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samedi 24 février 2018

Le gouvernement roumain s'attaque à la justice anticorruption


24 février 2018

Le gouvernement roumain s'attaque à la justice anticorruption

Une magistrate emblématique est menacée de destitution

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LE CONTEXTE
Nombreuses condamnations
Mis en place en 2002, le parquet anticorruption (DNA en roumain) n'est devenu véritablement efficace qu'avec l'adhésion à l'Union européenne, en 2007. Nommée à sa tête en 2013, Laura Codruta Kövesi a encore renforcé son bilan. Rien qu'en 2016, le DNA a fait condamner un ministre, 7 vice-ministres, un sénateur, 1 eurodéputé, 28 maires, 5 présidents de conseils généraux, 9 juges, 2 préfets. Le DNA a notamment fait condamner deux fois l'ancien premier ministre social-démocrate Adrian Nastase.
Les Roumains sont de retour dans la rue. Jeudi 22  février au soir, quelques milliers d'entre eux sont spontanément sortis manifester dans plusieurs villes du pays pour soutenir leur procureure anticorruption, menacée de destitution par le ministre de la justice social-démocrate, Tudorel Toader. Au cours d'une interminable et surréaliste conférence de presse diffusée en direct à la télévision, celui-ci a lu un long rapport de 36 pages sur Laura Codruta Kövesi, la magistrate à la tête du parquet national anticorruption (DNA). A 44 ans, cette célébrité locale reconnue pour sa pugnacité dans la lutte contre les dérives des élites politiques locales a été accablée de reproches.
" La chef du parquet national anticorruption n'a pas respecté la Constitution ", a notamment fustigé le ministre en listant 20 points, allant du " comportement autoritaire " de la procureure à ses interviews données dans les médias étrangers, au cours desquelles elle aurait " nui à l'image " du pays. Face à des journalistes lui demandant des détails, le ministre leur a suggéré de" fermer les yeux et d'imaginer la situation suivante " : " Vous êtes condamnés pour une injustice que vous n'avez jamais commise. Vous vous retrouvez en prison et vous ne pouvez rien faire. Nous en sommes là en Roumanie. " Et de continuer, visiblement irrité : " Le simple fait de me poser encore des questions montre que vous êtes indifférents à la souffrance de quelqu'un qui est condamné sans raison. "
" Etat parallèle "Depuis son arrivée au pouvoir, en janvier  2017, le Parti social-démocrate (PSD) multiplie les offensives contre la justice. Cette année-là, des ordonnances prévoyant un affaiblissement de la lutte anticorruption avaient déjà déclenché un mouvement de protestation historique qui avait fini par obliger le gouvernement d'alors à reculer. Mais le chef du PSD, Liviu Dragnea, lui-même condamné pour fraude électorale et poursuivi dans deux affaires de corruption, cherche aussi à affaiblir directement le DNA. Sous la pression de l'Union européenne, à laquelle la Roumanie a adhéré en  2007, cette institution particulièrement populaire a mis en cause et fait condamner ces dernières années des centaines de responsables politiques, allant de simples élus locaux à un premier ministre.
Nommée en  2013, Laura Codruta Kövesi a encore renforcé son action. Lors de ses interventions dans la presse, cette basketteuse aime, crânement, aligner les chiffres de condamnations. Appréciée par la population, sa pugnacité est toutefois redoutée par les responsables politiques roumains, qui considèrent souvent qu'elle va trop loin. Début février, le DNA avait dû annuler les charges contre sept anciens ministres mis en cause depuis septembre  2014 dans l'achat de logiciels Microsoft, en raison de la prescription des faits. Ce raté a été largement utilisé par le gouvernement pour la discréditer. Ces dernières semaines, le PSD avait notamment fustigé l'existence d'un " Etat parallèle " au sein de la justice roumaine.
Mi-janvier, visiblement insatisfait par les réticences du chef de gouvernement précédent à le suivre dans sa croisade, Liviu Dragnea l'avait même fait remplacer par une proche, Viorica Dancila, troisième premier ministre en un an. Celle-ci a immédiatement endossé les critiques du chef du PSD contre la justice. M.  Dragnea ne peut lui-même devenir premier ministre en raison de sa condamnation passée pour fraude électorale. Il est actuellement jugé pour abus de pouvoir dans une affaire d'emplois fictifs, dont le verdict est attendu en mars. Et il fait l'objet d'une autre enquête pénale déclenchée par l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), où il est soupçonné d'avoir détourné 21  millions d'euros de fonds européens.
" Nous assistons à un assaut contre la justice, a dénoncé la procureure dans une conférence de presse solennelle le 14  février, alors que les attaques contre elle se multipliaient dans les médias proches du pouvoir. C'est une attaque qui vise à mettre à genoux l'Etat roumain et à humilier ses citoyens. Je n'ai aucune raison de démissionner, j'ai toujours respecté la loi. " Un point de vue partagé par le chef de l'Etat, le libéral Klaus Iohannis, opposé au PSD. " Quelques individus qui font l'objet d'enquêtes pénales tentent désespérément d'attaquer la direction du DNA, avait-il affirmé le 15  février. Ces tentatives d'attaquer les procureurs sont lamentables et n'aboutiront pas. J'estime que les procureurs font bien leur travail et je n'ai aucune intention de démettre la direction du DNA. " La demande de destitution doit forcément obtenir son accord et un communiqué publié jeudi soir dénonçant " le manque de clarté " du rapport du ministre de la justice laisse déjà penser qu'il la bloquera.
" Un sentiment de déjà-vu "Mais, même si cette tentative n'aboutit pas, elle met en lumière les risques d'atteinte à l'Etat de droit en Roumanie, à un moment où l'UE doit déjà gérer les dérives de la Hongrie et de la Pologne. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a exprimé il y a trois semaines sa " préoccupation " face aux réformes judiciaires controversées voulues par la majorité de gauche. Ces derniers jours, il se faisait toutefois plus conciliant. " J'ai pleine confiance dans le système judiciaire roumain, je ne suis pas particulièrement inquiet par la Roumanie, je sais que la première ministre est très attachée aux règles de l'Etat de droit ", avait-il déclaré à l'issue d'une rencontre avec la première ministre, mercredi. " Pour l'instant, ce n'est qu'une annonce et il y a une procédure à suivre, voyons comment cela va se développer ", tenait à rassurerune source européenne, jeudi soir.
Dans la rue, les milliers de Roumains descendus au même moment pour crier en chœur leur soutien au DNA semblaient, eux, nettement plus inquiets. " Nous avons un sentiment de déjà-vu, s'insurge Petre Danila, sorti manifester avec ses amis. Le ministre de la justice s'érige à la fois en procureur et en juge. Les anciens communistes veulent arrêter la campagne anticorruption, mais nous sommes là pour leur dire qu'ils n'y arriveront pas. " De nouvelles manifestations sont déjà annoncées pour ce dimanche.
Mirel Bran, Cécile Ducourtieux, et Jean-Baptiste Chastand, (à Paris)
© Le Monde

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