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samedi 14 juillet 2018

Le défi d'une équipe, l'espoir d'un pays.....2016-2018, .....


14 juillet 2018

Le défi d'une équipe, l'espoir d'un pays

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 L'équipe de France de football dispute sa troisième finale de Coupe du monde, dimanche 15 juillet, à Moscou, contre la Croatie
 La soudaine popularité des Bleus ravive dans l'ensemble du pays les souvenirs liés à 1998 et à la victoire de la génération Zidane
 La sélection de Didier Deschamps a connu bien des difficultés, depuis 2016, avant de gagner en cohésion et de séduire le public
Pages 2-11
© Le Monde

14 juillet 2018

2016-2018, d'une finale à l'autre

Après avoir laissé filer le titre européen à domicile face au Portugal, l'équipe de France a traversé deux années turbulentes, sur les terrains et en dehors. Forte d'un effectif rajeuni, qui est monté en puissance progressivement, elle affronte la Croatie, dimanche 15 juillet, pour un deuxième titre mondial

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Les Bleus tentent vainement de cacher leurs larmes, têtes enfouies dans leur maillot, encore sous le choc de la défaite. Ce dimanche 10  juillet 2016, au Stade de France, ils viennent de s'incliner face au Portugal : 1-0 après prolongation. Les illusions s'envolent : l'équipe de France a laissé échapper son Euro, organisé dans son pays, devant son public. Ce goût amer de la défaite, que neuf joueurs du groupe actuel ont connu, semble désormais lointain. Un profond rajeunissement de l'effectif, symbolisé par Kylian Mbappé, et l'investissement à toute épreuve de son sélectionneur ont porté les Bleus jusqu'à un autre rêve. L'équipe de France de Didier Deschamps doit désormais forcer son destin en finale de la Coupe du monde  2018, contre la Croatie. Dimanche 15  juillet, en fin d'après-midi, son voyage l'emmène jusqu'à Moscou et à ce stade Loujniki au charme si soviétique.
10  juillet 2016 : la défaite que Deschamps n'a pas " digérée " De mémoire de suiveurs des Bleus, jamais Didier Deschamps n'avait été aussi marqué que ce dimanche d'été. Vers minuit, au bord des larmes, le capitaine des champions du monde  1998 s'avance dans l'auditorium du Stade de France, où l'attendent les journalistes. " C'est cruel de perdre cette finale comme ça, c'est très dur, soupire le sélectionneur, voix chevrotante. Cela n'a pas tourné dans le bon sens ce soir. "
Il s'en est fallu de peu : un tir d'André-Pierre Gignac qui rebondit sur le poteau, une frappe croisée du Portugais Eder qui, elle, s'achève dans les filets d'Hugo Lloris… " J'aurai besoin de temps pour digérer ", grimace Deschamps. Ce soir-là, l'entraîneur refuse de mettre sa médaille du perdant au cou. Vainqueur de l'Euro  2000, l'ancien milieu de terrain manque là l'occasion d'égaler l'Allemand Berti Vogts, toujours le seul à avoir remporté la compétition continentale comme joueur puis comme sélectionneur.
Alors, pour assurer sa place au panthéon du football, le patron des Bleus se lance un nouveau défi : soulever la Coupe du monde 2018 en Russie et, ainsi, marcher dans les pas d'un autre Allemand, Franz Beckenbauer, et du Brésilien Mario Zagallo. Eux seuls, à ce jour, ont gagné le Mondial des deux côtés du banc de touche : comme joueur puis comme entraîneur.
Après pareille désillusion, Deschamps promet " des jours meilleurs " et renfile son bleu de chauffe. Ce retour à la routine le ramène à un dossier brûlant. Celui de Karim Benzema, déjà privé d'Euro en raison de sa mise en examen dans le scandale dit du chantage à la " sextape " : une affaire pour laquelle son ex-coéquipier tricolore, Mathieu Valbuena, a porté plainte.
25  août 2016 : le sélectionneur fait une croix sur Benzema La question taraude tous les supporteurs de l'équipe de France : l'attaquant du Real Madrid figurera-t-il sur la liste de rentrée, pour le match amical contre l'Italie, le 1er  septembre, et le déplacement en Biélorussie, cinq jours plus tard, en ouverture des éliminatoires pour le Mondial russe ? La réponse de Deschamps claque comme un couperet : " Je considère que ce n'est pas le moment. "
En réalité, la situation reste au point mort depuis cette date. Avant l'Euro, " DD " a très mal vécu une sortie médiatique du joueur. Dans un entretien au quotidien espagnolMarca, ce dernier accusait le sélectionneur des Bleus d'avoir " cédé à la pression d'une partie raciste de la France " par son refus de le réintégrer en équipe de France. L'interview a laissé des traces dans l'opinion publique. Sur le mur des Deschamps aussi : le technicien a découvert, furieux, un tag le traitant de " raciste " sur la façade de sa maison familiale, à Concarneau (Finistère).
Sans l'assumer pleinement, Deschamps ferme désormais la porte au joueur. Au fil des mois, l'entraîneur campe toujours sur cette position, peu enclin à sortir de l'ambiguïté. Frappé d'anathème, l'avant-centre finit par se faire une raison, malgré plusieurs apparitions médiatiques. " Benzema, Didier n'en veut plus ", souffle-t-on, courant  2017, à la Fédération française de football (FFF). A l'orée du Mondial russe, Noël Le  Graët, le président de FFF, clarifie encore un peu plus les choses : " Benzema, c'est de l'histoire ancienne. Notre équipe de France a maintenant son style de jeu, et on ne peut pas revenir en arrière. "
Le constat n'a pas toujours été aussi évident lors des qualifications pour le Mondial. A chaque contre-performance, un nouveau débat sur l'avant-centre du Real Madrid. En septembre  2016, les Bleus s'enlisent (0-0) en Biélorussie. Un an plus tard, ils s'enfonceront encore davantage à Solna, dans la banlieue de Stockholm (Suède).
9  juin 2017 : l'erreur terrible de Lloris à Solna Hugo Lloris s'en mordrait presque les gants. Ce 9  juin 2017, le capitaine des Bleus erre comme un gardien en peine, le jour de son 89e  match sous le maillot tricolore. Malgré un sprint vers sa cage désertée, rien à faire : dans les arrêts de jeu, sa mauvaise relance dans l'axe permet à l'attaquant Ola Toivonen de marquer depuis la ligne médiane.
La France perd le match (2-1) et beaucoup de ses espoirs de qualification directe pour le Mondial  2018. Voilà d'un coup la Suède à la première place du groupe, devant les Bleus. " Je ne vais pas accabler Hugo, parce que quand ça arrive à un gardien, c'est forcément une bévue. Il est souvent décisif mais là, ça nous coûte une défaite ", lâche, consterné, Deschamps.
La situation se complique pour lui, qui n'a guère besoin d'une calculette pour redouter la suite : un nouvel échec face aux Pays-Bas, le 31  août, entraînerait son équipe vers des matchs de barrages à quitte ou double. Comme en  2009 face à l'Irlande, comme en  2013 contre l'Ukraine.
Fausse frayeur : à Saint-Denis, la France domine (4-0) les Néerlandais. Dans ses rangs, plusieurs jeunes appelés à revenir : Thomas Lemar, Djibril Sidibé ou Samuel Umtiti. Sans compter un nommé Kylian Mbappé, 18  ans. Ce soir-là, le prodige a l'heureuse idée d'inscrire son premier but avec la France, quelques heures à peine après l'officialisation de son prêt record : le Paris-Saint-Germain le recrute en provenance de Monaco, moyennant la somme délirante de 180  millions d'euros. Le jeune Mbappé progressera de mois en mois. Tout comme s'intensifieront les critiques contre l'équipe nationale.
10  octobre 2017 : le temps des critiques " On va en Russie ! " Le public du Stade de France peut bien s'égosiller et verser dans le triomphalisme, en ce doux soir d'octobre  2017 : victorieux de la Biélorussie (2-1), les Bleus viennent finalement de valider leur qualification pour le Mondial, sans même avoir à passer par les barrages.
Pourtant, Deschamps fait profil bas : " On n'a pas de maîtrise sur la durée. Je ne suis pas borgne ou aveugle, je m'en rends compte : il y a du travail dans toutes les lignes. "Lacunes défensives, physique déclinant, passes hasardeuses, manque de créativité, scories techniques : cette " petite " victoire inquiète, au même titre que celle à Sofia (1-0), contre la Bulgarie, perçue comme une purge.
Que dire, aussi, de la bouffonnerie face au Luxembourg ? En septembre  2017, à Toulouse, la France arrache le match nul… contre la 136e nation du football mondial. La presse éreinte alors Deschamps, en quête permanente de la bonne formule. Elle l'accuse de faire stagner ses troupes. " DD " pâtit de sa réputation : celle d'un entraîneur obsédé par la gagne, au point d'envoyer le beau jeu aux orties pour mieux cultiver son pragmatisme.
Paradoxalement, c'est en cet automne tempétueux que Noël Le  Graët sécurise Deschamps, en prolongeant son contrat jusqu'à l'Euro  2020. " Les progrès étaient marquants, explique à présent le dirigeant. Même si les gens voudraient qu'on gagne toujours 4-0, on s'est sorti des poules qualificatives très logiquement. Didier a bâti une équipe très équilibrée, avec des jeunes qui se sont bien intégrés. "
2  novembre 2017 : Pavard, cet inconnu Ce 2  novembre 2017, Benjamin Pavard a cours d'allemand. Ce n'est qu'après un coup de fil à ses parents qu'il apprend la nouvelle : voilà le défenseur de 21  ans convoqué en équipe de France ! Deschamps compte sur lui pour le prochain match amical contre l'Allemagne, à Cologne, le pays qui lui a justement donné une seconde chance de footballeur.
A dire vrai, journalistes et spectateurs partagent la surprise de l'intéressé, qui évoluait encore en deuxième division allemande la saison précédente. Des recherches à la hâte permettent d'en savoir plus sur ce joueur poussé vers la sortie à Lille, son club formateur, puis recueilli outre-Rhin, à Stuttgart. Jusque-là, " Pavard jouait souvent avec une provocante désinvolture, comme s'il cherchait à obtenir un rôle dans un remake du film Mister Cool ", estiment les journalistes du Stuttgarter Nachrichten, le quotidien local.
Au sujet de sa trouvaille, Didier Deschamps loue sa faculté à contorsionner son 1,86  m avec souplesse. Quoique " défenseur central à la base, il peut jouer à d'autres positions ", indique le sélectionneur. Au poste de latéral droit, par exemple, qu'il occupe désormais durant le Mondial russe.
Depuis son but fantastique en huitièmes face à l'Argentine, " Benji " a même droit à une chanson de supporteurs pour célébrer cette demi-volée sans contrôle à l'extérieur de la surface. Rimée, mais guère poétique, hélas : " Il sort de nulle part, une frappe de bâtard, on a Benjamin Pavard ! " Le latéral droit incarne ces nouvelles têtes que découvre la France, au même titre que Lucas Hernandez, son pendant à gauche, intégré en mars.
" Qui aurait cru voir Pavard et Hernandez titulaires en équipe de France ? questionne Noël Le  Graët. Tout le monde en parle aujourd'hui comme s'ils y jouaient depuis deux, quatre ans. " Le novice Pavard, à peine onze sélections au compteur, se disait même " prêt à jouer gardien " pour être du voyage en Russie. Son apport ainsi que celui de ses jeunes coéquipiers fraîchement intégrés dans le groupe tricolore seront primordiaux pour la suite.
23  mai-9  juin : une préparation agitée Benjamin Pavard et Lucas Hernandez font bien partie des 23  joueurs retenus pour le Mondial. Le 23  mai, ils entament leur préparation à Clairefontaine (Yvelines), quartier général des Bleus. Pas Adrien Rabiot. Ce jour-là, le milieu du Paris-Saint-Germain décline son statut de réserviste. Dans un mail envoyé à Deschamps, le jeune homme lui fait part de ses états d'âme : le statut de suppléant prêt à intégrer le groupe en cas de blessure, très peu pour lui. Un " véritable suicide sportif ", murmure-t-on à la FFF.
Pour le sélectionneur, le jeune joueur vient de commettre " une énorme erreur " : " Adrien s'est auto-exclu du groupe. " Rabiot assumera sa position dans un communiqué transmis au Monde : " Le choix du sélectionneur à mon égard ne répond à aucune logique sportive. "
Deschamps évacue vite le problème, mais il s'en serait bien passé : le lendemain, sur France  2, l'émission " Complément d'enquête " lui consacre son numéro. Un documentaire à charge, selon le principal concerné, qui a modérément apprécié l'évocation de sa carrière de joueur. Ou plutôt ses zones d'ombre : les insinuations sur sa connaissance de l'affaire " OM-VA ", ce scandale de corruption qui a éclaté en  1993, ou encore les soupçons de dopage à son encontre, du temps où il évoluait à la Juventus Turin. Très remonté, l'entraîneur refuse de se rendre sur le plateau de Thomas Sotto, présentateur du magazine.
Comme d'habitude, Le Graët prend la défense de son sélectionneur. " S'il n'avait pas senti l'appui de la FFF et de son président, cela aurait été intenable, confie aujourd'hui le dirigeant. C'est normal que la presse le titille. Mais quand les critiques sont trop vives… " Sur le terrain, les Bleus réussissent leurs deux premiers matchs de préparation : victoires sur l'Irlande (2-0) et l'Italie (3-1). Mais le dernier test contre les Etats-Unis, le 9  juin, soulève plus d'inquiétudes : à Lyon, les joueurs quittent la pelouse – et la France – sur un match nul (1-1) préoccupant. " On va aller en Russie avec les clignotants ", dit, souriant jaune, Didier Dechamps, qui met alors en garde contre toute sortie de route face à l'Australie, son premier adversaire dans ce Mondial.
16  juin : une entrée en matière laborieuse Le sélectionneur a vu juste : ce 16  juin, à Kazan, le moteur tricolore a du retard à l'allumage. Face aux Australiens, les Bleus attendent la seconde période pour ouvrir le score. Et encore, après décision de l'arbitre : celui-ci a recours à l'assistance vidéo avant d'accorder un penalty aux Français. Une première dans l'histoire du tournoi. Antoine Griezmann transforme la sanction, qu'il avait lui-même provoquée. En toute fin de match, un but contre son camp garantit la victoire (2-1). Mais rien de bien rassurant pour Didier Deschamps, qui avait décidé d'aligner une équipe encore plus jeune que prévu : dans ses rangs, à peine trois joueurs de plus de 25  ans.
Samuel Umtiti rate aussi ses débuts : en pleine surface de réparation, sa main offre le penalty de l'égalisation aux Australiens. " Vous voulez que je vous dise quoi ? Ce type d'erreur arrive ", réplique le joueur, qui aura le temps de se rattraper ensuite et de monter en puissance. Les jeunes Corentin Tolisso et Ousmane Dembélé, eux, perdent leur place dès le match suivant, contre le Pérou. " Il nous a manqué pas mal de liant, de vitesse dans la transmission, dans les prises de balle. On doit et on peut faire mieux ", juge Deschamps.Le sélectionneur ne se fige pas dans ses certitudes et décide de rapidement revoir sa copie.Redevenus titulaires, les trentenaires Blaise Matuidi et Olivier Giroud accompagnent la montée en régime de l'équipe.
12  juillet : veillée d'armes à Istra Les Bleus ont bien grandi en quatre semaines. Ils ont progressé en même temps que le tournoi. Ce 12  juillet, ils attendent la finale contre la Croatie. Dans leur camp de base d'Istra, à une heure de Moscou, les questions de journalistes les renvoient souvent à deux précédents. L'un, heureux mais très lointain : le 12  juillet 1998. Il y a vingt ans jour pour jour, leurs aînés remportaient le titre contre le Brésil et accrochaient une étoile au maillot tricolore. La seule à ce jour. L'autre, malheureux et beaucoup plus proche : il y a deux ans, neuf des vingt-trois joueurs présents en Russie s'inclinaient en finale de l'Euro  2016. Une défaite qui les hante encore.
" Chacun, après ce match, a fait le bilan de cette finale ", estime Samuel Umtiti. Au Mondial, le défenseur du FC  Barcelone voit son équipe " sur le bon chemin " : " En huitièmes, en quarts, en demies, on est monté en puissance. " L'arrière s'est aussi découvert un profil de buteur providentiel. De la tête, sur un corner d'Antoine Griezmann, il éliminait la Belgique en demi-finale. Son complice de la charnière centrale, Raphaël Varane, avait, lui, ouvert le score contre l'Uruguay (2-0) en quarts. Deux substituts sortis de nulle part pour épauler Kylian Mbappé : en huitièmes de finale, contre l'Argentine (4-3), l'ailier avait laissé éclater son talent aux yeux du monde entier. " La phase à élimination directe a été un déclic pour nous tous, on s'est dit qu'une deuxième compétition commençait ", abonde-t-il aujourd'hui. Son doublé a fait de lui le plus jeune joueur à inscrire au moins deux buts en Coupe du monde depuis le Brésilien Pelé au Mondial  1958. Mbappé a 19  ans et demi, il est né cinq mois après le sacre de 1998. Avec lui, la France se met à rêver d'un deuxième titre mondial.
Rémi Dupré et Adrien Pécout (Istra, russie,envoyés spéciaux)
© Le Monde



