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lundi 18 juin 2018

Yohanan Benhaïm " La priorité d'Erdogan : la disparition de toutes les forces liées au PKK "


17 juin 2018

Yohanan Benhaïm " La priorité d'Erdogan : la disparition de toutes les forces liées au PKK "

Les batailles menées par l'armée turque sur le front intérieur comme en Syrie ont, selon le politologue, pour principal objectif de réaffirmer les frontières de la Turquie et de lutter contre le mouvement kurde à l'échelle régionale

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Yohanan Benhaïm est cofondateur et codirecteur de Noria, un think tank spécialisé en politique internationale. Il est attaché temporaire d'enseignement et de recherche, et doctorant en science politique à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Sa thèse porte sur la politique étrangère turque vis-à-vis des espaces kurdes d'Irak et de Syrie (1990-2018).


Le 18 avril, peu après la conquête de l'enclave kurde syrienne d'Afrin, Recep Tayyip Erdogan a annoncé la tenue d'élections présidentielle et législatives anticipées pour le 24 juin. Est-ce l'illustration de l'imbrication entre le conflit syrien et les enjeux de la politique intérieure turque ?

L'opération d'Afrin s'inscrit dans la continuité des autres interventions menées en territoire syrien par l'armée turque et les milices qu'elle encadre. L'opération " Bouclier de l'Euphrate " a ainsi été lancée en août 2016, un mois après le coup d'Etat militaire raté de juillet. La dimension politique était déjà évidente, autant que la volonté d'Ankara de donner un coup d'arrêt aux -Forces démocratique syriennes (FDS), liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en guerre contre la Turquie depuis 1984, qui étendaient leur territoire le long de la frontière. L'opération d'Afrin a visé à les repousser à l'est de l'Euphrate. Ces deux opérations s'inscrivent aussi dans la continuité de la " guerre des villes " de l'été 2015, c'est-à-dire l'écrasement des insurrections urbaines lancées par le PKK, dans plusieurs villes du sud-est de la Turquie.
Au moment où l'offensive démarre, on évoquait déjà des élections anticipées : elles -seront annoncées en avril, après la conquête d'Afrin, quand les forces turques ne peuvent poursuivre d'objectifs plus ambitieux. Le -repositionnement des forces russes au sud-est d'Afrin empêche leur avancée. A l'est, les Américains renforcent, avec l'appui de la France, leur présence dans la ville de Manbij, qui constituait la prochaine cible d'Ankara. Pour le président turc, le moment était venu d'empocher politiquement les gains de sa victoire militaire à Afrin. L'opération donne ainsi l'occasion au Parti de la justice et du développement (AKP) d'Erdogan de raffermir ses liens avec les ultra-nationalistes du Parti d'action nationaliste (MHP), son allié depuis 2015. C'est par ailleurs un excellent prétexte pour faire taire toute -opposition :toute critique de l'opération à Afrine est accusée de remettre en cause le droit de l'Etat turcà se défendre. L'espace médiatique est saturé par le discours nationaliste. Nulle voix dissonante n'est admise. Erdogan déploie un discours qui assimile l'armée, l'Etat et le parti à sa personne.


Erdogan se pose-t-il en chef de guerre en vue de la présidentielle ?

La guerre offre à Erdogan un remède contre l'usure du pouvoir – qu'il exerce depuis plus de quinze ans et qu'il espère conserver. Elle permet aussi de détourner l'attention de la détérioration économique, alors même que la promesse de prospérité est la pierre angulaire du projet de l'AKP. Lors de la bataille d'Afrin, l'apparition publique d'Erdogan en uniforme près du champ de bataille s'arrime à un récit qu'il convoque au moyen de références historiques lourdement martelées. Le souvenir de la puissance ottomane, bien sûr. Mais aussi celui de la guerre d'indépendance (1919-1922), remportée par Mustafa Kemal Atatürk contre les vainqueurs européens de la première guerre mondiale, et dont l'issue a permis la fondation de la Turquie moderne. Erdogan se place dans les pas du père de la nation, en luttant contre l'alliance d'un ennemi de l'intérieur – le mouvement kurde – et d'une puissance extérieure présentée comme hostile, les Etats-Unis.


Le conflit kurde en Syrie et sur le territoire turc est-il en passe de créer une polarisation en Turquie, capable d'influencer les résultats électoraux ?

Dans les provinces à majorité kurde du sud-est de la Turquie, les voix sont partagées depuis les années 2000 entre les partisans du mouvement kurde, qui votent pour le Parti démocratique des peuples (HDP), et les -Kurdes conservateurs et religieux, plutôt partisans de l'AKP. Cependant, le conflit de 2015-2016 a conduit à un désengagement d'une partie de la base du HDP.
A cette période, le PKK lance une série d'insurrections urbaines dans le sud-est du pays, sans le soutien de la majorité des -populations concernées. Les insurgés seront écrasés par les forces de sécurité turques. Ce conflit a laissé des centres urbains ravagés, ouvrant la voie à la reprise du contrôle des zones kurdes par le pouvoir. Des milliers de militants et de cadres locaux ont été arrêtés. Privés de leur immunité, certains députés du HDP ont été emprisonnés. Ses maires ont été remplacés par des administrateurs nommés par Ankara.
Cet épisode a permis au pouvoir de marginaliser le HDP, de le criminaliser.  Aucun des deux grands blocs politiques en lice pour le scrutin du 24 juin, celui du pouvoir sortant emmené par l'AKP, et celui de l'opposition – qui regroupe le Parti républicain du peuple (CHP), les dissidents du MHP, le parti Saadet et le Parti démocrate –, ne veut d'une alliance avec le mouvement kurde.
Malgré cette -marginalité, ce dernier pourra se révéler déterminant, selon les résultats. Il franchira probablement la barre des 10 % nécessaires pour entrer au Parlement, même si c'est dans les zones kurdes que les risques de fraudes électorales sont maximaux, facilités par la présence importante de forces de sécurité. Le HDP fera la -différence, car chacun des deux blocs majoritaires pèse, selon les sondages, entre 40 %-45 % des voix, et ne pourra donc disposer seul d'une majorité.


