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vendredi 10 août 2018

La drague triste en Allemagne

10 août 2018

La drague triste en Allemagne

Les nouveaux codes amoureux 4|6 Outre-Rhin, les hommes n'agissent pas en conquérants. Leur pratique de la séduction, sans fantaisie ni ambiguïté, témoigne d'une réflexion sur leur place dans la société

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Maria von Gunten se méfie des jugements à l'emporte-pièce et des vérités toutes faites. Quand on lui demande son avis, elle est plutôt du genre à répondre de façon nuancée, en prenant soin de préciser que son opinion n'engage qu'elle-même. Sur certains sujets, cette étudiante en économie originaire de Zurich admet toutefois qu'elle s'est fait une religion. Ainsi des Allemands et de leur façon d'aborder les filles.
" Je déteste ce genre de clichés mais, pour le coup, j'ai toujours fait le même constat,admet cette jeune femme de 24 ans installée à Berlin depuis quatre ans. Quand tu es dans un bar, et qu'un Allemand a manifestement flashé sur toi, c'est toujours pareil. Pour t'aborder, il prend mille précautions, te demande s'il te dérange, avance très prudemment, etc. Or, dans ce genre de situation, j'aime bien provoquer pour voir comment le mec réagit. Et là, généralement, il est désarçonné, il ne sait pas quoi répondre. Comme si, avant de t'aborder, il avait un schéma préconçu dans la tête, une sorte de protocole défini a priori, qui fait qu'il est totalement décontenancé dès lors que tu essaies de l'en sortir. "
Ce qui est vrai quand on a 24 ans semble l'être tout autant quand on en a 60. Née en Basse-Saxe en  1955, Kornelia Theune a habité en France pendant près de trente-cinq ans, avant de revenir vivre en Allemagne, en  2015, à la suite de la mort de son mari, un producteur français. Aujourd'hui installée à Berlin, cette ancienne directrice de l'unité " culture " de la chaîne franco-allemande Arte fait un constat qui rejoint celui de Maria von Gunten. " En France, même quand tu commences à avoir un certain âge, les hommes te regardent, te flattent, te font des petits compliments. En Allemagne, ils sont beaucoup plus effacés, ne te dévisagent pas, t'abordent moins naturellement. J'ai l'impression que les Français, en tout cas ceux de ma génération, -assument sans problème d'être des séducteurs, alors que les Allemands éprouvent un certain malaise à être des conquérants. "
Les femmes hétérosexuelles ne sont pas les seules à faire ce diagnostic. Quand il se connecte sur Grindr, la célèbre application de rencontres homosexuelles sur smartphone, Julian Schmidt se lie plus facilement avec des étrangers qu'avec ses concitoyens. " Quand je cherche un plan cul, ça va plus vite avec un Italien, un Espagnol ou un Français. Nous, les Allemands, on prend plus notre temps. On pose plein de questions, on met les formes, alors que souvent les étrangers – bien sûr, pas tous, surtout les Latins en réalité – vont droit au but : “T'aimes quoi ? T'es actif ou passif ? Est-ce que t'es libre maintenant pour baiser ?” Même si je commence à avoir l'habitude, et même si je reconnais que ça a aussi ses avantages car ça permet de gagner du temps, ce côté super-direct me met souvent assez mal à l'aise ", -raconte ce consultant de 33  ans.
Les Allemands, fâchés avec la drague ? L'affaire paraît entendue. Sur Internet, on ne compte pas les témoignages d'expatriés, amusés ou dépités, qui racontent leurs déboires dans ce domaine. En tapant sur Google le mot " Deutsche " et le verbe " flirten ", le premier site référencé a d'ailleurs pour titre : " Pourquoi les hommes allemands ne flirtent pas. "
" Sentiment d'insécurité "En  2010, un journaliste français installé à Hambourg, Alain-Xavier Wurst, a, pour sa part, consacré un livre au phénomène (Zur Sache Chérie, Ein Franzose ver-zweifelt an den deutschen Frauen, " A propos chérie, un Français désespéré des femmes allemandes ", éd. Rowohlt, non traduit). Après sept ans de déconvenues en tout genre, son constat était sans appel. " En Allemagne, les femmes sont effrayées quand on les aborde en dehors des lieux de flirt estampillés comme tels, c'est-à-dire, par exemple, dans un club ou sur Internet, déplorait-il dans un entretien accordé au très sérieux hebdomadaire Die Zeit à la sortie de son livre, en décembre  2010. Pour flirter, les femmes allemandes ont besoin de zones précises. Comme des zones fumeurs. Ce n'est pas la culture du flirt que je connais en France. Ici, il n'y a pour ainsi dire pas de culture du flirt. "