14 juillet 2018

Hugo Lloris, ce général inconnu

Même s'il porte le brassard de capitaine des Bleus depuis six ans, le gardien reste un personnage énigmatique

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Si une caméra indiscrète de Canal+ n'avait pas saisi la scène, les habitués des conférences de presse du capitaine de l'équipe de France (et son tube " le groupe vit bien " susurré du bout des lèvres) hurleraient à la " fake news ". Le 3  avril 2011, Hugo Lloris monte dans les tours, pète un plomb même, oubliant au passage sa politesse de bon élève (titulaire d'un bac S). " On se chie dessus ! Y en a ras le cul ! Ras le cul ! ", s'emporte le gardien de l'Olympique lyonnais au retour du vestiaire après un match nul concédé dans les dernières minutes à Nice.
Cinq ans plus tard, les mots sont toujours aussi peu choisis (" on se chie dessus, on se cache, putain ! ") mais réveillent des Bleus amorphes et menés 1-0 par l'Irlande à la mi-temps d'un huitième de finale d'un Euro mal embarqué. Le moment – filmé par une caméra de TF1 – tord alors le cou à une idée assez répandue. En équipe de France, Lloris ne serait qu'un capitaine de papier et de protocole ; le charismatique Patrice Evra (" Tonton Pat'"pour ses jeunes coéquipiers) ne pouvant plus prétendre à la fonction à cause de son passé de leader des mutins de Knysna. Ce 20  juin 2010 en Afrique du Sud, Lloris vit alors la première de ses trois Coupes du monde et pressent que ses coéquipiers risquent " de passer pour des cons " – comme le rapportera plus tard le sélectionneur Raymond Domenech. Mais comme les autres, il ne descend pas du bus et garde sa vérité pour lui.
Remise en questionQuand Laurent Blanc le choisit comme capitaine de l'équipe de France en février  2012 après deux ans d'alternance entre plusieurs candidats, sa désignation a tout du  choix par défaut. Blanc ne dit pas le contraire d'ailleurs, mais Didier Deschamps le confirmera dans ses fonctions à son arrivée. Le Niçois est, depuis, la voix officielle des Bleus. Celui qui se tient aux côtés du sélectionneur les veilles de match face aux journalistes, avec toujours un petit sourire gêné.
S'il ne dit rien et déforeste les environs de Clairefontaine à force de débiter de la langue de bois, c'est parce que la fonction l'imposerait. Hugo Lloris a souvent justifié son goût pour les formules creuses et les éléments de langage au nom de la protection du groupe. Au risque de se caricaturer un peu plus en personnage falot. A 31 ans, 103 sélections et avant de disputer une finale mondiale contre la Croatie (dimanche à 17 heures, à Moscou), l'homme reste un point d'interrogation, un livre fermé. Et il intéresse peu, dans le fond. Aucun documentaire, aucune biographie n'aident à lever le voile sur ce père de deux enfants, marié à Marine, rencontrée au lycée.
Pourquoi se livrer davantage ? Le capitaine des Bleus regrette une époque – qu'il n'a pas connue – où un footballeur n'était encore qu'un footballeur. " Dans mon enfance, quand je regardais des matchs de foot, je n'avais pas envie de savoir ce que faisait le joueur dans sa vie, où il sortait, avec qui il était marié, pour l'admirer ", expliquait-il au Figaro en mars. Le joueur ne copine pas avec les journalistes, prend l'exercice de l'interview avec politesse mais toujours retenue. Pour comprendre le personnage, il faut composer avec les quelques miettes d'intimité lâchées ici ou là.
" Je n'étais obligé à rien  dans le foot ", dit-il, par exemple 2010, à Libération.Comprenez, avec un père banquier à Monaco et une mère avocate (décédée en  2008 des suites d'un cancer), le football n'a jamais été considéré comme un ascenseur social chez les Lloris. Le fils hésite d'ailleurs un temps avec le tennis et rêve d'imiter Peter Sampras, son " idole ", grand champion au charisme relatif.
Mais à l'OGC Nice, les entraîneurs détectent chez l'adolescent des qualités exceptionnelles de gardien. Le club propose qu'il intègre un établissement scolaire avec des horaires aménagés. Refus des parents, qui préfèrent que leur enfant continue à suivre une scolarité normale et publique au lycée Thierry-Maulnier. Au moment de la perte de sa mère, le joueur alors âgé de 21 ans avoue que le football l'a aidé à surmonter l'épreuve. D'ailleurs, il gardait les cages niçoises trois jours après la terrible nouvelle. Il n'en a jamais trop dit plus sur le sujet depuis.
A l'époque, il mène encore sa carrière avec Stéphane Courbis comme agent. Mais, très vite, le gardien décide de prendre ses affaires en main avec son père, Luc, pour le conseiller. Lloris sait où il va et se faire respecter. Dans l'intimité d'un vestiaire, le gardien de Tottenham n'est peut-être pas du genre à monter sur les tables, mais est souvent décrit comme loin d'être timide et mutique par ses coéquipiers ou entraîneurs." Il ne cherche pas à être mis en avant. C'est un capitaine respecté de tout le monde. On cherche souvent des patrons, mais c'est lui le patron ", assurait Raphaël Varane avant que son capitaine ne fête contre le Pérou sa 100e  sélection.
Et cette légitimité, Lloris la tire d'abord de ses performances. Comme lors de l'Euro 2016, il a hissé son niveau avec les matchs à élimination directe. Qu'elle paraît loin, cette époque – qui remonte pourtant à fin mai – quand un but évitable face à l'Italie en préparation a ravivé le fantôme de Solna (le 9  juin 2017) et ce lob du milieu de terrain du Suédois Ola Toivonen à la suite d'une relance ratée. " C'est quoi une boulette ? ", demande le portier dans L'Equipe avant de s'envoler pour la Russie. Lloris ne prétendra jamais comme un Paul Pogba que le rôle d'un joueur de l'équipe de Franceest désormais" de faire fermer des bouches ", mais pour une fois, il avait envie de mettre les choses à plat, de se défendre lui et pas seulement le groupe. " Une boulette, ça englobe volontairement des choses différentes. C'est le foot actuel. En fait, je n'ai même pas envie… - Il soupire. - Je m'en fous, voilà. "
L'homme affleurait un peu sous la fonction. Mais au bout d'un tournoi où il réalise au minimum une parade décisive par rencontre, Hugo Lloris reste ce capitaine légitimiste pour qui le groupe vit décidément bien et qui prend toujours les matchs les uns après les autres.Et quand la question se pose sur sa prestation personnelle – encore majuscule – face à la Belgique en demi-finales, il dégage en touche poliment. " C'est toujours difficile de parler de soi ", sourit-il, gêné forcément.Même pas sûr qu'un statut de capitaine champion du monde l'incite à rompre avec son devoir de réserve.
Alexandre Pedro
© Le Monde


