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dimanche 12 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Lili Boulanger, une grande absente

HISTOIRE et MEMOIRE




11 août 2018

Lili Boulanger, une grande absente

Le Festival des abbayes en Lorraine rend justice à la compositrice, morte en 1918 à l'âge de 24 ans

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Quelle journée ! ", s'exclame le rédacteur de Comœdia, qui rend compte, le 6  juil-let 1913, des résultats, proclamés la veille, du Grand Prix de Rome de musique. Non pas un mais deux bénéficiaires de la -récompense suprême (pour la bonne raison qu'aucun Premier Grand Prix n'a été attribué en  1912) avec, situation sans précédent, une femme sur la plus haute marche du podium ! Elle se nomme Lili Boulanger et elle n'a pas 20  ans. Au printemps 1914, la jeune musicienne rejoint la Villa Médicis où elle compose dans un climat heureux. Son séjour est toutefois de courte durée. Quelques mois avant que l'Académie de France à Rome ne se vide de ses pensionnaires pour cause de guerre, Lili Boulanger doit rentrer à Paris pour mener un combat personnel tout aussi éprouvant qui s'achèvera avec sa mort, le 15  mars 1918, des suites d'un mal sans nom qui l'a affaiblie depuis l'adolescence.
1914-1918 : ainsi se résume la carrière de Lili Boulanger. Cela n'a pas échappé à Simon-Pierre Bestion, chef de l'ensemble La Tempête, qui se produit, samedi 11  août, à l'abbaye d'Etival (Vosges), dans le cadre de la 15e édition du Festival des abbayes en Lorraine. Intitulée " Paroles à l'absent ", la soirée évoquera la Grande Guerre en alternant musique et poésie. Lili Boulanger y sera le fil rouge d'une première partie clôturée par son Pie Jesu de 1918. Une partition d'une exceptionnelle qualité de ligne et de timbre, que Bestion présentera dans une version de son cru : la harpe et l'orgue d'origine étant remplacés par un piano pour s'associer au quatuor à cordes dans l'accompagnement de la soprano. Ce chef-d'œuvre n'en apparaîtra pas moins " sobre et profond, parfois douloureux ", selon celui qui a jadis découvert la musique de Lili Boulanger en interprétant ses pièces pour orgue.
Le jeune chef cite d'ailleurs le compositeur-organiste Jehan Alain (mort pour la France, en  1940, à 29 ans) comme possible " descendant " de Lili Boulanger. Claude Debussy (1862-1918) lui paraît, en revanche, assez -éloigné d'elle, l'écriture de la musicienne étant " plus franche et plus moderne " que celle du -compositeur de La Mer. Le rapprochement -entre ces deux novateurs est sans doute plus facile à partir du piano. Aya Okuyama, qui jouera à Etival deux des trois pièces écrites en 1914, y perçoit " une fluidité et un raffinement propres à Debussy ".
Fille d'une princesse russeAu courant de tout ce qui se fait à son époque, Lili Boulanger est une surdouée de l'assimilation, mais elle considère, modeste, que son talent est " dans la nature des choses ", puisque son père, Ernest, a lui-même été Prix de Rome de musique en  1835 et que sa sœur, Nadia, lui a tout appris. Nadia Boulanger (1887-1979) est restée dans les mémoires comme une pédagogue hors pair, décisive pour des musiciens aussi différents que Philip Glass et Astor Piazzolla. Compositrice recalée à quatre reprises au Concours de Rome, elle a quasiment cessé d'écrire quand sa sœur est morte pour se consacrer, par la suite, à la diffusion des œuvres de sa cadette.
Née le 21  août 1893, Lili Boulanger est la troisième fille d'une princesse russe. Elle touche à tout avec bonheur (piano, orgue, harpe) avant de s'adonner sérieusement à la composition. On trouvera dans le récit biogra-phique écrit et édité par Alain Galliari (Lili, 2017) le détail complaisamment exposé de son avancée chancelante dans la vie. De -constitution fragile après avoir -contracté une pneumonie en bas âge, la musicienne sera plus -souvent dans sa chambre qu'au -concert et écrira davantage dans son lit qu'à la table. Formée à domicile aux techniques d'écriture par Georges Caussade, elle intègre en  1911 la classe de composition de Paul Vidal au Conservatoire et, après un examen de janvier  1912 réussi haut la main, se voit proposer de concourir immédiatement pour le Prix de Rome.
Trop faible pour aller jusqu'au bout du concours dit " d'essai " (épreuve qualificative pour la -finale que constitue l'écriture d'une cantate en un mois), elle jette l'éponge pour mieux rebondir l'année suivante. La copie (Faust et Hélène) qui lui vaut la consécration en  1913 dépasse le niveau habituel des œuvres -distinguées par l'Académie des beaux-arts. Ainsi Henri Dutilleux (1916-2013) ne cessera-t-il de s'émerveiller devant la réalisation de celle qui, comme lui, avait été couronnée à la veille d'un conflit mondial et proposera toujours d'interpréter la partition de Lili Boulanger plutôt que celle qui lui avait valu le Premier Prix en  1938.
Talent dramaturgiqueQuand Lili Boulanger meurt le 15  mars 1918 – des suites, dit-on, d'une tuberculose intestinale –, elle est presque aussi adulée que Debussy, qui la suivra dans la tombe dix jours plus tard, à l'âge de 56 ans. LeFigaro rapporte qu'elle travaillait " malgré les atroces souffrances " à un opéra sur un texte de Maurice Maeterlinck, auquel Nadia Boulanger " n'aura plus que quelques notes à ajouter pour terminer l'ouvrage ". Le manuscrit a disparu mais, à écouter certaines mélodies du -cycle Clairières dans le ciel(sur des poèmes de Francis Jammes), on peut se faire une idée du talent dramaturgique de Lili Boulanger. Par exemple, avec Demain, fera un an, où le théâtre des sentiments est du niveau de celui atteint par l'opéra Pelléas et Mélisande de Debussy. " Plus rien, plus rien, je n'ai plus rien qui me soutienne ", chante la voix à la fin. Celle de la compositrice pourrait le déplorer outre-tombe en cette année de centenaire tant sa musique est inexplicablement absente des concerts.
Pierre Gervasoni
© Le Monde

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