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dimanche 12 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Miss Black America, la beauté noire émancipée

HISTOIRE et MEMOIRE


11 août 2018

Miss Black America, la beauté noire émancipée

1968, année Black 5|6Dans la nuit du 7  au 8 septembre 1968, juste après l'élection de Miss America et dans la même ville, Atlantic City, se tient le premier concours de beauté réservé aux Afro-Américaines. Un symbole pour l'ensemble de la communauté

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J.  Morris Anderson s'en souvient comme si c'était hier. Il s'apprête pourtant à organiser la 50e édition du concours de Miss Black America, avec le professionnalisme de celui qui maîtrise l'événement depuis longtemps. Avec l'âge – 85 ans aujourd'hui –, les souvenirs sont plus flous, comme le visage de certaines lauréates. Mais l'édition  1968 du concours de beauté désignant la plus belle femme noire des Etats-Unis, elle, reste bien nette dans sa mémoire. C'était une première. J.  Morris Anderson était un pionnier. Comme tout acte d'émancipation revendiqué par sa communauté, il avait fallu l'imposer, ne pas attendre une illusoire main tendue, juste prendre son destin en main.
Il y a cinquante et un ans, en  1967, cet homme d'affaires noir, résidant à Philadelphie, proche de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), l'une des plus anciennes et plus influentes organisations américaines de défense des droits civiques, demande à ses filles, âgées de 5 et 7  ans, ce qu'elles souhaitent faire plus tard. " Miss America ! ", répondent en chœur les deux petites filles. J.  Morris Anderson sait ce souhait impossible.
Ce militant connaît trop bien la réalité du concours Miss America. Il a lieu à Atlantic City le week-end suivant le Labor Day, la Fête du travail, le premier lundi de septembre. Ce concours constitue depuis sa création, en  1921, un moyen pour cette cité balnéaire du New Jersey, connue pour ses casinos et son port de plaisance, de prolonger la saison d'été. Plusieurs journaux entretiennent au long de l'année un feuilleton où les photos des plus belles filles de chaque Etat de l'Union sont soumises aux lecteurs. Ceux-ci votent pour la candidate de leur choix, et les finalistes se retrouvent à Atlantic City, où se voit désignée la gagnante.
Miss America a jusqu'alors toujours été blanche, excluant les minorités. En  1945, lorsque, pour la première et unique fois de son histoire, une finaliste juive, Bess Myerson, remporte le concours, il lui est fortement conseillé par les organisateurs de changer son nom de famille au profit d'un pseudonyme à la sonorité plus américaine. La jeune fille s'y oppose fermement. Mais lorsqu'elle effectue, l'année suivant son triomphe, la traditionnelle tournée de Miss America, elle doit détourner son regard, dans l'Amérique sudiste, des panneaux " Interdit aux juifs " affichés sur la devanture des hôtels ou des country clubs où elle est accueillie.
En  1968, aucune candidate noire ne figure parmi les finalistes à Atlantic City. Ce n'est une surprise pour personne. Jusqu'à la fin des années 1930, il était stipulé dans le règlement de la compétition que " les participantes doivent se trouver en bonne santé et appartenir à la race blanche ". Effacée des statuts en  1940, la condition de la couleur de peau s'est muée en règle informelle, mais toujours respectée à la lettre.
En  1967, pourtant, l'antenne de la NAACP à Philadelphie s'est émue, lors d'un rendez-vous avec les organisateurs du concours de Miss America, de l'absence de candidates noires. Deux mesures sont alors adoptées : l'entrée de juges noirs dans le jury, et la création d'une bourse ayant vocation à inciter davantage de jeunes filles noires à se présenter au concours. Comme aucune Noire finaliste n'a été désignée dans les concours régionaux, le concours  1968 s'annonce comme la copie conforme des éditions précédentes.
J.  Morris Anderson et son associé Phillip Savage, un militant originaire de Philadelphie, lui aussi, mais lié, à la différence de son partenaire, à des mouvements plus radicaux que la NAACP, proches du parti des Black Panthers, décident d'organiser sans attendre une manifestation concurrente, exclusivement réservée aux jeunes filles noires. Le calendrier leur semble facile à établir : dans la nuit du 7 au 8 septembre 1968, juste après la tenue du concours de Miss America. Les candidates au titre de Miss Black America commenceront leur compétition à minuit, à l'Hôtel Ritz Carlton, situé à quelques rues du Convention Hall, où se déroule traditionnellement le concours de Miss America.