14 juillet 2018

Les Bleus, un château fort en Russie

Si la France est en finale de la Coupe du monde, elle le doit beaucoup à sa solidité défensive. Une histoire d'hommes mais aussi d'état d'esprit

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La Russie, qui n'en manque pas, découvre un nouveau château fort. Didier Deschamps a construit son équipe de France comme telle. Le sélectionneur la veut résistante en défense, du genre à " ne rien donner à l'adversaire ", aucune chance de tirer au but, pas même à travers le créneau d'une muraille. A plus forte raison en finale du Mondial, dimanche 15  juillet, contre la Croatie et ses flèches offensives.
A Moscou, les Bleus joueront comme les six matchs précédents, avec ce même désir obsidional. Ce même " objectif ", pour reprendre le mot deRaphaël Varane, " d'être d'abord solides " dans leur propre surface de réparation. Avant même le tournoi, le défenseur central insistait : " Ça doit être ce que représente l'équipe de France : un adversaire nous voit jouer et doit se dire “attention, cette équipe est solide”. "
Les fondations demeurent : Hugo Lloris dans les cages ; Benjamin Pavard à droite, Lucas Hernandez à gauche ; Samuel Umtiti et Raphaël Varane dans l'axe. Ces cinq-là ont passé tout le Mondial côté à côte. A l'exception du dernier match de poule (0-0) contre le Danemark, où Steve Mandanda, Presnel Kimpembe et Djibril Sidibé ont aussi pointé le bout de leurs crampons, la qualification pour les huitièmes de finale étant déjà acquise.
Contrariétés initialesQuand elle débarque en Russie, cette équipe de France promène pourtant l'étiquette d'une formation fragile sur ses pattes arrières. Les esprits chagrins évoquent encore le souvenir de la défaite contre la Colombie en match amical le 23  mars à Saint-Denis (2-3) ou les flottements observés lors des matchs de préparation.
Pour ses débuts en Coupe du monde, une main délictueuse de Samuel Umtiti offrait un penalty aux Australiens (2-1). En huitièmes, les petits Bleus encaissaient ensuite trois buts contre l'Argentine (4-3) : " On défendait trop bas par moments, selon Hugo Lloris.On aurait dû mieux garder le ballon en fin de match. " Le trentenaire parle d'expérience, et tant mieux, dans cette équipe parmi les plus jeunes du tournoi. Varane et Umiti ont beau être des cadres du Real Madrid et le FC Barcelone, ils ont tout juste 25 et 24 ans. Pas prévus dans le casting initial, les latéraux Pavard (Stuttgart) et Hernandez (Atlético Madrid) déboulent avec l'ardeur de leurs 22 ans.
En quarts, puis en demi-finales, tous ont pris la mesure de l'enjeu. Au point de se transformer en buteurs décisifs : une tête pour Varane contre l'Uruguay (2-0) sur corner, puis une pour Samuel Umtiti contre la Belgique (1-0) sur coup franc, toujours après un centre d'Antoine Griezmann. " lls ont été énormes sur le plan défensif ",rappelle aussi et surtout Lloris. Sauf en de très rares occasions, qui permirent alors au gardien de se distinguer, sa timidité dût-elle en souffrir.
En bon capitaine, Hugo Lloris préfère élargir le champ des éloges pour vanter cette solidité nouvelle : " Depuis le début, tout le monde est impliqué sur le secteur défensif, même les trois joueurs offensifs font les efforts. " Le compliment s'adresse en particulier à Olivier Giroud, Antoine Griezmann et même Kylian Mbappé, pourtant plus enthousiaste à l'idée de courir avec le ballon qu'après lui.
" S'adapter aux situations "Repousser les attaques de l'adversaire pour mieux le prendre de vitesse en contre : la tactique a opéré contre les Uruguayens, puis les Belges. Tout cela, Benjamin Mendy l'a observé du banc de touche : " Dans les matchs comme ça, peu importe la manière,estime le défenseur. On a laissé le contrôle du ballon. Défensivement, on est une équipe très solide, on a bien fait le boulot. "
Quitte à rendre le match plus âpre  comme face à la Belgique. Une victoire sans panache, selon le gardien vaincu, Thibaut Courtois : " La France n'a pas joué,critiquait-il après le match. Ils ont défendu à onze à quarante mètres de leurs buts, et joué les contre-attaques avec Mbappé ".  Réponse de ce dernier : " Il faut s'adapter aux situations. Surtout face à des équipes comme ça, qui imposent leur rythme, qui ont voulu miser sur leur impact physique. "
Même sur le ton de la blague, l'avant-centre des Bleus récuse " toute jalousie particulière " envers les défenseurs et leurs buts wharoliens. " On veut tous la coupe. Après, si c'est Rapha qui doit avoir la lumière, on la lui donnera ", déclare-t-il, bon prince, au moment d'évoquer le brio de Raphaël Varane. Lequel se tient déjà prêt dimanche à éclairer le stade Loujniki, même en plein après-midi d'été.
Adrien Pécout
© Le Monde



14 juillet 2018

Un Mondial pour briser la glace avec la Russie

Pour le géographe Jean Radvanyi, les dérives autoritaires du Kremlin n'ont pas empêché Moscou d'organiser une Coupe du monde festive et accueillante, à rebours de son image dans l'opinion publique française

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Le sport n'est jamais très loin de la politique, et la Coupe du monde de football en Russie ne fait pas exception. L'élimination de l'Allemagne suscita chez mes amis russes des commentaires quasi unanimes : les Allemands ne peuvent pas -gagner chez nous ! Et comme je leur -rétorquais que, alors, la France n'avait guère de chance, ils me répondaient en riant : " Mais non, 1812, c'est autre chose, on a oublié. " Comme le révélait un double sondage récent commandé par le Dialogue du Trianon - le " forum franco-russe des sociétés civiles ", lancé en décembre  2017 - à Harris Interactive, et au VTSIOM, l'un des grands instituts de sondage russes, sur la perception réciproque des Français et des Russes, chacun se plaint d'être mal -informé sur l'autre par ses médias -respectifs, mais l'image de la France en Russie reste largement positive, alors que l'image de la Russie pour les Français est " plutôt mauvaise ", quoique en amélioration (57  % d'opinions négatives en  2018, contre 78  % en  2014…). Une image ambiguë où se mêlent -curiosité et défiance.
C'est peut-être ce qui explique que si peu de supporteurs français aient fait le voyage… C'est d'ailleurs là une des caractéristiques de ce Mondial russe. Dans les fan-zones, sur la place Rouge ou dans la rue Nikolskaïa, vieille artère moscovite des XVIIIe et XIXe  siècles, entièrement réservée aux supporteurs du monde entier, c'est la fête, mais celle-ci est à l'image de la nouvelle géopolitique mondiale, où l'Union européenne semble marginalisée. J'y ai croisé des milliers de Latino-Américains, d'Asiatiques et d'Africains, qui créaient l'ambiance avec la masse de supporteurs russes. Brésiliens, Colombiens, Argentins, -Péruviens, Mexicains font tous partie du top 10 des pays qui ont acheté le plus de billets, avec les ressortissants des Etats-Unis (en dépit du fait que leur équipe n'était pas présente), de la Chine et de l'Australie !
Seuls les Allemands et les Anglais sont entrés dans ce classement qui comporte au total peu d'Européens. -Visiblement, ces derniers ont eu peur de l'image négative du pays, désormais bien ancrée dans les esprits. Pourtant, les Russes ont bien fait les choses. Formule ultra-simplifiée pour obtenir un visa dès qu'on était pos-sesseur d'un billet pour l'un des matchs, possibilité de profiter des trains gratuits entre les villes d'accueil de la compétition et -organisation bon enfant en dépit de mesures de sécurité drastiques.
Je craignais, en m'y rendant, que l'ambiance ne soit un peu plombée, comme une conséquence des dérives autoritaires du régime. Il n'en fut rien, et il fallait voir la surprise ravie de ceux qui avaient fait le déplacement, découvrant un Moscou si éloigné des idées reçues et des Russes d'autant plus -accueillants que leur équipe se hissait jusqu'en quarts de finale… La place Rouge elle-même était transformée, le temps du Mondial, en un vaste espace réservé au foot, mini-terrain pour -enfants, jeux d'adresse pour petits et grands, espace publicitaire – car la -Russie d'aujourd'hui sait aussi mettre en valeur les sponsors de la compétition – et même un grand local réfrigéré où les amateurs pouvaient goûter un instant au vrai hiver russe !
Intensifier les relationsJ'ai retrouvé cette ambiance festive à Saransk, la plus petite ville hôte du Mondial, qui se souviendra longtemps du déferlement de Péruviens venus par milliers encourager leurs joueurs. Beaucoup d'observateurs se sont étonnés du choix d'une si petite ville (315 000  habitants en  2017), mais la -réponse à cette question est peut-être assez simple : la République de Mor-dovie a toujours voté massivement pour Vladimir Poutine (près de 60  % en  2000 et plus de 85  % à toutes les élections suivantes), et on sait combien le président russe est sensible à ces chiffres, qui ont valu à bien des gouverneurs d'être remerciés pour -résultats insuffisants. Les Mordoves sont, en outre, les représentants du groupe de peuples finno-ougriens et, avec les Tatares de Kazan, ce choix -permettait de refléter la diversité -ethnique de la Russie – tout en évitant le Caucase, trop incertain du point de vue sécuritaire.
Bien sûr, il y eut aussi des esprits chagrins, comme Tamara Pletneva, députée, présidente de la commission de la Douma pour la famille, les femmes et l'enfance, qui, à la veille du Mondial, mit en garde les femmes russes contre toute " relation intime "avec les supporteurs étrangers, rappelant la vague d'" enfants de l'Olympiade " de toutes les couleurs nés après les Jeux olympiques de Moscou, en  1980. Ses admonestations suscitèrent, sur les réseaux sociaux russes, une foule de remarques narquoises et ne semblaient pas troubler l'esprit festif des lieux de rencontre entre Russes et visiteurs étrangers, trinquant avec force gobelets de bière (les bouteilles en verre étant -confisquées aux contrôles).
Dans le même temps, les penchants répressifs du régime ne se sont pas émoussés. Le metteur en scène Kirill Serebrennikov est toujours assigné à résidence et, en dépit de multiples -pétitions dans le monde entier, le sort d'Oleg Sentsov, ce cinéaste natif de -Crimée condamné à vingt ans de camp à régime sévère pour présomption de menées terroristes et qui a entamé une grève de la faim dans sa prison sibérienne, demeure incertain. Pour cause de Mondial, les manifestations envisagées après l'annonce de la réforme du système des retraites en Russie ont été interdites, et la presse russe s'interroge déjà sur l'effet possible de ces réactions sur la vague d'élections régionales prévue en septembre.
L'avenir dira si ce Mondial aura des échos aussi forts dans l'opinion russe que ne l'eurent les JO de 1980 ou le -fameux Festival mondial de la jeunesse de 1957, symbole du dégel. Dans le sondage Harris cité plus haut, 57  % des Français interrogés qui ne -connaissaient pas la Russie sou-haitaient s'y rendre une fois, et 87  % de ceux qui y étaient déjà allés souhaitaient y -retourner. Dommage qu'ils n'aient pas été plus nombreux à exaucer ces vœux. Car en dépit de tous nos différends, c'est bien ce genre de rencontre qui peut permettre d'intensifier nos relations -culturelles et diplomatiques, ce que souhaitent près de 55  % des Français interrogés.
Jean Radvanyi
© Le Monde

