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vendredi 20 avril 2018

A Cuba, " plus personne ne croit au changement "


20 avril 2018

A Cuba, " plus personne ne croit au changement "

Alors que Raul Castro quitte la présidence, les Cubains sont résignés face à l'immobilisme politique

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LE CONTEXTE
Succession
Miguel Diaz-Canel, 57 ans, numéro deux de l'exécutif cubain, a été désigné mercredi 18 avril unique candidat pour succéder au président Raul Castro. Il devait être officiellement nommé jeudi. M. Castro, 86 ans, reste toutefois à la tête du parti unique jusqu'en 2021. C'est la première fois depuis la révolution de 1959 que l'île ne sera pas dirigée par un Castro. Raul a succédé en 2008 à son frère Fidel, mort en 2016.
" cuentapropistas "
Avec Raul Castro, qui a assuré l'intérim de Fidel dès 2006, l'économie a opéré une ouverture à l'initiative privée. Aujourd'hui, Cuba compte 540 800 petits travailleurs privés, ou " cuentapropistas ", qui représentent 11,5 % de la population active. L'octroi de nouvelles licences pour les activités les plus rentables, comme la restauration, est suspendu depuis août 2017, dans l'attente d'une nouvelle législation.
La fin de la famille Castro à la tête de l'Etat cubain ? Assis sur un banc, dans un jardin public de La  Havane, Pedro (tous les prénoms ont été modifiés) secoue la tête d'un air fataliste : " Rien ne va changer, rien du tout. Vous allez voir. " Médecin à la retraite, il ne fait pas partie des opposants. Cet homme de 75 ans respecte encore l'image de " Fidel ", père de la révolution, mais constate que " rien ne marche "aujourd'hui dans son pays. Pour lui, comme pour la plupart de ses compatriotes, l'élection qui devait avoir lieu à l'Assemblée nationale cubaine, jeudi 19  avril, relève de la pure formalité.
Raul Castro, dernier représentant politique de la famille qui a exercé son emprise sur l'île depuis près de soixante ans, quittera la présidence tout en conservant la direction du Parti communiste. Miguel Diaz-Canel, candidat unique à cette succession, devrait alors devenir le premier président de l'ère post-Castro.
" Un cauchemar "Vue de l'extérieur, la passation de pouvoir est perçue comme la fin d'une dynastie, donc d'une histoire, qui a marqué le monde. Mais pour la majorité des Cubains, rien ne finit, donc rien ne commence. Peu importe le nom du dirigeant, c'est toujours le même système qui perdure. " En  2006, explique Pedro, Fidel a cédé la place à son frère Raul. On a pensé que la situation évoluerait, mais tout est resté figé. Puis Fidel est mort en  2016 et les choses n'ont toujours pas bougé. Depuis, plus personne ne croit au changement. "Englués dans leurs problèmes quotidiens, les Cubains oscillent entre colère et résignation face à un immobilisme qui semble ne jamais devoir cesser.
Avec des mots très simples, c'est ce qu'exprime Jonas, cantonnier d'une petite ville à 300  kilomètres au sud de La  Havane. " Je suis né en  1980, je n'ai jamais connu d'autre politique que celle-là et je crois que je ne verrai rien de nouveau jusqu'à ma mort. " Il parle en regardant par-dessus son épaule, pour vérifier que personne ne l'observe. " Ici, on ne doit pas parler de ces choses-là ", glisse-t-il. Jonas travaille " pour l'Etat ", comme la grande majorité des citoyens d'un pays où l'entreprise privée n'occupe que 24,3  %de la population active. A ce titre, il reçoit 250 pesos cubains par mois (environ 8 euros), soit l'équivalent de 10 CUC, la monnaie convertible, plus ou moins alignée sur le dollar.
Avec ça, dit-il, " je ne peux pas acheter de chaussures. Même la nourriture est trop chère ". Pour se maintenir à la surface, il " lutte ", selon le terme en vigueur pour désigner toutes les formes de débrouillardise, légales ou pas. Il arpente la rue principale à la recherche de touristes à qui demander des vêtements, du dentifrice, du savon. Aux heures des repas, il rabat des passants vers un restaurant dont le patron lui donne 1 CUC quand les clients restent.