Pour Kornelia Theune, qui a milité à l'extrême gauche en Allemagne dans les années 1970, cette époque fut fondatrice dans l'établissement de nouveaux rapports – y compris de séduction – entre les hommes et les femmes. " Quand je compare avec ce que j'ai connu en France, j'ai le sentiment que le mouvement féministe en Allemagne est allé plus au fond des choses, en ceci qu'il a amené les hommes à se poser beaucoup plus de questions sur leur place vis-à-vis des femmes. Dans sa façon d'entrer en contact avec les femmes, l'homme allemand s'est mis beaucoup plus en retrait, comme s'il éprouvait un sentiment d'insécurité, c'est très frappant ", explique-t-elle.
Installée en Allemagne depuis 1989, où elle fut correspondante du quotidienLibération, la journaliste française Pascale Hugues, auteure d'un savoureux ouvrage sur les différences culturelles entre les deux pays (Was ist das ? Chroniques d'une Française à Berlin, Les Arènes, 2017), explique, elle aussi, la situation actuelle à l'aune des mouvements féministes des années 1970-1980, mais en soulignant un paradoxe. " Il y a eu, en Allemagne, un féminisme beaucoup plus radical qu'en France, qui a manifestement contribué à “désérotiser” les relations entre les hommes et les femmes, même si d'un autre côté, dans sa structure, la société allemande – surtout à l'Ouest – est restée beaucoup plus patriarcale, avec aujourd'hui l'idée encore très répandue, par exemple, qu'une femme doit choisir entre être mère et travailler ", explique Pascale Hugues.
Désérotisation ? Agrégé de philosophie et professeur au lycée français de Berlin, où il habite depuis six ans, Alexandre Lissner emploie lui aussi le mot. Existe-t-il un code de l'amour en Allemagne ? " Parler de code est un peu bizarre en ceci qu'il n'y a justement pas grand-chose à décoder. Tout ce qui est de l'ordre du jeu et de l'ambiguïté n'existe pas. L'inconvénient, c'est que ça manque de fantaisie, l'avantage c'est que les choses sont claires ", explique-t-il. Selon lui, cette forme de " franchise " dans la façon d'aborder l'autre est directement liée à une certaine conception du corps et de la sexualité. " En Allemagne, surtout dans les zones de culture protestante, l'acte sexuel est désacralisé, détaché de toute charge morale, il est en quelque sorte banalisé. En négatif, on peut dire que ça ramène le sexe à un simple mécanisme corporel débarrassé de charge érotique. En positif, on peut dire que ça libère le corps de représentations morales encombrantes ", analyse le philosophe.
Un regard différentUn tel rapport au corps peut facilement déconcerter. Pascale Hugues se souvient ainsi d'avoir croisé un jour au Tiergarten, l'immense parc situé au cœur de Berlin, un homme politique qu'elle avait interviewé la veille. Or, le monsieur, en bon adepte de la Freikörperkultur (le nudisme), qui se pratique très naturellement dans ce lieu, était dans le plus simple appareil… " J'étais terriblement gênée, mais lui voulait continuer notre conversation de la veille comme si de rien n'était ", raconte-t-elle, avant d'ajouter : " En y réfléchissant, c'est vrai que ça simplifie pas mal les choses. Dès lors que le corps nu est débarrassé de charge érotique, la question de la séduction ne se pose plus. "
Bientôt un an après le lancement du mouvement #metoo consécutif à l'affaire Weinstein, un mouvement qui a eu un fort écho outre-Rhin même si aucune personnalité connue – à part le scénariste Dieter Wedel, accusé de harcèlement et d'agressions sexuelles par plusieurs actrices et anciennes collaboratrices – n'a été mise en cause, certaines femmes reconnaissent qu'elles portent aujourd'hui un regard un peu différent sur cette façon si singulière qu'ont les Allemands de concevoir la séduction. " C'est sûr que pour la drague, les Allemands ne sont ni les plus entreprenants ni les plus fantaisistes. Mais d'un autre côté, en tant que femme, je ne peux pas ne pas aussi penser à ma sécurité. Or, je sais que dans un bar ou dans une rue avec des Allemands, je serai sans doute moins emmerdée qu'avec d'autres. C'est ennuyeux mais c'est comme ça ", explique Maria von Gunten.
Kornelia Theune, elle, voit les choses un peu différemment. " Je suis profondément féministe et je continuerai toujours à réclamer l'égalité entre les sexes. D'ailleurs, s'il n'y a pas eu de grand scandale de harcèlement en Allemagne, ce n'est évidemment pas parce que le problème n'existe pas : il existe comme ailleurs, mais je pense quand même que c'est aussi parce que le boulot a été fait, que les hommes ont été mis à leur place et que les femmes ont appris à se défendre. Pour tout ça, je dis bravo. Mais tout ça ne doit pas empêcher pour autant les hommes de s'autoriser à séduire. Un monde sans séduction, c'est quand même très triste ! "
Thomas Wieder
© Le Monde

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