14 juillet 2018

Bataille d'idées pour un trophée

La Croatie et la France, qui partira favorite de ce match, ont des approches tactiques opposées, liées aux caractéristiques de leur défense

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La défense dicte ses lois à la guerre. " La maxime est de Carl von Clausewitz, théoricien militaire prussien et auteur du traité fondateur De la guerre, dans lequel les partisans du catenaccio (" verrou ") se retrouvent sans doute beaucoup plus que ceux du football total. Près de deux siècles plus tard, cette phrase apparemment sans rapport avec la finale de la Coupe du monde, qui opposera la France à la Croatie, dimanche 15  juillet à Moscou, résume pourtant l'un des enjeux tactiques de cette rencontre. C'est en effet la protection de son propre but, plus que l'attaque de celui de l'adversaire, qui dictera le comportement des deux équipes.
Est-ce à dire que Croates et Français passeront le match repliés dans leur camp et que personne ne prendra l'initiative ? Pas vraiment. Car les deux formations ont des approches opposées, liées aux caractéristiques de leur arrière-garde. Largement favoris, les Bleus s'appuient sur une ossature défensive ultrasolide, autour d'une charnière centrale dominatrice dans les airs et protégée par un N'Golo Kanté qui ratisse tous les ballons. Si l'on ajoute un Hugo Lloris en grande forme dans les buts, cela donne le cocktail idéal pour jouer très bas : domination physique, grande discipline (seulement six fautes commises face à la Belgique) et pensée collective. De quoi suivre José Mourinho, quand il assure : " On peut avoir le contrôle sans avoir le ballon. "
A l'inverse, la Croatie, positionnée en moyenne beaucoup plus haut sur le terrain, se protège en éloignant au maximum le ballon de sa cage. En multipliant les passes, elle élabore certes des offensives qui doivent déstabiliser l'adversaire, mais elle impose surtout son propre tempo à la partie. A la façon de l'Espagne en 2010, elle endort parfois plus qu'elle ne crée. Et rappelle la fameuse phrase de Johan Cruyff, dont le romantisme n'était pas toujours téméraire : Si nous avons le ballon, les autres ne peuvent pas marquer. " Le symbole de cette philosophie ambivalente se nomme Luka Modric, génial milieu du Real Madrid, dont la candidature au prochain Ballon d'or prend chaque jour un peu plus d'épaisseur. Au cœur du jeu, il est le baromètre, tantôt devant la défense, comme pendant une heure face à la Russie, tantôt relayeur voire numéro  10.
A travers Modric, ce sont bien sûr les forces mais aussi, et peut-être surtout, toutes les faiblesses croates qui apparaissent au grand jour. Car si son importance dans l'orientation et la gestion du jeu est cruciale, il doit être mis dans les bonnes conditions pour briller, et être déchargé d'une partie du travail défensif. D'où le recours au pressing, stratégie peu utilisée dans cette Coupe du monde qui, bien appliquée, oblige l'adversaire à se précipiter et à rendre le ballon.
Le football est imprévisible, mais le rapport de force semble jusqu'ici nettement à l'avantage des Bleus : pourquoi Samuel Umtiti et Raphaël Varane, impeccables face aux grands gabarits belges et uruguayens lors des deux derniers matchs et même buteurs de la tête, ne pourraient-ils pas réitérer leur performance contre un adversaire qui peine à défendre dans sa surface ? C'est cette question, et l'évidence de la réponse malgré la taille de l'attaquant Mario Mand-zukic, qui laisse imaginer un match à la physionomie similaire à ceux contre la Belgique et l'Argentine. Un adversaire qui veut le ballon, une équipe de France très contente de le laisser, et une grosse bataille au milieu pour rendre les attaques croates les plus inoffensives possibles.
Stratégie simpleSi l'Angleterre, qui défendait à huit en laissant deux attaquants prêts à contre-attaquer, a été trahie par son infériorité numérique au milieu, la France a prouvé qu'elle n'avait pas peur de mettre dix joueurs dans son camp, la vitesse de Kylian Mbappé suffisant à se montrer dangereux une fois le ballon récupéré.
Tout le monde, à l'exception parfois du Parisien, est donc concerné par cette récupération, avec une stratégie simple : Antoine Griezmann et Olivier Giroud empêchent les milieux d'être trouvés dans de bonnes conditions, Paul Pogba se charge de marquer le passeur, et N'Golo Kanté se concentre sur la cible. Contre l'Argentine, ce n'est pas tant en défendant bien sur Lionel Messi qu'en le coupant d'Ever Banega, son principal pourvoyeur de ballons, que la France avait tué la menace dans l'œuf. Si Marouane Fellaini fut également géré facilement, Pogba, qui est le plus apte à remplir le rôle à condition de permuter avec Blaise Matuidi au milieu, pourrait trouver en Modric son adversaire le plus coriace…
Car la Croatie, dont le jeu peut vite devenir stéréotypé, entre actions individuelles des ailiers Ivan Perisic et Ante Rebic et multiples centres des latéraux Vrsaljko et Strinic, est jusqu'ici animée d'une force qui dépasse la tactique – là où la France, qui adapte la sienne à l'adversaire, n'a jamais eu besoin d'exploits. Ni un penalty raté en fin de prolongation en huitièmes de finale, ni une égalisation concédée sur le fil en quarts, ni la fatigue accumulée, n'ont empêché les hommes de Zlatko Dalic, menés lors de leurs trois dernières rencontres, de poursuivre l'aventure.
D'autant qu'il reste une variable de taille : comment la France, qui devrait être capable de provoquer des déséquilibres partout sur le terrain, réagirait-elle en cas de scénario défavorable ? Menée presque par hasard par l'Argentine, elle était partie à l'attaque, les boulevards défensifs de l'Albiceleste et une volée de Benjamin Pavard inversant immédiatement la dynamique.
Neuf minutes de course-poursuite suffisent-elles à juger de la percussion d'une équipe qui semblait presque inoffensive sur attaque placée il y a de cela un mois ? Si la défense française dicte ses lois dans ce Mondial, la puissance de son attaque n'a pas encore été inscrite dans les textes.
Christophe Kuchly
© Le Monde

14 juillet 2018

" Les Bleus ont retenu la leçon de l'Euro 2016 "

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En  2016, quand la France avait éliminé l'Allemagne en demi-finales de l'Euro, beaucoup pensaient qu'elle était déjà presque championne d'Europe avant même d'affronter le Portugal. Les six Bleus présents ce soir-là et qui disputeront la finale, dimanche 15  juillet face à la Croatie, ne veulent pas revivre cette situation.
Quand on perd, on souffre, et les Français ne veulent pas souffrir une nouvelle fois. Ils seront prêts dimanche, forts de cette expérience malheureuse. Ils ont retenu la leçon. La France a gagné tous ses matchs avant les tirs au but ou la prolongation, à la différence des Croates, elle va forcément avoir cette étiquette de favorite. L'expérience de Didier Deschamps va aussi aider l'équipe à appréhender cette finale.
De leur côté, les Croates sont -forcément fatigués. Mais on peut aussi se dire qu'ils ne peuvent que croire à leur étoile après un tel parcours. Vont-ils être dans l'état -d'esprit de se satisfaire d'être déjà en finale ? C'est toute la question. D'une manière plus générale, cette équipe m'a donné l'impression d'avoir deux visages pendant ce tournoi. Parfois, elle a été assez ordinaire, mais elle a été aussi brillante par ses individualités et même collectivement. En demi-finales, j'ai trouvé les Croates presque résignés face à l'Angleterre en première mi-temps, qui a sans doute eu le tort de trop gérer à 1-0 pour elle. Après la pause, ils sont revenus avec une attitude complètement différente, ce n'était plus la même équipe. Sur son côté gauche, Ivan Perisic a été celui qui a déclenché la révolte. Par ses appels, ses dribbles et son but bien sûr, il a allumé la flamme et entraîné ses coéquipiers dans son sillage.
Des joueurs prêts à se sacrifierQuand on prend les onze titulaires, presque tous évoluent dans de grands clubs européens. La qualité est présente, la maîtrise technique aussi. En milieu de terrain, on a un peu moins vu Ivan Rakitic. Il m'a donné l'impression d'être fatigué, de ne pas avoir le rayonnement qu'il a avec Barcelone tout au long de la saison. Luka Modric, lui, a évolué plus haut sur ces deux derniers matchs. Il est plus influent et dangereux dans ce positionnement. Il n'y aura pas de marquage particulier sur lui, puisque la France évolue dans un système de zone, mais on avait pu voir contre la Belgique que Paul Pogba avait exercé une surveillance plus particulière sur Marouane Fellaini, par exemple. Je fais confiance à Didier Deschamps pour définir quelle stratégie adopter avec Modric. A chaque match, il est parvenu à anticiper les problèmes posés par l'adversaire ou à y répondre très vite en cours de jeu.
Un élément me donne beaucoup de confiance pour dimanche. Sur tous ses matchs depuis les huitièmes de finale, l'équipe de France a été meilleure en seconde mi-temps au niveau athlétique, mais aussi sur le plan mental et collectif. Elle m'a donné l'impression de monter en puissance, ce qui est intéressant face à des Croates qui ont trois prolongations de trente minutes dans les jambes et sont allés au bout d'eux-mêmes. La fraîcheur mentale sera un atout important et je sens depuis le début une équipe avec des joueurs prêts à se sacrifier les uns pour les autres. C'est aussi ce que j'aime avec ces Bleus.
par Gérard Houllier
© Le Monde


