Translate

vendredi 23 février 2018

Les trois guerres de Syrie


23 février 2018

Les trois guerres de Syrie

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Après la guerre vient la paix, en général. Quelquefois, il y a aussi la réconciliation. A cette aune, la Syrie est plus que jamais en guerre. La survie du régime de Bachar Al-Assad, sous perfusion russo-iranienne, est peut-être assurée. Mais, chaque jour, des Syriens sont tués par dizaines, blessés par centaines, et des milliers d'entre eux sont jetés sur les routes du pays. Aux feux toujours incandescents du conflit principal – celui qui oppose Damas aux restes d'une insurrection dominée par les islamistes – s'ajoutent deux autres foyers : la bataille turco-kurde et l'affrontement irano-israélien. Ce qui fait trois fronts de guerre pour la Syrie, réceptacle, en l'espèce, des infinies complexités de la région.
Puissance de tutelle sur les affaires syriennes, la Russie n'en demandait pas tant. Elle prend la mesure de ses responsabilités. La voilà arbitre. Elle court un risque majeur : être débordée par le jeu de forces locales qu'elle contrôle moins qu'elle ne le croit.
Le premier front, et le plus meurtrier, c'est ce déluge de feu qui s'abat depuis plusieurs semaines sur les dernières poches rebelles – la Ghouta orientale, près de Damas, et la région d'Idlib, au nord-ouest du pays. Bombardements aériens, russes et syriens, pilonnages d'artillerie, hôpitaux ciblés, populations civiles prises au piège. " La pire situation humanitaire depuis 2015 "" une souffrance humaine insensée ", " un massacre ", dit l'ONU.
Pour le seul mois de janvier, 744 civils – hommes, femmes, enfants – ont été tués, précise-t-on de source humanitaire. Ceux qui peuvent fuient le siège de la Ghouta, où sévit la famine, pour se réfugier à Idlib, martelée sous les bombes. Tragédie infinie, toujours recommencée depuis 2012, qui fut aussi celle de Mossoul, en Irak, la seule présence de djihadistes semblant justifier le martyre des civils.
Dans cette bataille, Russes et Iraniens sont aux côtés de leur protégé, Bachar Al-Assad. Le régime a repris le contrôle de toutes les grandes villes, la moitié du pays, plus de 60  % de la population. Le Kremlin aurait souhaité ouvrir une étape plus politique, un début de dialogue entre le régime de Damas et une partie de la rébellion. Mais, faute d'entente sur la représentation de l'opposition, la réunion de Sotchi, fin janvier, fut un échec – notamment pour son promoteur, la Russie, apparemment incapable de peser sur l'intransigeance de Damas.
Le deuxième front a été ouvert par la Turquie en janvier. Ankara craint d'avoir tout au long de sa frontière avec la Syrie une zone entièrement kurde : le Rojava, forgé par les Kurdes syriens, et notamment leur milice YPG, au fil des guerres qui déchirent le pays depuis 2011. Ladite zone serait susceptible d'offrir une base arrière à la guérilla kurde turque du PKK – en lutte contre Ankara – non seulement du fait de la géographie, mais aussi du fait de l'histoire : les YPG sont proches du PKK. Pour l'heure, le Rojava est en deux morceaux : le canton d'Afrin, au nord-ouest, est séparé – par une zone en partie sous le contrôle de Damas, en partie sous celui de rebelles arabes syriens encadrés par les Turcs – des deux autres cantons kurdes, au nord-est, ceux de Kobané et de Djazira.
Ankara veut empêcher la jonction entre Afrin et les cantons de l'est. Massivement appuyés par des milices islamistes arabes, voire proches d'Al-Qaida, les chars et l'aviation turcs s'efforcent depuis trois semaines d'occuper la région d'Afrin. Cette guerre-là brouille toutes les cartes. Quelque 2 000 soldats américains sont aux côtés de leurs alliés kurdes syriens dans les cantons du nord-est, mais pas à Afrin, où les Etats-Unis n'interviendront pas – histoire de ne pas se fâcher davantage avec leur allié turc de l'OTAN. Maîtres de l'espace aérien syrien, les Russes ont donné leur feu vert à l'aviation turque, pour ménager leurs relations avec Ankara. Mais, de son côté, Damas est farouchement opposé à l'opération turque – et soutient les Kurdes en dépit de l'alliance entre ces derniers et les Etats-Unis. Bienvenue au Moyen-Orient : ici, l'ennemi de mon ami ne devient pas forcément mon ennemi !
Moscou devra choisirLe troisième front oppose Israël à l'Iran et aux milices que Téhéran a déployées en Syrie (Hezbollah libanais, chiites afghans, pakistanais et irakiens). Sans ces dernières, Moscou n'aurait jamais pu réaliser son ambition en Syrie : sauver, sans grandes pertes russes, le régime de Damas et imposer son retour au Moyen-Orient. La tâche a été accomplie par le Kremlin en ménageant ses bonnes relations avec Israël : les Russes n'interviennent pas quand les Israéliens bombardent en Syrie les convois d'armes iraniennes à destination du Hezbollah.
Mais les Iraniens entendent bien engranger les dividendes de leur engagement syrien. Sous forme de contrats commerciaux et, plus encore, pour les " durs " de Téhéran, sous forme de facilités militaires permanentes sur place. Ce dernier point est une ligne rouge pour Israël. Le 11  février a marqué le premier affrontement direct entre Iraniens et Israéliens. Après qu'un drone lancé depuis l'une de leurs bases en Syrie eut franchi la frontière avec Israël, la chasse israélienne est allée bombarder des sites militaires de la République islamique en Syrie. Au retour de cette opération, un F-16 de Tsahal a été touché par la défense antiaérienne syrienne. Les Russes ont laissé faire tout le monde.
A un moment, Moscou devra choisir. Se laisser déborder par la Turquie sur la question kurde et devoir arbitrer entre Ankara et Damas ? Se laisser déborder par Téhéran et prendre le risque qu'un conflit irano-israélien majeur torpille les acquis russes en Syrie ? Sans compter de possibles affrontements, provoqués ou accidentels, entre Américains et Russes sur le terrain. Les joies de la tutelle !
par Alain Frachon
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire