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dimanche 12 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - L'éden secret de Ceausescu

HISTOIRE et MEMOIRE



11 août 2018

L'éden secret de Ceausescu

Jardins de dictateurs 5|6 Le palais du Printemps de Bucarest, qui a récemment ouvert au public, a toujours été entouré de mystère. Il donne toutefois des indications sur la vie privée du dictateur roumain, entre verdure et dorures kitsch

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Disparus, le parfum des roses et l'ombre des hauts arbres. Telle la neige au soleil, le jardin du palais du Printemps, à Bucarest, a fondu. Pendant des décennies, de 1965 à 1989, le dictateur roumain Nicolae Ceausescu et son épouse Elena se sont promenés ici, à l'abri des regards. Situés dans le nord de la capitale roumaine, ce jardin et surtout la vaste villa attenante – 80 pièces – où le couple habitait sont bien moins connus que la grandi-loquente Maison du peuple, que le " Conducator " a fait construire au cœur de la ville et qui -engloutira les ressources du pays jusqu'à sa chute.
Ceausescu préférait poursuivre ses rêves de gloire dans le confort et la verdure de ce Palatul Primaverii. Confort et dorure toc pour la maison, et verdure pour le grand jardin attenant. Le nom printanier du site, il le doit au quartier, Primaverii, qui était aussi le fief de la nomenklatura, logée dans des maisons de protocole – " une façon degarder l'appareil de pouvoir sous contrôle ", tranche la professeure d'architecture Celia Ghyka.
Mais si le palais est toujours là, le jardin, lui, a quasiment disparu. Les 15 000 mètres carrés du domaine ont été rattrapés par l'urbanisation et la spéculation immobilière. Les terrains, que le Parti communiste avait confisqués dans les années 1950, sur lesquels ont été bâtis son domicile et son jardin, pour y loger ses féaux aussi, ont été rétrocédés à leurs propriétaires après la chute du dictateur et des années de procès, avant que ces derniers ne les revendent au prix fort à des nouveaux riches, qui ont fait naître un nouveau quartier huppé de la capitale.
Maison mémorielleDevant le perron de la villa aux prétentieuses colonnades, un bâtiment hérissé de fers à béton sort de terre. Au loin, c'est une pagode offerte par le président Mao qui attend son sort sur une parcelle à l'abandon. La villa est désormais coincée entre l'ambassade du Koweït en construction et celle de la Syrie – un voisinage qui n'aurait peut-être pas déplu au dirigeant roumain, qui désirait s'ériger en médiateur de la paix au Moyen-Orient.
En  2016, le palais du Printemps est estimé entre 18 et 22  millions d'euros. La puissante Régie du protocole (RA-APPS), qui gère les nombreuses villas de l'ère communiste, cherche à s'en défaire. Finalement, elle est devenue une maison mémorielle sur le Conducator : depuis deux ans, le site se visite pour 35 lei (7,50  euros), tandis que tout autour, le quartier se bétonne. Mais jugé anachronique, odieux ou malsain, ce musée est boudé par les Roumains. Ainsi, les 35 000 visiteurs en  2017 de la " Casa Ceausescu "sont principalement des touristes étrangers.
Si le jardin d'antan n'est plus, l'intérieur de la villa s'est paré de verdure. Chaque appartement a sa terrasse, avec petite fontaine et mobilier. Au premier étage, un jardin d'hiver, tropical et sous -verrière (rétractable). Au rez-de-chaussée, une cour intérieure aux pelouses soignées, où deux paons prennent le frais sous les branches tombantes des érables japonais. Tout est d'origine, y compris les oiseaux : " Ils descendent de ceux que possédait Ceausescu, précise Roxana Iliescu, l'une des guides du palais. Nous en sommes à la septième génération. "
Difficile de collecter des informations sur le jardin du dictateur, qui semble vouloir garder ses -mystères. Les archives du palais sont classées secrètes, explique la directrice, Adina Rentea, brushing blond impeccable et trois rangs de perles au cou, dont le bureau est logé dans l'ancien dressing et sa penderie peinte de pivoines. Et celles du Trust Carpati, l'institution qui pilotait l'architecture et les jardins du régime, seraient portées disparues. Et puis en dehors de la famille et de quelques intimes du Parti communiste, personne n'est entré en ces lieux, hormis des employés sélectionnés par les services secrets. Les réceptions publiques qui ont pu y avoir lieu ne laissent que peu de traces : une des rares visites officielles au Palatul Primaverii fut celle, en  1969, de Richard Nixon, fraîchement élu à la présidence des Etats-Unis.