14 juillet 2018

Kylian Mbappé : " Je veux tout donner pour la France "

Il y a quelques mois, l'attaquant des Bleus avait accordé à l'un de nos journalistes, pour un documentaire, un entretien dans lequel il faisait preuve d'une clairvoyance déroutante

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LES DATES
1998
Naissance à Paris
2011
Commence sa formation à l'institut national du football de Clairefontaine (Yvelines)
2016
Champion d'Europe des moins de 19 ans avec l'équipe de France
2017
Champion de France avec l'AS Monaco. Transféré au Paris-Saint-Germain pour 180 millions d'euros
2018
Champion de France, vainqueur de la Coupe de France et de la Coupe de la Ligue avec le PSG. Finaliste de la Coupe du monde face à la Croatie
Dans le cadre d'un documentaire (France 98 : nous nous sommes tant aimés, produit par Premières Lignes et diffusé en juin sur France  2), notre journaliste Mustapha Kessous s'était longuement entretenu, en novembre  2017, avec Kylian Mbappé, à la veille de ses 19  ans. Pendant quarante-cinq minutes, l'attaquant de l'équipe de France et du Paris-Saint-Germain avait parlé de lui, de France 1998, des supporteurs, du Mondial 2018 et de l'impact du football sur la société.


Que signifie pour vous le football ?

C'est quelque chose dont je ne peux pas me passer. C'est plus qu'une addiction, le football est ancré en moi. J'ai toujours su que c'était ça que je devais faire.


Pensez-vous, comme Michel Platini, que le football est " un jeu irrationnel " ?

Le football est, pour moi, plus qu'un sport, il suffit de voir l'impact qu'il a sur la société. Les gens viennent au stade pour oublier leur vie pendant quatre-vingt-dix  minutes, et c'est à nous de se charger de leur donner satisfaction ; de les faire se lever de leur chaise pour qu'ils s'endorment avec des étoiles plein les yeux. Plus jeune, il y a des joueurs qui m'ont donné du plaisir, et maintenant, je suis dans ce rôle-là.


Est-ce grisant de se dire qu'il y a des millions de personnes qui vous regardent ?

Personnellement, j'ai la même sensation et la même joie de jouer que quand j'étais enfant. Sauf qu'il y a des millions de gens qui partagent ce sentiment avec moi. C'est comme une force supplémentaire.


Pourquoi cette obsession de faire du spectacle sur le terrain ?

C'est le plaisir du jeu, de marquer, de faire briller le copain. Lorsque vous faites ce que vous aimez, vous ne voulez pas être de passage : vous n'avez pas sacrifié toute votre vie pour être un figurant ; moi, j'espère marquer le foot de mon empreinte.


Enfant, vous rêviez de remporter la Coupe du monde ?

Je rêve toujours, et de tous les titres possibles ! La Coupe du monde en fait partie parce que c'est la plus grande compétition de football. Moi, je la trouve belle cette coupe. Elle est en or, et l'or représente la suprématie. Tu as l'impression pendant une fraction de seconde que tu es supérieur aux autres, c'est un sentiment très spécial.


Vous êtes né en décembre  1998, après la victoire des Bleus en Coupe du monde. Que vous a-t-on appris sur cette épopée ?

On m'a dit que le pays était en folie, que Zidane avait mis deux coups de boule en finale face au grand Brésil. Lorsque l'on va dans les sélections de jeunes à Clairefontaine, on n'a pas connu cette époque, mais on a l'impression qu'on y était tellement ils sont omniprésents.


Pour vous, soulever le trophée de la Coupe du monde, c'est votre ultime but ?

Oui, c'est le but ultime. En club, il y a la Ligue des champions, qui est le plus grand trophée européen, mais la Coupe du monde, c'est autre chose, c'est le pays. Et le pays, il n'y a rien de plus fort. C'est quelque chose d'extraordinaire de se dire que le bonheur de tous les Français est entre tes mains.


Vous considérez-vous comme un héritier des champions du monde 1998 ?

Non, chaque groupe à son histoire, et le football d'aujourd'hui n'est pas le même qu'hier. Il n'y a aucun héritage à porter, ça reviendrait à prendre ce qui leur appartient. La Coupe du monde, c'est eux qui l'ont gagnée. Nous, on n'était pas nés ou à peine ; c'est leur gloire, il faut leur laisser. Nous, on veut écrire notre histoire. Je croise les doigts, mais si on gagne la Coupe du monde, je n'aimerais pas qu'en  2026 ou en  2030 on dise : " Ce sont les héritiers de 2018 ".


Vous parlez du Mondial 1998 avec Didier Deschamps ?

On en a parlé un petit peu. Il nous a raconté qu'ils avaient un groupe qui était fort. C'est important car, dans ce genre de compétition, tu as beau avoir les meilleurs joueurs, ce ne sont pas forcément eux qui te font gagner une compétition.


C'était un groupe de copains ?

Je ne sais pas s'ils étaient copains. Dans le football, vous n'avez pas besoin d'être copains pour gagner mais de faire des sacrifices l'un pour l'autre et de bien vous entendre. Vous n'êtes pas obligés de manger chez le collègue tous les soirs pour former un groupe soudé.


Un " groupe soudé ", c'est ce que Didier Deschamps essaie de recréer ?

Evidemment. C'est l'une des clés qui les a fait gagner, ça serait stupide de ne pas la réutiliser. Avec l'expérience qu'il a, il essaie de nous inculquer certaines choses pour qu'on ait le même succès.


Aujourd'hui, en équipe de France, souhaitez-vous incarner la génération 1998 ?

Non, je veux incarner la France, représenter la France et tout donner pour la France. Lorsque vous donnez tout pour votre pays, vous pouvez avoir de belles choses qui arrivent. Je pense qu'avec la sélection nationale, on ne peut pas tricher. En tout cas, il n'y a pas de place pour les tricheurs ou pour ceux qui font semblant.


Pensez-vous qu'une victoire de la France au Mondial 2018 pourrait faire du bien au pays ?

Je vais retourner la question : à quel pays ça ne ferait pas du bien de gagner une Coupe du monde ? Bien sûr que ça ferait sportivement, et même socialement, du bien. Ça enlève plein de problèmes, une Coupe du monde. Le pays est heureux. Que ce soit la caissière, la maire, le président, tout le monde va aller au travail avec la banane.


Qu'est-ce que les gens vous disent lorsqu'ils vous croisent ?

Rapporte la coupe à la maison !


Etes-vous convaincu que la France va gagner le Mondial ?

Convaincu, non, car je n'ai pas tous les tenants et aboutissants d'une compétition comme celle-ci, mais j'y crois dur comme fer.


La France est-elle un pays de supporteurs ?

Ça dépend : dans la gagne, c'est un pays de supporteurs. Le problème, dans la défaite, c'est qu'en France, on se lasse vite. On veut toujours de la nouveauté, et c'est parfois difficile pour nous, footballeurs, d'apporter cette nouveauté. Il faut être sans cesse dans la remise en question et dans la création, inventer des choses pour que les gens continuent à aller au stade.


Pensez-vous que la période de méfiance et de virulence qu'a connue l'équipe de France est derrière elle ?

Je pense qu'on a recollé les morceaux avec le public. Ça a commencé pendant la Coupe du monde  2014 ; il y a eu un travail qui a été fait sur l'image ; même sur le terrain, les joueurs ont été exemplaires. Et autant j'ai pu dire que le public pouvait ne pas pardonner l'erreur, autant il a été indulgent sur cette période en donnant le temps à l'équipe de France de se reconstruire  et de revenir à un niveau beaucoup plus haut. On sent que le public essaie de remonter avec nous en ce moment ; on a l'impression qu'on ne fait qu'un.


Le football, c'est la véritable méritocratie ?

Non. Rien ne te garantit que, si tu es bon, tu vas réussir, parce qu'il te faut plus que cela. C'est triste. Il te faut un mental à toute épreuve avant même d'être un bon joueur, parce que, du jour au lendemain, tout peut s'écrouler. Et il faut être prêt parce qu'on peut te monter tellement haut et te redescendre aussi vite. Et ça, pour certains, c'est difficile à vivre.


Mais comment se prépare-t-on à cela ?

C'est une préparation quotidienne. C'est l'éducation, l'apprentissage : comment mémoriser et exécuter tout ce que tu as appris. Comment réagir quand tu vas être confronté aux problèmes. C'est à toi de faire attention à tout ce que tu fais, parce que des bons joueurs, il y en a partout, et pas qu'en France. Pour perdurer au niveau mondial, il faut bien plus que jouer au foot.


Ça vous blesse d'entendre ou de lire des propos du genre : " Il y a trop de Noirs en équipe de France " ?

Non, parce que, si on gagne la Coupe du monde, on ne dira jamais qu'il y a trop de Noirs en équipe de France. C'est une manière de fuir les problèmes que de dire cela. Je n'ai jamais entendu, quand l'équipe de France a gagné une compétition, que ce soit dans n'importe quel sport : " Ah, ils ont gagné mais il y avait trop de Noirs dans l'équipe. " Quand tu perds, c'est un problème sportif ; quand tu gagnes, c'est une réussite sportive.


Avec votre notoriété, est-ce difficile de rester un homme ordinaire ?

Je ne peux plus être M. Tout-le-Monde. Par exemple, tu es chez toi, tu t'ennuies, tu sors faire une petite balade pour te prendre une glace. C'est fini, ça. La plupart des gens ont connu cette notoriété à un âge avancé ; moi, elle a commencé au milieu de l'adolescence. Je ne vais pas dire que c'est évident tous les jours, mais c'est la vie que je voulais.


Si vous deviez donner un seul conseil à un jeune joueur qui vous regarde, quel serait-il ?

