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vendredi 10 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Eldridge Cleaver, le livre-culte d'une " panthère "



HISTOIRE et MEMOIRE



10 août 2018

Eldridge Cleaver, le livre-culte d'une " panthère "

1968, année Black 4|6 A sa sortie du pénitencier de Folsom, ce jeune homme de 31 ans rejoint le parti des Black Panthers, dont il devient " ministre " de l'information. Le 28 février 1968 paraît son premier livre, " Un Noir à l'ombre ", un recueil d'écrits de prison qui se vendra à 1 million d'exemplaires

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Eldridge Cleaver commence sa carrière là où beaucoup d'autres hommes noirs de sa génération habituellement la terminent : derrière les barreaux. Le 28  février 1968 sort son premier livre, Soul on Ice (Un Noir à l'ombre, 1969, Seuil), un recueil d'écrits de prison qui connaît un succès énorme : un million d'exemplaires vendus et un engouement inhabituel aux Etats-Unis.
Impossible de comprendre le succès et la portée du livre sans raconter la métamorphose accomplie par son auteur lors de son long emprisonnement, et comment, une fois libre, à l'âge de 31 ans, il s'impose sur le terrain des lettres, là où la génération de romanciers noirs américains qui l'a précédé, Chester Himes, James Baldwin, Richard Wright, a été contrainte à l'expatriation en Europe pour survivre, ou tout simplement pour trouver un éditeur.
A la suite de l'agression d'une infirmière sur un parking, accusé de tentative de meurtre, Eldridge Cleaver est condamné à une peine de neuf ans de prison, purgée au pénitencier de San Quentin, à San Francisco, puis à celui de Folsom, entre 1957 et décembre 1966. Comme Cleaver l'explique, en septembre 1968, dans un entretien à Playboy, c'est après avoir lu en prison les écrits de Lénine, le Catéchisme révolutionnaire, de Netchaïev, et Bakounine, qu'il a compris le sens de l'insurrection et de la rébellion. D'autres lectures encore, Thomas Paine, Machiavel, Marx, Malcolm X, déterminent l'éveil politique et la vocation littéraire d'un jeune homme qui, avant d'avoir 30  ans, va se réinventer.
" Je sais que j'aurais fini par égorger quelques femmes blanches si on ne m'avait pas arrêté, écrit-il dans Un Noir à l'ombre. Quand je me suis retrouvé en prison, j'ai commencé par m'examiner attentivement et, pour la première fois de ma vie, j'ai reconnu que j'avais tort, que je m'étais perdu – non pas simplement éloigné de la loi de l'homme blanc, mais de la qualité d'être humain civilisé –, car je n'approuvais pas l'action de violer. Je connaissais plus ou moins mes motivations ; pourtant, je ne me sentais pas justifié. Je n'avais plus de respect pour moi-même. Ma fierté d'homme s'en allait en morceaux ; toute ma fragile structure morale semblait s'écrouler, complètement détraquée. Voilà pourquoi je me suis mis à écrire. Pour me sauver. "
L'essentiel des textes qui composeront Un Noir à l'ombre sont rédigés à Folsom, en  1965. Le livre est divisé en quatre parties. Dans la première, la plus autobiographique, intitulée " Lettres de prison ", Cleaver décrit son expérience en milieu carcéral. Dans la deuxième partie, " Le sang de la bête ", l'auteur livre ses considérations sur les relations entre Blancs et Noirs, promouvant un mouvement de libération noir. La troisième partie, d'un point de vue littéraire la plus anecdotique, mais la plus essentielle pour comprendre le phénomène littéraire Cleaver, comporte deux lettres écrites par l'auteur à son avocate, Beverly Axelrod, qui deviendra sa maîtresse, puis la défenseuse des Black Panthers.
Axelrod faisait parvenir à Cleaver des ouvrages sous le manteau, tout en passant en contrebande les premiers textes du prisonnier pour les publier dans la revue Ramparts" Cette revue, destinée dans les années 1950 à un lectorat catholique, s'était métamorphosée avec l'air de San Francisco, où elle était conçue, explique Peter Richardson, qui a retracé, dans A Bomb in Every Issue : How the Short, Unruly Life of Ramparts Magazine Changed America (The New Press, 2009, non traduit), l'histoire de cette prestigieuse revue. Elle avait publié les lettres de prison qui se trouveraient incluses dans Un Noir à l'ombre et intégré Cleaver à son équipe dès sa libération, en décembre  1966. En évoquant la guerre du Vietnam, les émeutes dans les ghettos, la disparition de Malcolm  X, Mohamed Ali, Martin Luther King, Cleaver s'insérait à merveille dans la ligne éditoriale de Ramparts. La revue avait aussi publiéle Journal de Bolivie de Che Guevara et des textes de Noam Chomsky et Angela Davis. "
" Des passages misogynes "La dernière partie d'UnNoir à l'ombre, au titre apparemment neutre, " La femme blanche, l'homme noir ", est l'une des plus problématiques. Cleaver y livre son point de vue sur la masculinité noire et la sexualité. Avec des idées homophobes, comme ces pages à ce point dévastatrices sur le romancier noir homosexuel James Baldwin que l'on peut se demander comment le livre a pu alors bénéficier d'un soutien infaillible de l'intelligentsia américaine. Le New York Times avait qualifié Un Noir à l'ombre d'œuvre " brillante et instructive "pour le classer, en fin d'année 1968, parmi les dix meilleurs livres de l'année.The New Republic parlait d'" un livre auquel - ils devaient - faire une large place, mais pas sur des étagères déjà existantes ". Le romancier Norman Mailer, au sommet de sa notoriété après la publication, en  1967, de Pourquoi sommes-nous au Vietnam ?, et l'un des parrains littéraires de Cleaver, célébrait" l'un des plus importants auteurs en Amérique ".
