout depuis la mise en garde de Yad Vashem, l'Institut international pour la mémoire de la Shoah, qui juge que le texte amendé conserve des -ambiguïtés et permet des poursuites civiles.
" Politique historique "Dans ce pays qui a cessé d'exister pendant un siècle, avant de renaître en  1918, qui a connu une occupation sanglante, avant d'être mis sous le joug soviétique, les débats historiques n'ont jamais été des sujets de consensus. Chacun croit avoir la vérité, qu'il veut imposer aux autres. Pour Jaroslaw Kaczynski, le président du PiS et homme fort du pays, féru d'histoire nationale, c'est un enjeu essentiel. Dans tout le pays des musées ont été créés pour exposer les grandes pages de l'histoire polonaise. Cette vague a commencé avec le Musée de l'insurrection de Varsovie, voulu par Lech Kaczynski, le président mort dans l'accident aérien de Smolensk en  2010, frère jumeau de Jaroslaw. C'est aujourd'hui l'un des musées les plus visités de Varsovie, qui mêle multimédia et recherches historiques avec efficacité.
Ce principe d'une muséographie ludique et pédagogique fait florès un peu partout. Du Musée Solidarznosc à celui de la seconde guerre mondiale, tous deux installés à Gdansk, en passant par le Musée de l'histoire des juifs polonais (Polin) à Varsovie. Ces trois musées-là néanmoins ne plaisent guère au PiS : le di-recteur du Musée de la guerre de Gdansk a été limogé car il ne mettait pas assez en avant l'héroïsme polonais. Un secrétaire d'Etat à la -culture a résumé l'objectif du gouvernement : " La politique historique devrait être offensive et forcer le monde à respecter les Polonais. "
Pour cela, il n'est pas question de se limiter aux grandes villes. En plein milieu de la Pologne, à Michniow dans le sud de Lodz, lieu d'un massacre de villageois par les nazis, un grand bâtiment est en construction, pompeusement appelé " Musée de martyrologie de la campagne polonaise ", qui devrait rester discret sur les pogroms qui ont eu lieu dans le voisinage.
Dans le village de Markowa, à l'est de Cracovie, un autre musée a déjà fait couler beaucoup d'encre. Celui des Justes polonais. Le bâtiment est modeste, moins démesuré que celui de Michniow. Il a été inauguré en  2016 par le président Andrzej Duda. Dans son discours, il saluait " les gens qui viennent dans notre pays pour voir Auschwitz ",avant d'ajouter qu'" heureusement, il y a aussi d'autres endroits (…) qui montrent ce qui est bon et beau dans l'histoire, même dans sa partie la plus tragique ". Il évoquait un " musée de la fraternité, de la charité, de la coopération ".
L'édifice rend hommage à la famille Ulma, massacrée pour avoir abrité des juifs, et dont les membres ont été reconnus Justes parmi les nations. La Pologne est le pays qui en compte le plus. Le parcours d'exposition évoque le martyre de cette famille mais sans pathos, dans une muséographie sobre, qui ne cache pas des aspects moins " fraternels ", comme les lettres de dénonciations de juifs envoyées par les Polonais. L'historien Jan Grabowski a cependant reproché à l'institution de ne pas mettre en avant les massacres de juifs commis par des voisins de la famille Ulma.
Le musée a été salué par Yad Vashem. Même s'il est une pièce centrale dans une concurrence des mémoires que dénonce l'institut après la " loi sur la Shoah " : " La tentative d'amplifier le secours apporté aux juifs et de le dépeindre comme un phénomène courant, et de minimiser le rôle des Polonais dans la -persécution des juifs, constitue une offense non seulement à la vérité historique, mais aussi à la mémoire de l'héroïsme des Justes parmi les nations. " C'est bien ce qui est au cœur d'un voyage sur les lieux de l'histoire polonaise : une bataille de mémoires où -chacun défend sa vérité.
Alain Salles
© Le Monde