" Marquer notre territoire "" Je voulais, explique M. Anderson, que cette manifestation mette un terme à ce complexe vieux comme le monde où des millions de femmes noires finissent par se persuader que leur physique ne correspond pas aux standards de beauté. Je tenais aussi à offrir à mes filles un horizon différent, une manifestation où leur beauté serait évaluée à sa juste valeur, au lieu de leur mentir ou de leur parler d'un rêve inatteignable. Enfin, il me semblait essentiel, pour marquer notre territoire, d'organiser notre concours dans la même ville, le même jour et presque à la même heure que le concours officiel de Miss America. "
En  1968, la dimension politique du concours de Miss America ne saute aux yeux de personne. La retransmission télévisée de cette manifestation reste par exemple le seul programme que les filles de Richard Nixon, candidat républicain et futur vainqueur de l'élection présidentielle de 1968, ont le droit de regarder. Le spectateur américain envisage le concours de Miss America comme un spectacle, étranger à toute idéologie.
En revanche, J.  Morris Anderson et Phillip Savage ont l'intention de le raccorder au tumulte de l'année 1968. " Nous tenons à nous trouver à Atlantic City au moment même où se déroule cet hypocrite concours de Miss America. Leur lauréate sera extra-blanche, mais notre gagnante sera noire ", déclare Savage au New York Times,le 29  août. Selon Brittany Lewis, couronnée Miss Black America en  2017, étudiante en histoire et terminant une thèse sur la communauté noire à Atlantic City dans les années 1960, il est impossible de séparer l'organisation de Miss Black America des bouleversements de l'époque. " D'ailleurs, précise-t-elle, en plus de la NAACP, la manifestation était soutenue par une organisation plus radicale, l'Organisation de l'unité afro-américaine, créée par Malcolm  X en  1964. L'enjeu symbolique était perçu par toutes les franges de la communauté politique noire. "
Georgia Paige Welch, professeure d'histoire à Duke University (Caroline du Nord), qui a mené des recherches sur l'organisation du premier concours de Miss Black America, y voit une manifestation beaucoup plus radicale qu'on ne l'a laissé entendre à l'époque : " J.  Morris Anderson et Phillip Savage sont issus de Philadelphie, une ville où s'épanouissait le nationalisme noir. La NAACP, ai-je constaté, saisissait mal l'enjeu de cette manifestation, à la différence de militants plus radicaux, attirés par des idées séparatistes et trouvant dans ce concours réservé aux Noires l'incarnation de leurs idéaux. "
En raison des délais très brefs dont disposent Anderson et Savage pour l'organisation du concours, ils ne peuvent recruter qu'une douzaine de participantes. Le nombre importe peu en regard de la couverture médiatique espérée pour cette contre-manifestation. Anderson et Savage choisissent des participantes à la couleur de peau allant du clair au foncé, certaines avec une coupe afro, d'autres avec les cheveux lissés, un choix obéissant à une stratégie soigneusement élaborée pour offrir un éventail le plus large possible de la beauté noire. La lauréate, Saundra Williams, est couronnée à 2 h 45 du matin. Revêtue d'une robe de dentelle blanche, elle déclare à l'assistance en retenant ses larmes : " Miss America ne nous a jamais représentées. Aucune fille noire n'y a jamais été invitée. Avec ce titre, je peux désormais montrer aux femmes noires qu'elles aussi ont le droit d'être belles. "
Revendications féministesDans son reportage du 9  septembre 1968, consacré aux deux concours de Miss America, le New York Times précise que Saundra Williams est étudiante au Maryland State College, une université décrite par le quotidien américain comme " abritant des élèves en très grande majorité noirs ". La lauréate explique avoir été refroidie par l'accueil réservé aux étudiants noirs par les habitants de la ville où se trouve son université. Après avoir été interdite d'entrée dans un restaurant en compagnie de ses amis, elle crée une organisation locale, puis organise avec ses membres une manifestation silencieuse contre cette ségrégation. " Et nous avons obtenu le droit de dîner dans ce restaurant ", indique-t-elle.
Le jour même de Miss Black America se déroule une manifestation composée d'une centaine de femmes, noires et blanches, exprimant leur désaccord avec un concours qui privilégie un standard de beauté féminine et transforme la femme en objet. Cette convergence, imprévue, marque un rapprochement entre les mouvements d'émancipation des Noirs et de libération des femmes. Les deux grands quotidiens de la Côte est, le New York Times et le Washington Post, reviendront, fait inhabituel, à plusieurs reprises sur ces événements pour conclure que quelque chose est en train de changer aux Etats-Unis. Il faudra pourtant attendre 1984, et Vanessa Williams, pour avoir la première – et la seule à ce jour – Miss America noire.
Samuel Blumenfeld
© Le Monde

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