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vendredi 10 août 2018

Le malaise face au numérique traverse les catégories sociales et les classes d'âge


10 août 2018

Le malaise face au numérique traverse les catégories sociales et les classes d'âge

Vivre déconnecté 5|6 Pour certains, se passer d'Internet est un choix. Pour d'autres, cette déconnexion révèle une difficulté qui est trop peu prise en compte par l'administration et les acteurs du secteur numérique, selon l'universitaire Jean-Marie Besse

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La déconnexion subie, que certains appellent " illectronisme " en risquant un parallèle avec l'illettrisme, recouvre en fait des situations personnelles très diversifiées, souligne Jean-Marie Besse, spécialiste du rapport à l'écrit.


Vous pointez l'existence d'un phénomène de " déconnexion subie ". Mais tout le monde ou presque n'est-il pas connecté aujourd'hui, y compris, comme on peut le voir parfois, certaines personnes à la rue ?

Le constat que vous faites est réel. Il donne en effet l'impression que chacun possède au moins un téléphone mobile, quelle que soit sa catégorie sociale ou son insertion professionnelle. Mais les enquêtes nous montrent que ce n'est pas le cas. Le taux d'usage donne une première indication. Dans son édition 2017, le " baromètre " annuel du centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc) sur la diffusion et les usages des outils numériques annonçait 88 % d'internautes en France. Ce qui laisse donc une proportion de 12  % de non-internautes parmi la population de 12 ans et plus.
Et si certains n'ont pas les moyens d'acquérir un ordinateur ou un smartphone, d'autres sont équipés mais ne savent pas s'en servir. Des travaux récents montrent que derrière le fait d'utiliser un objet connecté ou connectable se cachent des pratiques différentes et que beaucoup de personnes se sentent plus ou moins mal à l'aise face au numérique. Il ne suffit pas d'avoir une connexion, voire de se rendre dans des espaces numériques pour se sentir en familiarité avec ces outils. S'il semble facile à la plupart d'entre nous d'envoyer et de recevoir des mails, de faire des achats sur l'e-commerce, de se servir des réseaux sociaux, de contacter les administrations, de chercher un emploi ou une formation, de s'informer, etc., cela paraît difficile ou impossible à d'autres, dont il serait temps de se préoccuper. La liste peut être longue des limites à l'usage du numérique, et la déconnexion subie est une forme préoccupante d'injustice sociale, notamment dans le rapport aux administrations et l'accès à l'emploi.


Est-on plus vraiment plus déconnecté lorsqu'on est défavorisé socialement ?

Les enquêtes dont nous disposons semblent le dire. Mais nous avons affaire avec le numérique à des problématiques originales, où le découpage sociologique classique n'est pas satisfaisant. La déconnexion subie est marquée par d'importants écarts de pratiques qui traversent, en fait, bien qu'à des degrés divers, toutes les catégories sociales et toutes les classes d'âge.
Les manières d'utiliser ou non les possibilités d'Internet sont nombreuses et difficiles à cerner en termes statistiques. Les enquêtes sur ce sujet utilisent des concepts et se servent de définitions qui ne permettent pas vraiment d'aller saisir la question là où elle se présente, au niveau des pratiques. Par exemple, on peut commencer une recherche et, au lieu de la poursuivre, s'arrêter au premier blocage. On peut utiliser certaines fonctionnalités et pas d'autres, ou bien s'en servir uniquement d'une certaine façon, souvent assez fruste.
De ce point de vue, la situation me fait penser à ce que nous avons connu il y a quelques décennies sur l'illettrisme. Il a fallu du temps avant de définir le problème de manière consensuelle. Les premières -enquêtes faisaient varier de 5  % à 40  % la proportion des Français adultes incapables de se servir de la lecture et de l'écriture dans leur vie quotidienne. Devant de tels écarts, on se demande où est l'illusion de la mesure. Sur les usages du numérique, cette question n'est pas suffisamment prise en compte. Pour parvenir à une mesure fine de la réalité des usages, il faut comprendre comment cela se joue au niveau individuel.


Que recouvre le néologisme à la mode " illectronisme " ? Le parallèle avec l'illettrisme n'est-il pas trompeur ?

Il l'est, c'est pourquoi je n'emploie ce terme qu'avec réserve. Depuis le début des années 2000, il est employé pour qualifier une difficulté ou une impossibilité d'accès aux outils numériques. Les deux problématiques sont différentes, mais il se trouve que les acteurs sont en partie les mêmes. L'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme, par exemple, a réalisé un travail important pour mieux cerner le phénomène de l'illectronisme. Il existe donc des parentés qui donnent le sentiment qu'au fond, on serait devant un nouvel illettrisme. C'est d'ailleurs en tant que spécialiste de l'illettrisme que j'ai été amené à m'intéresser à cette question des usages numériques.
L'illettrisme désigne le fait pour un adulte de ne pas pouvoir se servir aisément de l'écrit dans sa vie quotidienne, voire de l'éviter totalement, en dépit d'une scolarisation durable. Le mot a été forgé à la fin des années 1970 pour qualifier cet éloignement de l'écrit, mais aussi pour le distinguer de l'analphabétisme, qui concerne ceux qui n'ont pu bénéficier d'un apprentissage scolaire. Les statistiques les plus récentes sur l'illettrisme datent de 2012 et proviennent de l'Insee. L'institut stipulait que, " en  2011, 16 % des personnes de 18 à 65 ans résidant en France métropolitaine éprouvent des difficultés dans les domaines fondamentaux de l'écrit, et pour 11  % ces difficultés sont graves ou fortes. Parmi celles qui ont été scolarisées en France, 7  % sont dans ce cas et peuvent être considérées en situation d'illettrisme, contre 9  % en  2004 ".
On imagine aisément que de grandes difficultés dans le maniement de l'écrit freinent l'accès aux fonctionnalités permises par Internet. Toutefois, les deux problèmes ne sont pas à confondre, car la plupart des personnes décrites aujour-d'hui en situation d'illectronisme se servent quand même de l'écrit. En outre, aux " illettrés ", de même qu'aux personnes en situation de handicap, l'accès au numérique offre aussi, paradoxalement, une chance de sortir de leur isolement. Aujourd'hui, on peut " parler " à son smartphone pour " écrire " des textos, de même que des logiciels " traduisent " un texte écrit en une version oralisée et que les correcteurs orthographiques aident à envoyer des messages assez " lisibles ".