Une ancienne employée de la villa confirme que " Ceausescu aimait se promener dans le jardin, presque toujours avec sa femme ". Ce qui fait dire à la guide Roxana Iliescu : " Au fil des visites, nous nous sommes rendu compte que les Ceausescu, tous deux enfants de paysans pauvres,devaient vraiment aimer la nature. "
Soieries et mosaïquesOn a cherché du côté des camarades de classe de Nicu, le fils cadet de Ceausescu, scolarisé au lycée n°  24, situé à quelques mètres du palais. On en a retrouvé un : " Je n'ai jamais vu son jardin, a-t-il reconnu. Vous comprenez, il n'avait pas le droit de faire venir des camarades de classe chez lui. " Seules deux anecdotes lui reviennent en tête : ce jour où des hommes de la Securitate ont couru après un saint-bernard en fuite," un cadeau de la Suisse à Ceausescu à la suite d'une visite d'Etat ", et que le fiston du dictateur recevait son goûter dans une mallette sécurisée depuis qu'un imprudent avait glissé un cafard dans son sandwich.
Les trois concepteurs du Palatul Primaverii sont décédés, ce qui complique encore plus les recherches sur le jardin. Celui qui l'a aménagé est le seul Roumain du trio, l'ingénieur paysagiste Florin Teodosiu. " On le surnommait le seul paysagiste du pays, une discipline qui a encore de la peine à s'imposer chez nous ", explique son ancienne assistante, Ioana Tudora, enseignante à la faculté d'architecture du paysage de Bucarest. Alors que cet homme distillait volontiers ses bons mots, " il ne parlait jamais de ce projet, qu'il ne citait même pas dans ses références, s'étonne-t-elle. La seule chose qui me revient à l'esprit, c'est qu'un jour, un intellectuel du Parti, Gogu Radulescu, lui a demandé pour sa propre maison une pelouse en extérieur qui se prolonge jusque dans l'habitation. Avant de la réaliser, Florin Teodosiu a prudemment installé une pelouse similaire pour Ceausescu au Palatul Primaverii ". La raison ? Le paysagiste a eu peur que le dictateur prenne ombrage d'une telle réalisation pour un subordonné, et qu'il subisse le même sort que celui de Fouquet, banni par Louis XIV pour avoir fait de son château de Vaux-le-Vicomte un lieu plus fastueux que Versailles…
Finalement, pour avoir une idée de ce que fut le jardin, il faut scruter les rares photos d'époque, où l'on voit le couple Ceausescu plonger le nez dans les fleurs des magnolias ou marcher, guilleret, dans les allées. Car avec son cadre paisible, le jardin de Primaverii devait représenter, parmi les nombreuses résidences du président, l'un des rares espaces d'intimité du pays : les questions délicates s'y réglaient littéralement sub rosa, sous la rose, dans une allée doucement éclairée du jardin. Ceausescu, maniaque du microphone, " se méfiait de toutes les conversations tenues à l'intérieur, même chez lui ou dans son propre bureau ", raconte l'ancien chef des services secrets, Ion Mihai Pacepa, dans Horizons rouges (Regnery Publishing, 1990, non traduit), ouvrage écrit après sa désertion.
Il faudra attendre que le régime tombe, en  1989, pour que les habitants découvrent l'existence de la villa et de son jardin, notamment à la télévision. " Primaverii, c'était un peu la Cité interdite : nous savions que Ceausescu y habitait et qu'il ne fallait pas y aller ", se souvient le journaliste Paul Cozighian. Alors que le dictateur est en fuite, et pour éviter tout pillage dans une période chaotique, le médiéviste Razvan Theodorescu est appelé à la rescousse pour veiller sur le site et son patrimoine. Cet académicien se remémore avoir poussé la porte de la bonbonnière verdoyante des Ceausescu et découvert, sur les murs, des soieries fleuries et des mosaïques arc-en-ciel où dansent les muses des quatre saisons, des présents de chefs d'Etat – vase de Sèvres offert par le général de Gaulle, paravent nord-coréen orné d'orchidées Kimilsungia… " Il paraît que je me suis exclamé : Maintenant, je comprends. Je comprenais la façon dont ce couple et le régime avaient transformé la Roumanie en pays du kitsch ", se souvient Razvan Theodorescu.
Ce qui choque alors les Roumains n'est pas tant l'opulence du palais que l'écart démesuré avec le dénuement tout autour. Les époux Ceausescu seront exécutés peu de temps après, un 25  décembre 1989, alors que le grand parc était couvert d'une neige de dessin animé.
Charlotte Fauve
© Le Monde

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