Qu'il devrait toujours croire en ses rêves et ne laisser personne les détruire : ils animent un footballeur, il va à leur poursuite. Et lorsque tu y es arrivé, même si tu es un grand joueur, c'est difficile de remettre la machine en route. Pour faire une longue carrière, il faut se donner des objectifs élevés. Si ton but ultime était de remporter le championnat de France, tu fais quoi après ? Ta carrière est terminée car, inconsciemment, on va te demander de refournir des efforts et toi, tu vas te dire : " Pourquoi tu veux que je me casse la tête à courir ? " J'ai remporté le championnat de France à 18  ans mais il me reste un très long chemin à parcourir. Alors, je me dis : " Retourne travailler pour gagner un autre championnat de France, la Ligue des champions, la Coupe du monde, et plein de choses. " Après, une fois que j'aurai tout remporté, quand on me redemandera de courir, là je pourrai dire : " C'est bon. "
Propos recueillis par Mustapha Kessous
© Le Monde


14 juillet 2018

Depuis 1998, une histoire d'amour et de haine

Le rappel incessant du succès de la génération Zidane ne doit pas masquer la réalité des relations en dents de scie entre le pays et son équipe

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Mêmes foules, mêmes chants, comme si vingt ans ne s'étaient pas passés… " On est, on est, on est en finale " : mardi soir, après la victoire des Bleus contre la Belgique, la France de 2018 a soudain ressemblé à celle de 1998. Un succès fêté avec la même ferveur devant l'Arc de triomphe et à Bondy, la ville de Kylian Mbappé. Dans cette commune populaire de -Seine-Saint-Denis, la foule a envahi la place de l'église, scooters et voitures se sont lancés dans un concours de vitesse et de klaxons.
Des drapeaux français, mais aussi un algérien et un marocain, ont été brandis comme du temps où l'on célébrait la France black-blanc-beur de Zidane. " Je n'ai jamais vu quelque chose comme ça ici ", assurait Ami, un lycéen de 17 ans. Les fumigènes qui rendaient l'air irrespirable et les pétards lancés au milieu de la foule ont à peine gâché ces célébrations, finalement interrompues, au bout d'une heure, par une quinzaine de policiers casqués. Les fêtards se sont éloignés, en attendant dimanche.
Comment mesurer la passion retrouvée d'un pays pour son équipe ? Comme en  1998, aucun comptage officiel n'a été effectué, ce soir-là, sur les Champs-Elysées. Seul indicateur chiffré disponible : plus de 20,7  millions de téléspectateurs ont suivi le match chez eux (TF1 annonce avoir réuni 19,1  millions de personnes, et la chaîne payante BeIN Sports 1,62  million). C'est légèrement plus que pour la demi-finale de 1998 (20,6  millions de téléspectateurs devant TF1 et Canal+, à l'époque, pour France-Croatie). C'est moins que pour celle de 2006 (22,2  millions devant TF1 pour France-Portugal), à une époque, cependant, où le streaming ne concurrençait pas les téléviseurs.
Les sondages sur la relation des Français à cette équipe ne manquent pas, mais ils ne révèlent qu'une évidence : le pays l'aime quand elle gagne. Dans le baromètre Odoxa pour RTL, BeIN Sports et Groupama, 50 % seulement des sondés en avaient une bonne opinion à la fin du premier tour, conclu par un match nul ennuyeux contre le Danemark. Ils étaient ensuite 73  % après la victoire sur l'Argentine (4-3) en huitièmes de finale, puis 80  % après celle sur l'Uruguay (2-0) en quarts.
Un autre sondage a ouvert deux pistes pour comprendre les fluctuations de cette popularité. Deux semaines avant le Mondial, une étude d'OpinionWay pour Le Parisienrévélait que 53  % des sondés affirmaient ne pas aimer l'équipe de France. La proportion d'avis négatifs chutait à 14  % chez ceux se disant amateurs de football. Autrement dit, pour aimer son équipe, il faut d'abord la connaître. Seconde piste, les 18-34 ans appréciaient en majorité l'équipe de France, mais la tendance s'inversait à partir de 35 ans, donc avant tout chez tous ceux ayant vécu 1998.
Difficile, pour la sélection de 2018, d'échapper aux comparaisons. Pas seulement parce que le capitaine d'il y a vingt ans, Didier Deschamps, est devenu sélectionneur et rappelle étrangement, par sa maladresse en public et son autorité dans les vestiaires, Aimé Jacquet. Même si l'expression " black-blanc-beur " est passée de mode, l'équipe actuelle offre, elle aussi, son lot de belles histoires et d'espoirs. Il y avait Zidane, l'enfant des quartiers nord de Marseille. Il y a désormais Kylian Mbappé, celui de Bondy. Il a grandi dans un petit immeuble de l'allée des Lilas et n'avait qu'à traverser la rue pour rejoindre le stade Léo-Lagrange, le terrain du club local, qui l'a formé avant son départ pour Monaco puis le Paris-Saint-Germain.
Tête de Zizou, main d'Henry" A Bondy, tout le monde a un lien direct ou indirect avec les Mbappé ", s'amuse Ali Kamouche, 36 ans, employé au service jeunesse de la ville, rencontré à la sortie de la demi-finale contre la Belgique, projetée au Palais des sports. Lui-même a eu comme entraîneur à l'AS Bondy le père de Kylian. " C'est extraordinaire, ce que ce petit peut vivre ", enchaîne son collègue Abdelkader Hassad, même âge. Lui se souvient des animations organisées pour les jeunes par le père, " c'était un grand du quartier ", et la mère, " elle savait nous tenir ".
Un voyage en Russie offert à des collégiens, un stade de foot à cinq financé par son sponsor Nike : Kylian Mbappé n'a pas oublié sa ville d'enfance. La mairie espère maintenant bénéficier de sa présence en région parisienne. Elle négocie avec le PSG le financement de la rénovation d'un autre stade. " Pour le terrain, les vestiaires et les tribunes, j'en ai tout de même pour 1,5  million d'euros ", précise la maire (Parti socialiste), Sylvine Thomassin. Ces jours-ci, elle enchaîne les interviews sur la nouvelle star de Bondy : " Nous sommes fiers de son talent, et fiers du jeune qu'il est. Ce n'est pas le Ribéry des années 2010, quand on avait honte de l'équipe de France. " Elle craint que, comme en  1998, ce regain d'intérêt pour les banlieues ne soit " fugace " et n'attend pas tout de cet " effet Mbappé " " C'est peut-être beaucoup demander à un jeune homme de 19 ans. Il faut que l'Etat prenne le relais. On en a tellement, des Kylian, dans cette ville et ce département… "
Les nouveaux héros sont des jeunes de leur époque. Antoine Griezmann, 27 ans, est une star des réseaux sociaux, avec 18,1  millions d'abonnés sur Instagram, 7,2 sur Facebook et 5,3 sur Twitter. Sur ces réseaux, on se passionne pour ses tatouages et leur habile mélange de références : une citation de Saint-Exupéry(" Fais de ta vie un rêve et fais de ton rêve une réalité "), un portrait du Christ, des hommages à ses parents comme à son rappeur préféré, Drake.
Le footballeur est aussi devenu un auteur à succès. Sortie chez Robert Laffont en juin  2017 et en poche avant le Mondial, l'autobiographie du joueur de l'Atletico Madrid,Derrière le sourire, s'est vendue à 28 000 exemplaires, selon le site professionnel Edistat. Antoine Griezmann s'est aussi lancé dans la littérature jeunesse avec Goal !, une série de romans destinée aux 8-12 ans et inspirée de son parcours, publiée chez Michel Lafon. En moins d'un an, les quatre premiers tomes se sont vendus au total à plus de 106 000 exemplaires.
Vingt ans, donc. Et une popularité en dents de scie, qui a fluctué au gré des résultats et des déceptions. Ce que la mémoire collective en a gardé, c'est d'abord le Mondial 2006, en Allemagne, et le " coup de boule " de Zizou en finale contre l'Italie. Ce soir-là aussi, c'était l'euphorie et l'espoir dans les rues. Pendant le match, le joueur assène un coup de la tête à Marco Materazzi, qui l'aurait insulté. Carton rouge pour l'icône, expulsion, victoire italienne aux tirs au but.
Après la tête de Zidane, c'est la main de Thierry Henry, en  2009, qui permet aux Bleus de marquer contre l'Irlande le but qualificatif pour le Mondial suivant. Les héros de 1998 fatiguent. Et la relève, elle, se distingue surtout par ses frasques. En avril  2010 éclate ainsi l'" affaire Zahia ", du nom d'une prostituée qui aurait eu des relations tarifées avec plusieurs stars de l'équipe lorsqu'elle était encore mineure. Franck Ribéry et Karim Benzema sont mis en examen, la jeune femme pose en couverture de Paris Match (les deux footballeurs seront relaxés en  2014, le tribunal estimant qu'à l'époque des faits, ils ignoraient qu'elle était mineure). Le Mondial qui s'ouvre deux mois plus tard en Afrique du Sud n'améliorera pas l'image des Bleus, et sera même la source d'un profond désamour.
" caïds immatures "Ils ont choisi de loger dans un hôtel cinq étoiles de Knysna, avec chambres luxueuses et vue sur le lagon. Vu de Paris, en pleine crise économique, ce confort choque. " J'attends que l'équipe de France nous éblouisse par ses résultats plutôt que par le clinquant des hôtels ", résume alors la secrétaire d'Etat aux sports, Rama Yade. Sur le terrain, l'équipe n'éblouit justement pas grand monde.
Dans les vestiaires, l'ambiance est tendue. A la mi-temps d'un match contre le Mexique, l'attaquant Nicolas Anelka, gamin de Trappes (Yvelines) et incarnation d'une génération post-1998 bien plus rebelle que la précédente, répond aux reproches du sélectionneur Raymond Domenech par des insultes. Deux jours plus tard, elles font la " une " de L'Equipe. Aujourd'hui encore, la teneur exacte des propos tenus par le joueur fait débat. " Va te faire enculer, sale fils de pute ! ", a titré en majuscules le quotidien sportif. Dans un documentaire diffusé récemment sur Canal+, Raymond Domenech raconte avoir plutôt entendu " T'as qu'à la faire, ton équipe de merde ". Seule certitude, cette équipe, le sélectionneur ne la tient plus. Anelka est viré. Trois jours après ce match, perdu, contre le Mexique, un nouveau scandale éclate : en soutien au banni Nicolas Anelka, ses coéquipiers boycottent l'entraînement et refusent de descendre de leur bus.
L'équipe nationale fait grève ? L'affaire devient politique. A l'Assemblée nationale, Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé et des sports, évoque " une équipe de France où des caïds immatures commandent à des gamins apeurés ". Thierry Henry, vétéran des années de grand amour, est reçu à l'Elysée par Nicolas Sarkozy pour donner sa version des faits. Remplacer Raymond Domenech par un ancien de l'équipe héroïque de 1998, Laurent Blanc, ne suffira pas à améliorer l'image des Bleus. Laurent Blanc est lui-même remplacé en  2012 par son ancien capitaine, Didier Deschamps. A lui de gérer tant bien que mal les polémiques qui suivent, et de sauver ce qui peut encore l'être du souvenir, de plus en plus lointain, de 1998.
Les chiffres donnent la mesure de cet éloignement. A l'évidence, les Français se lassent de cette équipe, et pas seulement pour des raisons sportives. En octobre  2013, selon un sondage réalisé par BVA, ils ne sont que 14  % à en avoir une bonne opinion. Un nouveau scandale, en  2015, accentue la tendance : l'affaire dite de la sextape. Mathieu Valbuena est victime d'un chantage portant sur une vidéo de ses ébats. Suspecté d'avoir participé à ce chantage, son coéquipier Karim Benzema est mis en examen (l'affaire est toujours en cours).
Ne manque que la victoireCette fois encore, les politiques s'en mêlent. Premier ministre à cette époque, Manuel Valls estime que Benzema n'a plus sa place en équipe de France. " Par rapport à la jeunesse, un grand sportif se doit d'être exemplaire ", argumente-t-il sur RMC. Didier Deschamps ne retiendra ni Valbuena ni Benzema pour l'Euro 2016, qui marque le renouveau de l'équipe : elle atteint la finale, perdue 1-0 contre le Portugal.
" Les joueurs de 1998 et 2018 sont les gentils et ceux de 2010 et 2014 sont les méchants ", s'amuse le journaliste sportif Arnaud Ramsay. Lui-même connaît bien certains d'entre eux pour les avoir largement aidés à écrire leur autobiographie. On lui doit celles de deux héros de 1998, Youri Djorkaeff et Bixente Lizarazu, celle du sale gosse de 2010, Nicolas Anelka, et plus récemment celle du beau gosse de 2018, Antoine Griezmann. " On a réécrit l'histoire, assure-t-il. En  1998, jusqu'à la finale, ça a été laborieux. Pour 2010, on oublie que Benzema n'était pas en Afrique du Sud mais que Hugo Lloris, l'actuel capitaine, y était. Ribéry est devenu le grand méchant mais, à l'époque, il avait une image de mec du Nord sympa. Il y a deux semaines, si la France avait perdu contre l'Argentine, on aurait dit que Deschamps jouait petit bras et que Griezmann tournait trop de pubs, et on aurait attendu que Zidane reprenne en main l'équipe. "
Le journaliste a suffisamment fréquenté les Bleus du millésime 2018 pour inviter à ne pas se fier à l'image qu'ils renvoient : " On a l'impression de les connaître grâce aux réseaux sociaux ou aux vidéos produites par la Fédération, où on les voit s'amuser dans leur bus. Leur force, c'est de donner l'impression qu'ils sont de vrais gamins alors que ce sont des tueurs, comme ceux de 1998. "
Pour renouer avec le souvenir du siècle passé, il ne leur manque plus que l'essentiel : gagner dimanche. A Bondy, les fêtards de la demi-finale hésitent encore. Faut-il aller suivre le match sur l'écran géant que la mairie prévoit d'installer au stade Léo-Lagrange ou sur le Champ-de-Mars à Paris ? Une certitude : en cas de victoire, ils iront eux aussi la fêter sur les Champs-Elysées, comme en  1998, où un million de personnes avaient occupé l'avenue toute la nuit.
En attendant, les Bondynois patientent en débattant de la dernière polémique locale : la fresque géante à l'effigie de Kylian Mbappé a disparu. Nike l'avait installée sur un espace publicitaire sur un immeuble en bordure de la nationale 3, la route régulièrement embouteillée qui coupe la ville en deux. Le propriétaire de l'espace vient d'y installer à la place une pub pour Castorama. Scandale à Bondy : la France n'a pas encore gagné, mais on ne touche pas aux nouveaux héros nationaux.
François Krug
© Le Monde