11 août 2018

Iouri Dmitriev ou la mémoire étouffée de la répression stalinienne

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Pour la deuxième année consécutive, dimanche 5  août, les com-mémorations de Sandarmokh, l'un des principaux lieux d'exécution de la Grande Terreur stalinienne, dans la région septentrionale de Carélie, se sont déroulées en l'absence de l'historien Iouri Dmitriev. Le pèlerinage, qui attire chaque année des centaines de proches des victimes, doit pourtant tout à cet homme de 62 ans, enquêteur infatigable aux airs de moine-soldat.
C'est lui qui, en  1997, a instauré cette tradition. C'est lui, surtout, qui a mis au jour l'importance de ce lieu d'exécution, où l'on estime à 9 000 le nombre de personnes – coupables de rien – fusillées. L'historien, membre de l'association Memorial, y a mené un travail titanesque de localisation des fosses communes et d'identification des dépouilles. Depuis, Sandarmokh est devenu l'un des rares lieux en Russie célébrant la mémoire des purges de 1937-1938 – année après année, les descendants des victimes ont accroché sur les arbres de la dense forêt carélienne de modestes croix en bois ou les portraits de leur proche assassiné. " Sans son travail, on ne saurait quasiment rien de Sandarmokh ", confirme l'historienne Cécile Vaissié.
Iouri Dmitriev a été arrêté en décembre  2016, accusé de détention d'images pédopornographiques, en l'occurrence neuf clichés de sa fille adoptive, alors âgée de 11 ans. L'historien avait expliqué avoir pris ces photographies à la demande des services sociaux, pour documenter la croissance de sa fille, atteinte de rachitisme depuis son séjour à l'orphelinat. Les experts du tribunal, eux, n'avaient trouvé dans les clichés aucun caractère pédophile ou pornographique.
MachinationMalgré l'émotion soulevée en Russie et à l'étranger par cette affaire aux allures de machination, M.  Dmitriev a passé quinze mois en -prison, avant d'être acquitté en avril. Le soula-gement a été de courte durée : mi-juin, la Cour suprême de Carélie a cassé ce jugement, et à la fin du mois Iouri Dmitriev retournait en prison, accusé cette fois de viol, sur la foi du seul témoignage de la grand-mère de sa fille adoptive.
" En Russie, il n'y a quasiment jamais de relaxes, encore moins sur de telles charges.  Sa libération a constitué une énorme surprise, pour nous mais sans doute aussi pour les services de sécurité. On dirait qu'ils ne l'ont pas acceptée ", constate Irina Galkova, sa collègue au sein de Memorial, organisation sur laquelle a été apposé en  2014 le label infamant d'" agent de l'étranger ".
Pour ses défenseurs, les malheurs de Iouri Dmitriev dépassent le cadre d'une simple cabale contre un homme dont le militantisme, au niveau local, dérange. Ils seraient un signe supplémentaire d'une volonté du pouvoir russe d'étouffer le travail pourtant modeste mené par les acteurs de la société civile sur les répressions soviétiques. " Dmitriev est une figure remarquable en ce sens qu'il ne se contente pas de parler des répressions dans des termes généraux, explique Mme  Galkova. Il documente avec minutie le destin des victimes et celui des bourreaux. "
Depuis plusieurs années, l'interrogation sur le passé stalinien est devenue en Russie l'apanage de quelques militants toujours plus marginalisés et suspects. L'Etat, d'abord indifférent, se montre désormais hostile. Plusieurs musées consacrés aux camps ont été fermés, dont le plus important d'entre eux, Perm-36, et plus récemment celui de Iochkar-Ola. Ces derniers mois, des cas de destructions d'archives du goulag ont aussi été -constatés. Dans le même temps, la figure de Staline est réhabilitée, et celle de Felix Dzerjinski, le fondateur de la Tcheka (la police politique), est en passe de suivre.
Dans un entretien accordé fin décembre  2017 au quotidien Rossiïskaya Gazeta, Alexandre Bortnikov, directeur du FSB, les services de sécurité russes héritiers du KGB, dont le président Vladimir Poutine fut le chef, estimait qu'une " part significative "des dossiers criminels traités en son temps par la police politique " avaient objectivement un aspect criminel ". M.  Bortnikov assurait aussi que " la répression politique à grande échelle s'est arrêtée en  1938 ".
" La tendance est claire, tranche Irina Galkova : la question des répressions devient un sujet sensible. Les historiens font leur travail dans leur coin, mais il y a à la fois une réécriture du discours public.  L'idée est que les répressions ont été marquées par des excès et des erreurs mais que celles-ci ne constituaient pas une politique d'Etat. On peut parler des victimes, rappeler qu'elles étaient innocentes, mais pas des responsables, pas des bourreaux. Officiellement, il s'agit de ne pas remuer un thème sensible qui pourrait diviser la société, mais en réalité, ce pouvoir ne veut pas que l'on puisse comparer les pratiques de l'époque et celles d'aujourd'hui, quand bien même le niveau de violence n'a rien à voir. "
Benoît Vitkine
© Le Monde

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