Quelles sont les raisons de la reprise du conflit avec les Kurdes ?

Les débuts de la crise syrienne avaient joué en faveur de l'émergence d'un processus de négociation politique entre l'AKP et le mouvement kurde de Turquie. Ce dernier ne pouvait en effet qu'être renforcé par le retrait des forces de Damas des zones kurdes, à l'été 2012. En décembre 2012, Recep Tayyip -Erdogan officialise le processus de discussion avec le PKK, dans les maquis du Kurdistan irakien, mais aussi avec son leader, -Abdullah Ocalan, condamné à perpétuité.
Par la suite, Ankara a pris peur. Pour des -raisons intérieures : le succès électoral du HDP en juin 2015 a privé l'AKP de sa majorité. Mais, surtout, en raison de facteurs externes, quand l'autonomie kurde syrienne est devenue un modèle pour nombre de Kurdes de Turquie. A cette inquiétude s'ajoute le soutien américain aux Kurdes syriens, cas unique d'une aide militaire américaine à des -ennemis d'un pays allié et membre de l'OTAN. La défense de la frontière est devenue dès lors la priorité de la Turquie dans sa politique syrienne et régionale. Elle le reste.


Ne peut-on donc pas dissocier l'action d'Ankara en Syrie du conflit kurde qui -sévit en Turquie ?

L'Etat turc combat un ennemi unique en Turquie et en Syrie – les structures liées au PKK –, en instaurant une continuité de fait entre ces deux territoires. L'armée comme les forces spéciales de la police sont utilisées sur les deux terrains. En Turquie comme en Syrie, elles sont associées à une compagnie de sécurité privée, Sadat, qui occupe une zone d'ombre dans l'appareil sécuritaire turc, et dont le fondateur, Adnan Tanriverdi, ancien officier jadis écarté de l'armée pour ses positions islamistes, joue un rôle de conseiller auprès du président Erdogan.
Autre aspect de cette continuité : la cons-titution, en Turquie et en Syrie, de territoires d'exception placés sous l'étroit contrôle d'Ankara. Côté turc, les régions kurdes, où le HDP était le mieux établi, ont été en -partie ravagées par la répression de l'in-surrection et placées sous la tutelle unique d'administrateurs aux ordres du palais -présidentiel. Les préfets des provinces -turques frontalières – où est établie la majorité des trois  millions de réfugiés syriens – jouent un rôle central dans la gestion des terri-toires occupés par la Turquie et ses alliés locaux.


La Turquie est-elle en train de se créer une zone d'influence ?

Les batailles menées par la Turquie esquissent un espace transfrontalier, qui comprend les provinces kurdes de Turquie, soumises à des couvre-feux à répétition et dont certains foyers insurrectionnels ont été le théâtre d'une véritable reconquête militaire et politique au cours des dernières années.
En Syrie, cet espace intègre les territoires arabes tenus par la Turquie dans le nord du pays, qui ont vocation à limiter l'expansion du mouvement kurde. Ainsi qu'Afrin, une -enclave de peuplement kurde dont la prise voulait augurer la conquête, par la Turquie et ses supplétifs syriens, de l'ensemble des zones tenues par les forces kurdes. Cette zone d'influence se prolonge dans le nord de l'Irak, où Ankara s'appuie sur le parti de l'ancien président de la région kurde Massoud -Barzani, pour établir des bases et mener des opérations spéciales contre les camps du PKK.


Y a-t-il à Ankara des vues annexionnistes sur les territoires syriens placés sous le contrôle de l'armée turque ?

Comme la République turque de Chypre du Nord, ces territoires peuvent être distincts de la Turquie elle-même, tout en intégrant un espace politique dominé par Ankara. La -Turquie a, en tout cas, intérêt à conserver un territoire sous son contrôle en Syrie. Cela lui permet à court terme d'avoir son mot à dire dans les arènes diplomatiques où se joue le sort de la Syrie. Ces territoires lui permettent surtout de canaliser les effets négatifs provoqués en Turquie par le conflit syrien, et d'éviter que ces effets ne s'aggravent.
Les territoires syriens contrôlés par -Ankara sont ainsi voués à favoriser le retour d'une partie des réfugiés syriens établis en -Turquie, de fixer et d'encadrer des combattants issus de la rébellion syrienne. Désœuvrés en territoire turc, ils ne tarderaient pas à représenter un défi sécuritaire. Mais la priorité d'Erdogan reste avant tout de voir disparaître de son environnement immédiat toutes les forces liées au PKK.
Propos recueillis par Allan Kaval et Marc Semo
© Le Monde

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