14 juillet 2018

La thérapie collective des foules en liesse

Victimes d'un long désamour, les Bleus vivent aujourd'hui une communion avec la France, qui permet de ressouder le pays et de contrer la montée du nationalisme, analysent deux sociologues

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Vingt ans après le sacre des Bleus au Stade de France, le 12  juillet 1998, l'histoire est-elle en train de se répéter à Moscou ? Ni comme une farce ni comme une tragédie, mais comme un moment de liesse collective où le " peuple de France ", de tous les âges et dans toute sa bigarrure, est de sortie, dans les bars, sur les places et autres fan-zones. Où, comme il est coutume de dire, il " communie " avec son équipe de football emmenée par une nouvelle et flamboyante génération de joueurs, issus pour la plupart des banlieues populaires de la région parisienne. Qu'est-ce que cet événement dit de la société française ? Il est certes trop tôt pour établir un véritable diagnostic sociologique, mais pas impossible de proposer une mise en perspective sociologique de cette " campagne de Russie " des Bleus.
L'équipe de France de football revient de loin. Son image dans l'opinion s'était dégradée d'une manière qui a paru irréversible après la fameuse " grève du bus " en Afrique du Sud (2010). Une blessure nationale qui a mis du temps à cicatriser. Les Bleus ont longtemps subi un traitement à charge : on mettait en question leur légitimité à porter le maillot national, à représenter le pays. Le soupçon sans cesse instillé était celui de leur non-appartenance au " nous " national et, par extension, celui de l'illégitimité des jeunes issus de l'immigration à prendre place dans la société française.
Un basculement semble s'être produit lors de la victoire contre l'Ukraine, qualificative pour la Coupe du monde au Brésil (2014). Ce jour-là, il y avait un véritable engouement populaire au Stade de France et, comme l'a dit Guy Stéphan, l'entraîneur adjoint, la communion observée entre le public du Stade de France et les Bleus avait le sens d'une" réconciliation ". Les joueurs français issus de l'immigration africaine ont tenu un rôle de premier plan dans ce processus, par leurs performances (2 buts de Mamadou Sakho), mais également par la démonstration de leur joie signifiant publiquement leur fierté d'être français. Pour de nombreux supporteurs du " 9-3 " qui avaient senti qu'à travers les commentaires malveillants sur les Bleus se formait une disqualification des joueurs de banlieue, ce match contre l'Ukraine a pu offrir un espoir de réhabilitation.
Sur le plan sportif, l'arrivée de cette jeune équipe en finale consacre l'excellence de la formation française. Celle-ci ne se réduit pas aux seuls centres de formation (15-18 ans) des clubs professionnels, mais résulte aussi du travail de longue haleine mené dans les équipes de jeunes des clubs amateurs dits " formateurs ". L'éclosion d'un Killian Mbappé doit sans doute autant à son premier club de l'AS Bondy qu'à Clairefontaine et au centre de formation de Monaco. L'Ile-de-France est devenue un vivier de recrutement des grands clubs. Des découvreurs de talents y scrutent les matchs de jeunes pour y repérer la future pépite. Compte tenu de la sous-capitalisation -financière de la Ligue 1, les clubs professionnels français peinent à retenir leurs meilleurs jeunes joueurs. Résultat : la France était en  2016 le deuxième pays au monde (derrière le Brésil) exportateur de footballeurs en Europe, et le premier représenté dans les cinq grands championnats européens. La plupart des Bleus de 2018 jouent dans les grands clubs anglais (Tottenham, Chelsea), espagnols (Real et Atlético Madrid, Barcelone), italiens (Juventus de Turin), allemands (Bayen Munich, Stuttgart).
N'oublions pas toutefois tout ce que l'excellence sportive des Bleus doit à leur prime enfance footballistique, à savoir l'apprentissage et l'incorporation de gestes et d'une technique en mouvement qui se sont fabriqués dans des parties acharnées au " bas des blocs " ou sur les terrains multisports. Par exemple le style de jeu de N'Golo Kanté, Paul Pogba, Kylian Mbappé, Nabil Fekir, Ousmane Dembélé, Samuel Umtiti – ils ont tous grandi en cité – s'est aussi construit dans ces moments-là, ô combien formateurs. Car, dans le football moderne, la capacité de jouer vite dans les petits espaces, de casser les lignes et de faire individuellement la différence est plus que jamais décisive. Bref, le mélange réussi socialisation-foot de cité/polissage de ces qualités en club et en centre de formation constitue sans doute la matrice de cette excellence sportive.
Les succès de cette équipe de France doivent aussi bien sûr au travail du staff et du sélectionneur, Didier Deschamps. Tous les experts de la gestion d'un sport collectif savent qu'il est de plus en plus difficile de créer un véritable " esprit de groupe " avec les joueurs d'aujourd'hui starisés de plus en plus précocement et aux carrières de plus en plus individualisées. Seuls ceux qui ont pu observer au quotidien le travail et la vie sociale des Bleus depuis deux mois pourront décrire comment a pu s'opérer cette alchimie sociale entre joueurs aux histoires et caractéristiques différentes. Comment, par exemple, Paul Pogba, au comportement parfois individualiste, a accepté d'abandonner ses fioritures et de mettre récemment le bleu de chauffe sur le terrain ? Comment Benjamin Pavard a réussi à faire face au surnom (peu charitable) de " Jeff Tuche " qui lui a été accolé par Benjamin Mendy, un des ambianceurs du groupe ? Comment les remplaçants ont-ils progressivement accepté leur rôle et leur place ? Un beau reportage vidéo réalisé par le goal remplaçant Bernard Lama lors de l'épopée des Bleus de 1998 faisait découvrir qu'un des ressorts cachés de leur victoire avait été le ciment d'amitié entre joueurs qui avait pu être fabriqué à l'occasion. En ce sens, le Didier Deschamps de 2018 peut être reconnu comme le digne héritier d'Aimé Jacquet.
L'adhésion du " peuple de France "Reste à évoquer la question, objet de l'attention des médias, de l'adhésion du " peuple de France " à cette équipe. Sommes-nous en train de revivre 1998 ? La rencontre entre les classes sociales ou entre les habitants des centres-villes et de la périphérie (banlieues) se fait-elle aujourd'hui comme elle a pu se faire en  1998 ? Les jeunes des quartiers populaires sont-ils derrière cette équipe de France qui, si elle est imprégnée de la présence des joueurs d'origine africaine, comprend en son sein peu de joueurs d'origine maghrébine (Nabil Fekir et Adil Rami, non titulaires) ? Seules de bonnes enquêtes de terrain permettraient de répondre à ces questions.
On peut déjà avancer deux hypothèses. La première est que la non-sélection de Karim Benzema a, au début de la compétition, laissé des traces dans l'esprit de certains jeunes d'origine maghrébine, tout comme l'accusation de " Deschamps raciste " lors de l'Euro 2016. Difficile pour eux d'encourager une équipe de France de 2018 intégrant un seul " Beur ". La présence au premier tour des équipes de Tunisie et du Maroc attirait vers elles un certain nombre de Franco-Tunisiens ou de Franco-Marocains. La seconde hypothèse est que les victoires de l'équipe de France ont peu à peu fait céder les digues de la réticence à soutenir les Bleus " en banlieue ".
Enfin, quelques années après le traumatisme des attentats de 2015-2016, la floraison de drapeaux français exprime sans doute un nationalisme banal, ordinaire, contre le nationalisme agressif du FN. Il y a sans doute une part de thérapie collective qui se joue dans ces moments de liesse collective, une manière de -conjurer la peur du passé, la volonté de croire dans un avenir commun, malgré les frontières de classes et de territoires. Il va sans dire que la victoire des Bleus pourra certes contribuer au " bonheur national brut " du pays mais qu'elle ne mettra pas fin aux problèmes structurels auxquels il doit faire face. En tout premier lieu, les diverses urgences en banlieue, notamment les questions décisives de l'échec scolaire, de l'emploi et de la relation avec les policiers (" devenus " CRS dans les quartiers)…
Par Stéphane Beaud et Frédéric Rasera
© Le Monde


14 juillet 2018

Pap Ndiaye " N'attendons pas de la victoire qu'elle change la société "

Selon le professeur, un succès des Bleus pourrait inspirer les Français et reporter sur le terrain politique leurs désirs de transformation sociale

