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mercredi 16 mai 2018

Succession à risque à l'agence anticancer de l'OMS


16 mai 2018

Succession à risque à l'agence anticancer de l'OMS

Le CIRC est la cible d'industriels depuis qu'il a classé cancérogènes probables le glyphosate et la viande rouge

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C'est une succession à haut risque pour la santé publique. Le conseil de direction du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) devait élire, jeudi 17  mai, le successeur de son actuel directeur, le pharmacologue et épidémiologiste britannique Christopher Wild. Ce dernier dirige le CIRC depuis près d'une décennie. Sa succession, qui prendra effet début 2019, intervient dans un climat de tension inédit.
Depuis qu'elle a classifié la viande rouge et le glyphosate – le célèbre herbicide inventé par Monsanto – comme " cancérogènes probables ", en  2015, l'agence onusienne basée à Lyon est la cible de vives critiques de la part des milieux industriels. Au point que des personnalités scientifiques proches de l'agence craignent une perte d'indépendance à la faveur du changement de direction.
Au cours des dernières semaines, le conseil de direction de l'agence, qui réunit les représentants des 25 Etats participant à son fonctionnement, a présélectionné cinq candidats parmi la quinzaine qui s'étaient déclarés. La liste n'est pas publique. Selon nos informations, il s'agit de Joakim Dillner (Institut Karolinska, Suède), de Shuji Ogino (Harvard School of Public Health, Etats-Unis), de l'Allemand Joachim Schüz, déjà membre du CIRC, d'Elisabete Weiderpass (Institut Karolinska, Suède), et de David Whiteman (institut QIMR Berghofer à Brisbane, Australie).
" C'est un poste très important, résume Philip Landrigan, professeur au Mount Sinai Medical Center, à New York, et l'une des grandes figures de l'épidémiologie environnementale. Mais quel que soit le profil scientifique du candidat, l'important est qu'il comprenne la dimension humaine de son travail : une mauvaise décision de l'agence, et ce sont des vies humaines qui peuvent être perdues. "
Créé à l'initiative de Charles de Gaulle, en  1965, et placé sous la tutelle de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le CIRC est chargé d'animer la recherche sur le cancer au niveau international. Il est aussi investi de la tâche délicate (dite " programme des monographies ") d'identifier les agents et substances cancérogènes, en les classant selon la force des éléments scientifiques disponibles : cancérogène avéré pour les humains (groupe 1), cancérogène probable (groupe 2A), cancérogène possible (groupe 2B), inclassable (groupe 3) ou probablement pas cancérogène (groupe 4).
" C'est ce programme qui est le plus fréquemment attaqué par les industriels ", explique l'épidémiologiste David Michaels, professeur à l'université George-Washington et ancien administrateur, sous l'ère Obama, de l'agence fédérale américaine pour la santé au travail. " Depuis la classification du glyphosate comme cancérogène probable, en mars  2015, on a vu se déployer une campagne de dénigrement sans précédent contre le CIRC, précise Philip Landrigan. Depuis plus de trente-cinq ans, j'ai été associé à trois reprises à des travaux du CIRC et je n'ai jamais été témoin d'attaques orchestrées aussi soutenues. "
" Méthodologies biaisées "En  2016, une coalition regroupant des industriels de l'agrochimie (CropLife America), de la chimie (American Chemistry Council), des hydrocarbures (American Petroleum Institute) ou des minerais (National Stone, Sand and Gravel Association) a lancé une campagne et un site Internet dédié, avec pour but explicite une réforme du CIRC. " Notre coalition, écrivent les intéressés sur leur site, représentant des intérêts dans l'industrie manufacturière, l'énergie et l'agroalimentaire a pour objectif de travailler étroitement avec le gouvernement américain et ses partenaires internationaux pour réformer le programme des monographies du CIRC, et amener plus de transparence dans les évaluations contestables de ce programme, son influence et son impact indus sur les politiques publiques, ses méthodologies biaisées et ses fréquents conflits d'intérêts. "
Aux Etats-Unis, des élus de la Chambre des représentants ont relayé ces inquiétudes. Le 1er  novembre 2017, le républicain Lamar Smith, président de la commission parlementaire américaine sur la science, la technologie et l'espace – par ailleurs célèbre pour ses sorties climatosceptiques et créationnistes – a convoqué par lettre Christopher Wild, le directeur du CIRC, pour qu'il s'explique surces accusations portées contre l'agence onusienne. Avec, en filigrane, la menace d'une remise en cause de son financement par les Etats-Unis. M.  Wild a répondu par écrit aux questions, mais a refusé de répondre à la convocation.
" La nomination du prochain directeur du CIRC est très importante pour la santé publique, estime Fiorella Belpoggi, directrice de la recherche de l'Institut Ramazzini de Milan, familière des travaux du CIRC. L'actuel directeur a fait en sorte que l'agence résiste aux pressions, ce qui n'a pas toujours été le cas par le passé, lorsque plusieurs substances ont été rétrogradées avec des justifications contestables. "
Du milieu des années 1990 au début des années 2000, l'agence avait ainsi, dans certains cercles scientifiques, plutôt une réputation de proximité avec l'industrie. Voire de complaisance. Dans un article célèbre publié en  2002 par l'International Journal of Occupational and Environmental Health, son ancien directeur Lorenzo Tomatis, de 1982 à 1993, écrivait : " Depuis 1994, le CIRC semble avoir attribué moins d'importance à la recherche orientée vers la santé publique, et son programme des monographies semble avoir perdu de son indépendance. " Une accusation rarissime dans le monde feutré des experts.
Ce constat est partagé par Philip Landrigan. " A la fin des années 1990, à l'issue de son expertise, un groupe d'experts travaillant sous la tutelle du CIRC avait par exemple voté la classification du 1,3-butadiène - un hydrocarbure - comme cancérogène avéré pour les humains, mais des pressions de l'industrie ont été exercées sur certains membres du groupe, et un second vote a été organisé le lendemain, sans justification, raconte le professeur américain. La substance n'a finalement été classée “que” cancérogène probable. Ce genre de situation ne devrait pas se produire. " Près de dix ans plus tard, le CIRC réévaluera le même produit, le rétablissant cancérogène avéré.
Pour David Michaels, l'une des évolutions majeures de l'institution s'est produite en  2005, sous la direction de Peter Boyle. " L'agence a revu sa politique de gestion des conflits d'intérêts et n'a plus autorisé des scientifiques ayant des liens d'intérêts avec -l'industrie à siéger dans ses groupes d'experts, explique-t-il. Cela a changé beaucoup de choses et cela a contribué à donner au CIRC sa réputation d'intégrité et -d'indépendance. "
Enjeux considérablesUne intégrité et une indépendance d'autant plus cruciales que, dans l'avenir proche, les enjeux sanitaires et économiques des travaux de l'agence pourraient être considérables. La cancérogénicité du bisphénol A (BPA), par exemple, devrait prochainement être évaluée. Or, ce plastifiant est l'une des substances de synthèse dont les volumes de production sont les plus importants, et l'exposition de la population est généralisée.
Rien n'a pour l'heure filtré des intentions des 25 Etats membres du CIRC. La seule organisation à avoir publiquement fait valoir sa préférence est l'American Council on Science and Health (ACSH), l'un des think tanks américains ayant relayé, ces derniers mois, les accusations de fraude contre le CIRC. Dans un article publié mi-avril sur son site Web, l'organisation parie sur l'élection de Shuji Ogino.
Stéphane Foucart
© Le Monde

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