Cet engouement ne va pas de soi. " Des passages entiers d'Un Noir à l'ombre se révèlent misogynes et sexistes, estime Joshua Bloom, l'auteur de Black Against Empire, le livre de référence sur les Black Panthers (University of California Press, 2013, non traduit). C'est une dimension pour le moins discutable du livre, à laquelle un establishment littéraire, majoritairement masculin, n'a guère accordé d'attention. Marqué par le meurtre brutal d'Emmett Till, en  1955, dans la région du Mississippi, assassinat qui serait à l'origine de la création du mouvement des droits civiques, Cleaver parlait des femmes noires, puis blanches, qu'il avait violées, qualifiant son acte d'“insurrectionnel”. Cleaver offre un biais pour le moins étrange à son histoire, ce qui n'a pas empêché son livre de se vendre. "
Il faut mesurer le charisme d'Eldridge Cleaver, sans lequel il devient impossible de comprendre l'engouement autour de sa personne et de son livre. Après sa sortie de prison, en s'installant à San Francisco, dans l'épicentre de la contre-culture, l'écrivain découvrait une Amérique taillée sur mesure pour ses qualités, loin du pays étriqué et conventionnel qu'il avait laissé.
Cleaver s'était laissé pousser un bouc, arborait un diamant à son oreille gauche, portait des lunettes assorties à sa veste de cuir noir, un col roulé et un large collier autour du cou. Les cigarettes qu'il fumait à la chaîne et son éloquence naturelle l'aident à composer un personnage d'une irrésistible séduction. L'insistance des responsables du Black Panther Party, Bobby Seale et Huey Newton, pour en faire leur " ministre " de l'information en avril 1967 tient en partie au charisme de Cleaver. Son arrivée au sein de la formation correspond à l'essor de ce mouvement à partir de mai 1967, quand il devient national, bien au-delà de son ancrage en Californie.
Cette transformation doit beaucoup à la médiatisation du parti, impulsée par Cleaver en  1968, quand il suggère à Howard Bingham, le photographe du boxeur Mohamed Ali, de suivre le mouvement durant ses meetings, ses manifestations, ses conférences dans les universités, Berkeley en particulier, ses altercations avec la police, et même ses séances d'entraînement militaire.
Les photos de Bingham racontent une histoire de l'Amérique noire ; elles mettent aussi en valeur un style, un art de vivre, dessinent une séduction. Cleaver est photographié avec les compagnons de route des Panthers, Marlon Brando, Jane Fonda, Leonard Bernstein, Jean Seberg ou John Lennon, une coterie que le romancier Tom Wolfe qualifiera, en  1970, de " radical chic " dans son récit acerbe, Le Gauchisme de Park Avenue, où l'auteur décrit une soirée organisée par le compositeur Leonard Bernstein afin de lever des fonds pour les Black Panthers.
" Un holocauste se prépare "La trajectoire irrésistible d'Eldridge Cleaver prend un tour dramatique au lendemain du 4  avril 1968, après l'assassinat de Martin Luther King, et le tumulte qui s'ensuit, avec des émeutes dans plusieurs grandes villes des Etats-Unis. Dans un article commandé par Ramparts, Cleaver écrit : " Je ne doute pas un instant qu'un holocauste se prépare. J'ai eu des gens de tout le pays au téléphone, et tous ont eu la même réaction à l'assassinat du Dr  King : la guerre est déclarée. "
Ce combat perdu d'avance, Eldridge Cleaver tient à le mener en personne. Le 6  avril, en compagnie de quatorze membres des Black Panthers, il tend un piège à des agents de police à Oakland. Deux d'entre eux sont blessés, Cleaver est également touché, un membre des Black Panthers est tué. L'écrivain prétendra que les policiers ont tiré sur lui alors qu'il effectuait un arrêt sur le bas-côté de la route. Il modifiera sa version à partir des années 1980, confirmant avoir tendu une embuscade à la police. En mai, Cleaver obtient auprès de la Cour suprême des Etats-Unis sa libération conditionnelle, faisant valoir que nul ne peut être emprisonné sans avoir été jugé.
En cette fin d'année 1968 où le cours des choses se précipite – emprisonnement, le 27 septembre, de Huey Newton, offensive policière le même jour contre le quartier général des Black Panthers à Oakland, puis, le 16 octobre, le poing ganté tendu en signe de protestation par les coureurs américains Tommie Smith et John Carlos, premier et troisième du 200 mètres des Jeux olympiques de Mexico –, Cleaver se présente à l'élection présidentielle sous la bannière du Peace and Freedom Party (Parti Paix et liberté). Il obtient 0,05  % des suffrages dans un scrutin où le candidat républicain, Richard Nixon, l'emporte largement.
Puis, la veille de sa convocation à la prison de San Quentin, le 26  novembre, Eldridge Cleaver disparaît. On le dit en Suède, au Canada ou au Vietnam, mais on le retrouve à Cuba, où il réside depuis Noël. C'est le début d'un long périple qui le mènera, durant les années 1970, en Algérie, en France, puis chez lui, et, pour toujours, loin de la lumière qu'il avait côtoyée en  1968.
Samuel Blumenfeld
© Le Monde

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