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En ces jours suaves précédant la finale de la Coupe du monde de football, des dizaines de millions de Françaises et de Français espèrent -revivre les moments de joie intense et collective de l'été 1998, lorsque le triomphe de l'équipe de France sembla ouvrir une nouvelle ère de fraternité " black-blanc-beur ". Depuis la victoire des Bleus sur l'Argentine, une douce euphorie s'est emparée du pays : " Liberté, égalité, Mbappé ". Pour les optimistes, la deuxième étoile est à portée de main.
Mais vingt ans après la conquête de la première, la joie de la victoire, si elle a lieu, sera sans doute plus circonspecte, plus modeste, plus réaliste. Nous savons que les espoirs politiques et sociaux générés par les exploits de Zinédine Zidane et de ses coéquipiers ne furent qu'une illusion, vite douchée : en  2002, Jean-Marie Le Pen parvenait au second tour de l'élection présidentielle et les émeutes de 2005 vinrent rappeler que 1998 n'avait rien changé au quotidien lugubre des banlieues populaires. Les victoires sportives ne procurent que des moments brefs de fraternité, certes précieux et mémorables, mais qui n'ont aucun effet durable sur les sociétés. Il est même possible qu'elles accroissent le ressentiment et l'amertume : les espoirs suscités par une grande victoire suscitent, s'ils ne se matérialisent pas, une amertume plus grande qu'en cas de défaite. Les effusions de joie ne forment pas des communautés politiques.
Deux croyances très présentesAu-delà de la finale tant attendue, deux croyances demeurent très présentes à propos du football : la première est qu'il serait intrinsèquement porteur de " valeurs " particulières de fraternité, de tolérance, de respect. Or le sport a pu servir des régimes politiques bien éloignés de ces valeurs démocratiques. La victoire du Brésil en  1970 ou celle de l'Argentine en  1978 furent utilisées à leur profit par les dictatures militaires féroces de ces pays, à l'instar de l'Italie de Mussolini dans les années 1930. Le sport peut servir à toutes les fins, être mis à toutes les sauces, y compris les pires ; il n'est porteur que des " valeurs " que l'on veut bien y mettre ou y voir. Au vu du comportement raciste de certains supporteurs, en particulier dans les stades italiens, il y a lieu, a minima, d'être sceptique sur ce qu'enseigne le football dans les sociétés démocratiques. Dans le pire des cas, ce sport ne fait que confirmer, aux yeux des spectateurs, les stéréotypes racialisés les plus éculés – " Les Noirs courent plus vite ", disait Le Pen.
La deuxième illusion tient à la promotion des populations issues des migrations post-coloniales, dont on sait qu'elles se projettent par identification sur des joueurs dont l'histoire familiale est semblable. Il n'a échappé à personne que beaucoup de joueurs de l'équipe de France ont des origines africaines, de même que jadis leurs prédécesseurs avaient des parents polonais, espagnols ou italiens. Le football est un sport d'immigrés, ou d'enfants d'immigrés, et c'est très bien ainsi. Mais ce faisant, il peut être un miroir aux alouettes pour une partie de la jeunesse française, persuadée que la seule manière de réussir -consiste à s'investir dans le football, là où être noir, par exemple, ne semble pas être un problème. Là où les joueurs semblent partir sur un pied d'égalité au début de la rencontre, onze contre onze, par contraste avec une société où tout paraît joué d'avance.
Scénario doux-amerOr la probabilité de réussir dans le foot est infime, tant la combinaison de talent extraordinaire, de travail acharné et de chance est statistiquement rarissime. Des Kylian Mbappé, des N'Golo Kanté et des Paul Pogba, il n'y en aura jamais beaucoup. En miroir, cette situation interroge sur les mondes politique et économique où la diversité ne progresse que trop lentement, et sur les discriminations qui pèsent sur la jeunesse en question.
Comment faire, dès lors, pour que le scénario doux-amer post-1998 ne se reproduise pas ? La réponse ne tient pas tout entière dans le sport lui-même, encore moins dans les joueurs, ces jeunes gens sympathiques dont il serait vain d'attendre autre chose que ce qu'ils sont. Plutôt que d'escompter que leur victoire éventuelle change la société, au risque d'un violent retour de balancier, il est préférable et plus réaliste de ne pas en espérer grand-chose, ce qui ne signifie pas qu'il ne faille rien en attendre. La balle quitte alors le terrain de jeu pour passer dans le camp du gouvernement et des initiatives citoyennes : que souhaitons-nous faire à propos des banlieues ? Quelle place accorder au sport citoyen en vue des Jeux olympiques, hormis la détection et la préparation des champions ? En tant que professeur, je conseille aux enfants de donner priorité absolue à l'école plutôt qu'au terrain de foot, mais il faut reconnaître que ce sport peut aussi apprendre la ténacité, l'effort collectif, le respect des règles. L'angélisme de 1998 ne doit pas céder la place au cynisme de 2018.
En attendant, il est bien normal de se réjouir du parcours des Bleus, d'espérer de tout cœur leur victoire, sans illusions démesurées certes, mais sans jeter par-dessus bord la possibilité d'un monde rendu un peu meilleur par le ballon rond.
Pap Ndiaye
© Le Monde

14 juillet 2018

Azouz Begag " Il n'y a plus de revendication identitaire "

Pour l'ancien ministre délégué à la promotion de l'égalité des chances, l'histoire et le politique ont disparu de la Coupe du monde de football. La France black-blanc-beur de 1998 n'est plus, la mondialisation a fait son effet

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Le football fait rêver. Il est un marqueur d'identité qui exalte les fiertés et qui, après une victoire, réunit dans une incroyable communion toutes les différences qui composent une nation. Il rassemble, alors que la politique divise. Chez les uns et les autres, la catharsis qu'il génère croise toutes sortes d'histoires individuelles et collectives. Soif d'existence, de reconnaissance, d'intégration, de valorisation nationale, -revanche sur l'histoire, sur l'esclavage, sur les colonisations, et besoin d'aimer, tout simplement.
Après la qualification de la France pour la finale, mardi 10  juillet, on pouvait mesurer dans les rues cet immense besoin de consolation nationale des Français. Le foot est une fabrique d'identité universelle comme il n'en existe aucune autre, l'ultime, " l'autre religion ". Il exalte les identités, dans la démesure, entre minorités et majorité d'un pays, comme on l'a vécu en  1998. Ce fut le printemps de la République. Les Blacks-Blancs-Beurs exhalaient le bon parfum multiculturel. La France métissée championne du monde offrait à chacun la possibilité de s'identifier à une histoire à travers un joueur, Zidane pour les Algéro-Kabyles et les Arabes des banlieues, Djorkaeff et Boghossian pour les Arméniens, Lizarazu pour les Basques, Karembeu pour le peuple kanak, Henry et Thuram pour les Antilles, etc.
L'histoire et les revendications identitaires étaient omniprésentes dans les matchs. Elles donnaient de la résonance aux compétitions. On se souvient du match France-Algérie en  2001 à Paris, où les Franco-Algériens avaient siffléla Marseillaise,choquant la nation entière. L'Algérie avait perdu. On voyait bien alors à quel point se jouait dans ce match la joute des identités et des fiertés, celles de la colonisation française et de la guerre d'indépendance de l'Algérie.
Dans l'esprit de ces descendants d'immigrés algériens, le foot réveillait une étonnante identité dormante euphorisante. Des filles, des femmes et des familles, des jeunes et des seniors, des religieux et des laïcs, des barbus et des rasés, des femmes voilées et d'autres en jean brandissaient des drapeaux algériens en criant " one, two, three, viva l'Algérie ! " A Toulouse, des supporteurs hystériques avaient brûlé des dizaines de voitures et remplacé les drapeaux français de la façade du Capitole par le drapeau algérien.
Zidane, l'ambassadeur de factoEn  2014, les débordements identitaires avaient surpris lors de la qualification de l'Algérie pour le second tour du Mondial. Beaucoup de Franco-Algériens avaient manifesté leur liesse dans les rues. Partout le drapeau algérien était brandi. L'Algérie était le pays d'origine de Zidane, qui était devenu de facto l'ambassadeur en France de millions de jeunes d'origine maghrébine, ravis de revaloriser leur part arabo-kabylo-musulmane. Ils avaient un support pour leur fierté.
Récemment, l'éviction de Karim Benzema de l'équipe nationale s'est inscrite dans ce duel identitaire. Il ravive les hystéries, les tensions et les replis. Dans une interview, le joueur déclarait en  2011 : " Si je marque, je suis français, si je ne marque pas, je suis arabe. " Beaucoup partagent ce sentiment. De même que, depuis le début du Mondial 2018, on entend beaucoup dire que les joueurs arabes sont relégués sur le banc de touche, à l'instar d'Adil Ramiet de Nabil Fekir. Les comparaisons vont bon train avec Antoine Griezmann. D'aucuns pensent que le Lyonnais Fekir méritait plus que les quelques minutes de jeu qui lui ont été accordées. On n'y peut rien.
Dans les minorités ethniques, le football a une acuité sensible particulière. Surtout depuis 2011, où, à la Fédération française de football, la phobie du " grand remplacement " avait fait éclater un scandale national. Des dirigeants, enregistrés à leur insu, approuvaient en secret les quotas discriminatoires dans les écoles de foot pour limiter le nombre de joueurs de type africain et maghrébin. La raison ? Comme le résumait Mediapart, à l'origine de ces révélations, il y aurait trop de " grands Noirs athlétiques et pas assez de petits Blancs qui ont l'intelligence du jeu dans le football français ". Même les philosophes s'en mêlaient. Alain Finkielkraut fustigeait les " Noirs ", les " Arabes " et l'islam dans une équipe de France à ses yeux trop " black-black-black " et la " risée de l'Europe ".
A cette époque, la non-sélection de Benzema, Nasri et Ben Arfa avait été dénoncée par les Arabes de France comme du racisme anti-Arabes et anti-musulmans, ainsi que la diabolisation des musulmans Nicolas Anelka et Bilal Yusuf Mohammed Franck -Ribéry. Ce fut un moment critique de scission chez les Bleus. On parlait de guerre entre les nouveaux convertis et les vrais Français, de libanisation de l'équipe entre les Noirs d'origine antillaise, ceux d'origine africaine, les Blancs et les musulmans. L'équipe nationale apparaissait alors comme le volcan fissuré des identités françaises déchirées.
Les temps ont changé. L'histoire et le politique ont disparu de la Coupe du monde de foot. Il n'y a plus de revendication identitaire sur les terrains. La mondialisation a fait son œuvre. Au premier tour du Mondial 2018, les équipes du Maroc, de Tunisie, d'Iran, d'Egypte, d'Arabie saoudite sont reparties bredouilles chez elles, privant nombre de supporteurs de ce besoin vital d'identification positive. Dans l'équipe de France, où Adil Rami et Nabil Fekir sont restés sur le banc de touche, les millions de jeunes franco-maghrébins savent que Paul Pogba prie Allah. S'ils retrouvent en lui une consolation identitaire, ils se sont cependant trouvé un nouveau marqueur d'identité : Kylian Mbappé. Né en  1998 après la victoire des Blacks-Blancs-Beurs ! Plus personne n'ignore que sa mère s'appelle Fayza Lamari. Elle est d'origine algérienne. Ancienne handballeuse professionnelle, son union avec un Camerounais a donné naissance à une pépite. De ce fait, désormais, le prodige de Bondy est devenu le marqueur d'identité de millions de Franco-Maghrébins. Le mercato identitaire évolue. Il tisse la France. Cette France métisse qu'on aime voir gagner et qui fait rêver.
Azouz Begag
© Le Monde

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