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dimanche 12 août 2018

" Fake news " : un inutile bidouillage juridique


10 août 2018

" Fake news " : un inutile bidouillage juridique

La politologue Géraldine Muhlmann plaide pour une application étendue de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, qui prévoyait déjà un délit pour " la publication, la diffusion ou la reproduction " de " nouvelles fausses "

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La frénésie de légiférer, si française, est renforcée par le souci du pouvoir politique de montrer à l'opinion qu'il agit contre les maux de l'époque. Elle comporte cet implicite : avant, on ne faisait rien ; les lois étaient vides. Mais parfois la ficelle est trop grosse. C'est le cas dans cette double proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations, venue des rangs de La République en marche (LRM). Si cette proposition de loi existe, c'est faute d'avoir réussi à rendre pleinement applicable aux réseaux sociaux la loi de 1881, pilier de notre conception de la liberté d'expression, afin de pouvoir poursuivre, là comme dans tout espace d'expression, ceux qui commettent des délits d'expression – notamment diffamations, provocations, injures mais aussi propagation de " nouvelles fausses " (article  27).
Pourtant, pendant quelques semaines, la ministre de la culture et de la communication avait planché sur un projet de loi qui devait s'inscrire dans la loi de 1881. Il s'agissait de reprendre la définition des " nouvelles fausses " qui s'y trouve et d'introduire des ajouts précis. Pourquoi cela a-t-il été abandonné ? Rendre la loi de 1881 applicable aux réseaux sociaux supposait de les contraindre à entrer dans les catégories par lesquelles cette loi conçoit les responsabilités. Il s'agit d'une responsabilité en cascade : on poursuit non pas d'abord et directement les auteurs de propos délictueux, mais les directeurs de la publication ou les éditeurs ; à leur -défaut, les auteurs ; à leur défaut, les imprimeurs ; à leur défaut, les vendeurs, -distributeurs et afficheurs. Lorsque les directeurs de la publication ou les éditeurs sont mis en cause, les auteurs sont poursuivis comme complices. C'est le cas de figure le plus classique. Mais la logique de cette responsabilité en cascade veut qu'aucun des acteurs évoqués ci-dessus n'est à l'abri d'une poursuite.
En théorie, tout espace d'expression relève de la loi de 1881. Celle-ci a été adaptée au domaine audiovisuel par la loi du 29  juillet 1982 (sur la communication audiovisuelle) et à l'Internet par la loi du 21  juin 2004 (pour la confiance dans l'économie numérique). Mais si tel ou tel site Internet peut désormais être poursuivi à travers son" directeur de la publication ", le problème est que ce statut est refusé avec fermeté par les réseaux sociaux. Celui d'éditeur, d'imprimeur ou de " producteur ", aussi. Tout comme celui de vendeur, d'afficheur ou de distributeur.
La proposition de loi actuelle, qui sort complètement du cadre de la loi de 1881, révèle que les réseaux sociaux ont tenu bon. Son meilleur volet est celui qui exige plus de " transparence " de leur part, notamment sur leurs financements et sur les auteurs qui s'y expriment anonymement. Mais on est très loin d'avoir réussi à responsabiliser ces réseaux, à l'instar de ce qui s'applique aux journaux, aux stations de radio, aux chaînes de télévision et aux sites Internet.
La majorité embourbéeAutre problème : toute la procédure pénale relative à la loi de 1881 est particulière – pour protéger, justement, la liberté d'expression. Et qu'est-ce qu'une " nouvelle fausse "au sens de l'article  27 ? Ce n'est pas pour rien que les condamnations à ce titre sont rarissimes. Il est plus facile, souvent, de prouver une nouvelle juste qu'une nouvelle fausse. Les journalistes sont encore plus protégés que les citoyens ordinaires contre une condamnation au titre de l'article  27 en raison de leur droit à ne pas révéler leurs sources.
A ces difficultés, la procédure en référé qu'on voulait introduire ne changeait rien. Tout au plus invitait-elle le juge à considérer la gravité exceptionnelle d'un dommage potentiel. Difficile, cependant, pour un juge, de porter atteinte dans l'urgence, à raison d'un simple risque, à une liberté fondamentale. Tout cela n'était sûrement pas assez spectaculaire pour l'opinion publique. L'exécutif a bien vu dans quoi il s'embourbait. En passant le relais à des députés (pour faire une proposition de loi), la majorité a contourné tous les problèmes. Elle a défini un nouveau " clou ", différent des délits prévus par la loi de 1881, et inventé un nouveau " marteau " pour taper dessus. Autrement dit, elle crée un état d'exception.
La spécificité des périodes électorales – préoccupation déjà présente dans l'ancien projet de loi – a fourni la solution. La voilà, la bonne idée ! On va s'attaquer au code électoral ! On va créer, en son sein, un nouveau motif de poursuite : la " fausse information ", définie autrement que la " nouvelle fausse " de la loi de 1881. L'affaire passe donc entre les mains d'un juge civil, et non plus pénal. Avec la possibilité du référé. Au passage, on casse l'équilibre de la loi de 1881, dont le maniement difficile exprimait aussi la sagesse.
La même ruse a été appliquée pour le volet qui doit permettre au CSA de suspendre des informations venant de chaînes et sites " sous contrôle " ou " sous influence " d'un " Etat étranger "" portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ". Il faut savoir que le régime des publications étrangères est prévu par la loi de 1881 : depuis que celle-ci s'est mise en phase avec la Convention européenne des droits de l'homme, elle traite les publications étrangères comme les nationales, avec ni plus ni moins de sévérité. Alors, là aussi, on a contourné le problème, changé la notion (désormais floue !) et créé un état d'exception, où, cette fois, c'est une autorité administrative (et le cas échéant le juge administratif) qui est en première ligne.
Est-ce grave ? Pas trop, si on fait confiance aux juges concernés. Ils vont peut-être rencontrer les mêmes problèmes pour appliquer ces nouveaux dispositifs que le juge pénal lorsqu'il doit établir une " nouvelle fausse " au sens de la loi de 1881. Et puis, les juges pourront peut-être, parfois, se déclarer incompétents et renvoyer… vers la loi de 1881, quand c'est justifié. Les journalistes poursuivis pourront peut-être obtenir, mais sans garantie, de revenir vers le cadre de la loi de 1881 pour la protection de leurs sources. Mais ces garde-fous sont incertains.
Seul le juge constitutionnel, s'il est saisi, peut mettre fin à cette histoire avant qu'elle ait commencé. En rappelant la -logique de notre état de droit et du régime français de la liberté d'expression. Et en refusant ce bidouillage juridique. Sinon, c'est inquiétant, oui. Pour les révélations – nationales ou étrangères, faites par des journalistes ou par des citoyens ordinaires – qui adviennent en période électorale et seraient jugées insuffisamment prouvées. Et pour notre régime juridique de la liberté d'expression, qui se fragmente.
Ce que révèle cette affaire, c'est le " désir " du pouvoir actuel. En mettre plein la vue, quitte à déstabiliser les grands équilibres de notre état de droit. Faire croire qu'on a fait plier les réseaux sociaux, alors que le plus important n'a pas été obtenu. Et puis, protéger les politiques avant tout (période électorale !), alors qu'on tient de grands discours sur le mal que font les " fake news " à la démocratie. De quoi alimenter le climat anti-élites, qui fait précisément le lit des " fake news ".
Géraldine Muhlmann
© Le Monde

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