On peut aussi être hautement diplômé, et en délicatesse avec le numérique…

Les exemples abondent, en effet. Il arrive que des personnes très compétentes dans leur domaine, ayant occupé des postes -importants, aient besoin d'aide pour remplir leur déclaration de revenus sur Internet. On peut être mal à l'aise avec le numérique ou ressentir un vrai blocage seulement sur certaines applications.


En adoptant le concept d'illectronisme dans son sens large, combien de personnes sont concernées en France ?

Les différentes enquêtes situent la proportion de personnes en difficulté autour de 15 % à 20 % des Français adultes, en incluant les plus de 65 ans. Le Syndicat de la presse sociale a fait réaliser en février  par l'institut CSA une enquête sur l'illectronisme qui a permis de distinguer cinq grands types de relation au numérique en fonction du degré d'aisance. Ces profils éloignent des stéréotypes réducteurs.
Les gens les mieux équipés et les plus performants dans les usages, que CSA appelle les " aguerris ", représentent 54 % de l'échantillon représentatif des Français adultes. Un deuxième groupe, les " volontaires ", un peu moins équipés et un peu moins à l'aise, représente 25 % de l'échantillon. Avec ces deux groupes " familiers d'Internet " on est à 79 %, ce qui recoupe d'autres enquêtes sur les usages d'Internet. Peu équipés et faibles utilisateurs sont ceux que l'enquête appelle les " réfractaires ", qui sont 11  %. Ce sont surtout des femmes (69  % de ce groupe) et c'est aussi le profil le plus âgé de l'échantillon (56  % ont plus de 70 ans). Les " décalés ", à hauteur de 6 %, ont un niveau d'équipement plutôt correct mais souffrent de leur manque de maîtrise. Ce sont souvent des femmes (58  % du groupe), un peu plus âgées que la moyenne (50  % ont plus de 65 ans) et plus urbaines.
Enfin, les " déconnectés ", à hauteur de 4  %, sont assez à l'aise mais peu équipés (pas de connexion à domicile) : ce sont en majorité des hommes, aux niveaux de revenus plus faibles que la moyenne. Cette enquête, fondée seulement sur un recueil téléphonique, confirme que les profils des usagers sont divers et croisent les classes d'âge et les classes sociales.


Les personnes âgées ou très âgées sont-elles autant perdues qu'on le dit face aux usages du numérique ?

L'enquête CSA indique en effet qu'au-dessus de 70 ans le taux d'équipement est plus faible, la connexion moindre : 43  % de ces personnes se connectent au moins une fois par jour, contre 75  % pour l'ensemble de l'échantillon, et 68  % ont envoyé un mail au cours du dernier mois contre 85  % de l'ensemble.


Une part du malaise, notamment chez les plus âgés, ne réside-t-il pas dans le fait que la Toile reste un univers où se cumulent un langage souvent -ésotérique, des interfaces mal conçues et beaucoup d'offres trompeuses ?

Tout à fait. Le public le plus âgé mériterait d'être étudié de manière spécifique en se demandant si sa réticence, au lieu d'être caractérisée comme un handicap, ne cacherait pas une circonspection légitime, consistant à ne pas vouloir se laisser prendre à n'importe quel mirage. Les différentes sortes de malaises ressentis face au numérique devraient d'ailleurs interpeller les fournisseurs de services sur leurs propres insuffisances, plutôt que de rester implicitement sur l'idée que c'est " tant pis pour ceux qui ne suivent pas ".
Combien de logiciels proposés sur la Toile sont-ils testés avec un groupe diversifié d'usagers potentiels ? Ne sommes-nous pas, face à certaines applications, dans une situation proche de celle que nous rencontrons lorsqu'une notice d'appareil ménager nous est livrée dans un français traduit de l'anglais à partir d'un original chinois ? L'attitude cognitive de ceux qui ont été formés au traitement automatique de l'information aux tout débuts de l'" ère numérique " et qui peinent aujourd'hui face aux nouveaux développements signale bien une difficulté spécifique. L'absence d'aisance face au numérique dans son ensemble ou face à une application est un problème personnel et social dont nous commençons seulement à percevoir les enjeux.
propos recueillis par Marc-Olivier Bherer et Luc Cédelle
© Le Monde

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