" Dans ce pays, survivre est tellement absorbant que les Cubains n'ont ni le temps ni l'énergie de penser à la politique. " Alberto exerce à la fois le métier de professeur et de livreur. La vie est dure, mais il relativise. " Encore, moi je travaille en dehors de l'école pour améliorer l'ordinaire, mais pour ceux qui ne peuvent pas, c'est un cauchemar. Je ne sais pas comment ils y arrivent. " Trois retraitées qui font la queue devant une banque de La  Havane appartiennent à cette partie de la population qui tire chroniquement le diable par la queue. Toutes bénéficient de la " libreta ", dotation mensuelle qui accorde à chaque citoyen une quantité donnée de nourriture, à prix très réduits. Mais ça ne suffit pas, loin de là.
" Avec la libreta, affirme l'une d'elles, on vit à peine dix jours. " Que reçoivent-elles ? " Du riz, une douzaine d'œufs, un peu d'huile, du café, quelques fois un peu de poulet et des haricots noirs, mais très peu ", dit l'une d'elles en formant un petit rond avec ses mains. Le changement de dirigeant ne leur fait ni chaud ni froid. " Ils ne font rien pour nous, on ne compte pas et ça va rester comme ça. " Une autre tente de plaider la cause du régime qui fournit la santé gratuitement, l'eau et le gaz pour presque rien, " pas comme dans les autres pays où tout est hors de prix ". Ses compagnes ne répondent pas. L'une regarde fixement devant elle, tandis que l'autre secoue la tête, dubitative.
Même ceux qui travaillent dans l'embryon de secteur privé toléré par les autorités ne pensent pas que le système en vigueur puisse muer. Le mot " démocratie " semble vide de sens pour ces Cubains qui ont appris depuis l'enfance à ne pas croire aux miracles. Tout juste voudraient-ils que le pouvoir leur accorde un minimum d'espace pour développer leurs activités, souvent en relation avec le tourisme. Les " cuentapropistas ", autrement dit ceux qui travaillent à leur compte, sont ballottés de libéralisations en fermetures, au gré de décisions politiques pour le moins obscures. " Ils font comme ça ", observe Julia en ouvrant sa main et en la refermant. Depuis quelques mois, les licences qui permettent, par exemple, d'ouvrir un petit restaurant ou des chambres d'hôte ont été supprimées.
Partir à l'étrangerJulia, elle, possède un minuscule snack, trois tables et un petit comptoir. Elle pense à tous ceux qui ont investi, aménagé leur maison ou un local pour recevoir des clients avant de voir la licence leur passer sous le nez. " Moi, je me moque de savoir qui est à la tête de ce pays, lance-t-elle. Je demande seulement qu'on me laisse tranquille, je ne fais de mal à personne. On ne veut pas d'un capitalisme brutal comme aux Etats-Unis. Ce qu'on aimerait, c'est un aménagement du socialisme. " Elle sourit : " Entre nous, on appelle ça le capisol. "
Avocats, ingénieurs, ils sont nombreux à avoir quitté des emplois d'Etat pour rejoindre le secteur privé, quitte à occuper des postes sans rapport avec leurs qualifications. " Nous sommes déçus, c'est dommage d'avoir été formés pour rien, soupire Clarissa, une architecte de 39 ans qui travaille dans le tourisme. Seulement, maintenant, je gagne cinq fois ce que je gagnais avant. "
Contrairement à beaucoup d'autres, elle n'est pas partie à l'étranger quand le régime a ouvert ses frontières. Ceux qui restent le font souvent parce qu'ils ne veulent pas laisser -derrière eux des parents âgés ou malades.
Mais l'hémorragie de talents a fait perdre au pays " les forces qui lui auraient permis de se renouveler, constate un jeune Cubain. Ici, il ne reste que des vieux. "
Dans cet univers où les ressources sont rares, la voiture est un bien inestimable. A force de patience, Arturo a remis en état la vieille Lada que lui a léguée son père médecin. Cinq ans de travail acharné, mais pas de regret : " Je gagne infiniment mieux ma vie comme taxi que lui comme docteur, dit-il.Si les choses changent, ce ne sera pas à cause de moi. Je ne ferai rien contre l'Etat. " A côté de lui, une autre Lada attend. Son chauffeur, Ronaldo, un colosse de 45 ans, suit la conversation de loin.
Soudain, il se fâche : " Ce n'est pas suffisant de végéter comme ça. Il faudrait que Dieu nous donne une autre vie, pour vivre vraiment. " En attendant, il économise sou par sou pour accumuler 1 700  dollars sur son compte. C'est ce qu'exige l'ambassade du Mexique pour examiner les demandes de résidence des citoyens cubains. Partir, il n'y songe pas, du moins pas dans l'immédiat, mais il a un fils de 15 ans. Pour lui, Ronaldo veut absolument " ouvrir une porte vers la liberté ". Au cas où, comme il en a peur, rien ne change jamais sous le soleil de la révolution.
Antonia Wild
© Le Monde

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