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dimanche 12 août 2018

Contesté, le modèle Ryanair se fissure

11 août 2018

Contesté, le modèle Ryanair se fissure

La compagnie à bas coûts est confrontée à une grève coordonnée de pilotes dans cinq pays européens

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Et si Ryanair était en train de devenir une compagnie aérienne comme les autres ? Chamboulant la concurrence depuis trois décennies, au point d'être devenue la première compagnie aérienne d'Europe (130  millions de passagers par an), l'entreprise irlandaise connaît, vendredi 10  août, la plus grande grève de son histoire. L'arrêt de travail concerne les pilotes d'Irlande, d'Allemagne, des Pays-Bas, de Suède et de Belgique.
Pas de quoi clouer Ryanair au sol. Seuls 400 vols sur 2 400 sont annulés. Mais, depuis des mois, le mouvement social prend de l'ampleur. Il a commencé à l'automne 2017, quand une mauvaise gestion des vacances des pilotes a mis au jour le mécontentement du personnel, forçant la compagnie à annuler plusieurs milliers de vols. En décembre, les pilotes allemands ont été les premiers de l'histoire de la société à faire grève. Ils ont été suivis, en mars, par le personnel de cabine du Portugal.
Début juillet, les pilotes irlandais ont marqué deux jours de débrayage, et ont été suivis, à la fin de ce mois, par le personnel de cabine en Espagne, au Portugal et en Belgique. " Chaque groupe de grévistes semble donner du courage aux autres ", souligne Andrew Lobbenberg, analyste à HSBC. Du jamais-vu pour la compagnie aérienne irlandaise, dirigée jusqu'à présent avec l'efficacité et la brutalité connues de son patron, Michael O'Leary. Jusqu'en décembre 2017, ce dernier refusait de reconnaître le moindre syndicat. " Ryanair était une compagnie complètement différente des autres, sans syndicat ni grève, estime dans une note M. Lobbenberg. A présent, c'est fini. La boîte de Pandore est ouverte. "
Les revendications des pilotes se concentrent sur l'étrange fonctionnement interne de l'entreprise : la majorité des pilotes ne travaillent pas directement pour l'entreprise, mais sont des sous-traitants, embauchés par le biais d'agences avec des contrats de droit irlandais ou avec un statut d'autœntrepreneur. " Cette situation a permis à Ryanair de ne pas payer les charges sociales ou patronales des différents pays où se trouvent les pilotes, accuse Dirk Polloczek, de l'European Cockpit Association, le syndicat de pilotes paneuropéen. Cela a ouvert une course au moins-disant, en utilisant la législation du pays le plus avantageux pour Ryanair. D'ailleurs, l'entreprise menace de relocaliser en Pologne les pilotes irlandais qui font grève. "
La compagnie aérienne à bas coûts est l'une des seules à fonctionner de cette manière. Non seulement ses concurrentes traditionnelles (Air France-KLM, Lufthansa…) emploient leurs pilotes selon le droit local de chaque pays, mais c'est aussi le cas d'easyJet, l'autre grande compagnie à bas coûts. " Cela a donné un énorme avantage concurrentiel à Ryanair, mais ce modèle touche à sa fin ", estime M. Polloczek.
La compagnie aérienne avait pour habitude de répliquer que ces grèves étaient inutiles. Mais en décembre, elle a effectué une volte-face, ouvrant des discussions afin de reconnaître les syndicats, ce qu'elle fait progressivement, pays par pays. De plus, les pilotes ne sont pas à plaindre, affirme la direction : ils gagnent en moyenne 150 000  euros par an, et ils ont quatre jours de récupération après cinq jours de travail. Le personnel de cabine touche aux alentours de 25 000  euros en début de carrière et bénéficie de trois jours de repos pour cinq jours de travail. Les pilotes allemands ont aussi obtenu une augmentation de 20  % de leurs salaires.
" Le marché a changé "Les syndicats rétorquent que ces chiffres ne représentent que des rémunérations brutes. Dans le cas des pilotes, il leur faut cotiser à la retraite, à la sécurité sociale, financer leurs formations… Surtout, les négociations sur le passage à un contrat de droit local, plutôt qu'irlandais, piétinent. " Pour l'instant, Ryanair n'a signé aucune convention collective avec un syndicat ", rappelle M. Lobbenberg, de HSBC. " L'entreprise a visiblement du mal à passer d'un modèle où elle donnait des ordres directement, à un modèle de discussion, regrette Bernard Harbor, du syndicat irlandais Forsa. Le personnel n'a aucune -confiance dans les dirigeants. "
Le durcissement des relations sociales à Ryanair est en partie la conséquence logique de la taille de l'entreprise, qui fait désormais travailler 15 000 personnes et ne peut plus agir comme à ses débuts. C'est aussi le résultat du manque de pilotes en Europe. " Le marché a changé et les pilotes ont d'autres opportunités, explique M. Polloczek.Ryanair va devoir changer, sinon il finira par ne plus y avoir assez de pilotes. "
Ces pressions commencent à se faire sentir financièrement. De mars à juin, le bénéfice net de Ryanair a baissé de 20  %, en partie à cause des grèves de son personnel (ainsi que des grèves de -contrôleurs en France). De plus, l'un des deux piliers du succès de la compagnie est ébranlé. Elle a bâti sa réputation sur les prix bas, mais aussi sur les vols qui arrivent à l'heure. Ce n'est plus le cas. Au deuxième trimestre, 25 % de ses vols ont enregistré des retards, contre 11  % l'année précédente à la même période.
Ces fortes turbulences ne remettent pas en cause la solidité de l'entreprise de M. O'Leary. Dans un environnement hautement concurrentiel, Ryanair demeure rentable, avec une marge nette de 15 % au dernier trimestre, et de 20 % l'an dernier. Son bénéfice net en  2017 était de 1,4  milliard d'euros. La société prévoit d'atteindre la barre de 200  millions de passagers en  2023.
" Nous prévoyons pour Ryanair un avenir bénéficiaire ", confirme M. Lobbenberg. Mais il prévient : " Son modèle économique ne reviendra plus à ce qu'il était avant l'automne 2017 (…) et le chemin vers un nouvel équilibre demeure distant. "Assurément, Ryanair est en train de vivre un atterrissage douloureux.
Éric Albert
© Le Monde

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