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mercredi 29 novembre 2017

A l'UNEF, la " prédation " sexuelle érigée en système

29 novembre 2017

A l'UNEF, la " prédation " sexuelle érigée en système

" Le Monde " met au jour le fonctionnement sexiste et dominateur de plusieurs cadres masculins du syndicat étudiant et les pressions répétées sur des militantes entre 2006 et 2013

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Nous sommes en  2006. Les beaux jours se sont installés, et ils sont une dizaine, assis autour de Delphine à la terrasse des Trois Maillets, une brasserie du quartier des Halles à Paris. L'Union nationale des étudiants de France (UNEF) vient de remporter sa plus grande victoire politique depuis vingt ans : le retrait du contrat première embauche. Ce soir-là, il faut régler une affaire sensible. La jeune camarade de la tendance trotskiste n'en peut plus des pressions insistantes (SMS, coups de fil tardifs) du responsable de la région parisienne de l'UNEF, Yann Benhayoun.
Alors ses " camarades " l'ont convaincue : il faut lui faire comprendre qu'il doit la laisser tranquille. Un piège va lui être tendu. -Delphine fait mine d'accepter un rendez-vous galant. Mais au lieu du tête-à-tête convoité, il se retrouve face à une dizaine de ses copains. Une première leçon a été donnée à celui que beaucoup de filles décrivent comme un " gros relou ", selon l'expression consacrée en interne. M.  Benhayoun " réfute ces allégations "." Je n'ai aucun souvenir d'un piège qui m'aurait été tendu et, par ailleurs, je ne me suis jamais rendu coupable de faits de harcèlement ", répond-il aujourd'hui.
Pourtant, un an plus tard, le même va -vivre une autre déconvenue, cette fois-ci en public. Une jeune strausskhanienne du bureau national (BN, gouvernement du syndicat) fait ses adieux dans le cadre solennel du centenaire de l'organisation étudiante dans le Palais des congrès de Lille. A la tribune, sous les tentures rouges qui bordent la grande scène, Erell, du BN, demande à Yann Benhayoun de se lever et à tout le congrès de l'ovationner. Quoi de plus normal ? C'est le " bon pote ", même si on le trouve parfois un peu lourd, alors on s'exécute avec enthousiasme. Une minute après, elle enchaîne : " Mes chers -camarades, vous venez d'applaudir le plus gros sexiste de l'UNEF. " Sa tendance la soutient. Mais la direction lui demande d'aller s'excuser. Elle a osé " pointer du doigt un -camarade ". Cette sortie fera date. C'était " l'expression d'un ras-le-bol " face à l'impunité des hommes dans le syndicat. Et une façon selon elle de " partir la tête haute ". -Plusieurs jeunes femmes sont bluffées par le culot de la copine réformiste. Elle a osé, là où elles se taisent.
Une pression omniprésenteErell est une voix parmi la vingtaine d'ex-militantes et militants de cette organisation – victimes de " harcèlement ", amies de l'époque, anciens cadres, majoritairement des femmes de différentes époques et courants politiques – qui ont confié au Monde leur témoignage, que nous publions avec la simple mention de leur prénom pour préserver leur vie privée. Tous décrivent un " système de prédation " envers les femmes. Un terme qui revient systématiquement. Mises en place à partir de 2007, alors que Jean-Baptiste Prévost est président, ces pratiques ont perduré. Les faits rapportés ne relèvent pas a priori d'infractions pénales mais montrent une organisation dont le fonctionnement part à la dérive et où la pression est omniprésente.
Les révélations de Libération sur les cas de harcèlement et d'agressions sexuels au sein du Mouvement des jeunes socialistes ont agi comme une déflagration. Les deux organisations évoluent dans la même sphère politique. Désormais, chez les membres ou ex-membres du syndicat, les langues se délient, les récits affluent. Une boîte maila même été ouverte le 16  novembre pour les recueillir. Les esprits s'échauffent  aussi : pas une soirée où les gens ne s'écharpent autour du -bien-fondé de lever les secrets du syndicat. L'UNEF a ses codes et ses lois particulières. Un monde clos qui représente à peine 2  % des étudiants et où règne une hiérarchie très marquée. Les chefs sont des soldats politiques, une élite qui occupe une position enviée. Parmi eux domine le président. Les troupes doivent se sacrifier à l'organisation, oublier toute autre occupation. Une condition pour progresser en interne et prendre des responsabilités. La pression est encore plus forte pour les dirigeants, y compris locaux. Chaque président d'association générale d'étudiants (AGE, le nom des sections) reçoit son bulletin de liaison qui fixe la ligne, les actions à mener et les objectifs à atteindre. Un " suivi d'AGE ", envoyé par le bureau national dans chaque université, veille au grain. Et gare aux déviants.
La vie privée n'échappe pas à ce contrôle. Les couples sont surveillés, épiés. Pas -question d'avoir des relations sexuelles avec un ennemi d'une autre tendance, ou pire, d'une formation rivale. " On m'envoyait souvent des responsables pour me demander pourquoi je ne souhaitais pas dire avec qui je sortais ", se souvient Sophia (le prénom a été changé à sa demande), encartée à Jussieu. Cette ambiance oppressante a été le terreau d'une domination généralisée des hommes sur les femmes.
Pour certains, la chasse commence à partir des inscriptions à la fac. Remplissant les cartes d'adhésion, des militants ajoutent sur le -talon des remarques sur le physique des nouvelles recrues qu'ils venaient de faire : " belle gosse "" jolis yeux ", voire " grosse poitrine ", selon les souvenirs de plusieurs anciennes. Parmi elles, Carole, de l'AGE de Villetaneuse, raconte : " En fin de -semaine, lorsqu'on rapportait les talons au BN, les hommes comparaient évidemment le -nombre de cartes mais aussi les commentaires sur le physique des nouvelles adhérentes. " Blagues sexistes et homophobes, -attitudes virilistes, jeux de chat-bite, sexes sortis en pleine réunion… Tout le monde était sommé de rire. A défaut, les jeunes femmes étaient taxées de " prude " ou de " coincée ".
" Droit de cuissage " du chefIl faut dire que l'aura du chef, l'admiration qu'on a pour lui, fonctionnent à plein. Les aînées ont beau les mettre en garde, les filles acceptent les avances sexuelles. Avoir l'attention du président, plaire à un dirigeant, c'est être choisie. " On a alors des étoiles plein les yeux ", témoigne l'une d'elles. Une admiration qui éclaire différemment cette zone grise dans laquelle ces jeunes hommes n'ont pas forcément conscience de la gravité de leurs agissements. " Je le faisais par envie ou par admiration mais avec le recul je pense que j'ai accepté des situations humiliantes. J'ai fait partie du harem. Je savais que je passais après trois meufs dans la même soirée ", reconnaît Mélodie, présidente d'une AGE de province entre 2007 et 2009.
A la lumière de plusieurs récits décrivant les mêmes faits, l'impression de passer d'un jeu de séduction naturel entre jeunes de 20  ans à un fonctionnement sectaire est prégnant. Même s'il y a consentement, la domination est telle que se refuser au -leader paraît difficile. Celles qui disent non le payent : elles sont marginalisées ou -moquées. " Le chef avait une sorte de droit de cuissage ", confirme Marion, responsable de la province du syndicat. Au point que quand les jeunes femmes tentent de mettre un terme à la relation, c'est une pluie de messages qui s'abat sur elles.
Une scène s'est répétée à plusieurs reprises entre 2007 et 2011. Elle a pour décor l'amphithéâtre Cuvier, en face du Jardin des plantes de Paris. Les lieux sont vieillots et un peu -sales. Plusieurs centaines de militants sont réunis pour assister au collectif national (CN, le parlement de l'UNEF). De nombreuses adhérentes de province sont présentes. Soudain, une vingtaine de portables bipent à quelques secondes d'intervalle : leurs propriétaires – les " petites meufs " comme on les surnomme dans le syndicat – avaient reçu un SMS leur demandant " qu'est-ce que tu fais ce soir ? " et les invitant à le rejoindre chez lui. La missive était signée du président qui les regardait depuis la tribune.
Parfois, Jean-Baptiste Prévost anticipait, en faisant venir à Paris des militantes régionales en amont des rencontres nationales. Souvent avec le même profil : nouvelles dans l'organisation, influençables et fragiles. " J'avais remarqué que lors des CN, des filles arrivaient plus tôt ou repartaient plus tard. Normalement, toute la délégation devait -arriver ensemble et dormir au même endroit ", relate Marion. " On venait avant pour le rejoindre pour la soirée : il proposait de rembourser lui-même le voyage pour que la trésorerie ne s'aperçoive pas qu'on venait en décalé ", détaille Amandine, présidente de l'AGE de Rennes.
Un jour de septembre  2010, Marion craque. La responsable de la province n'en peut plus de l'attitude de Prévost : " J'étais devenue l'éponge entre les femmes qui se confiaient et un président qui ne pensait qu'à faire son marché dans les AGE. J'ai été dire à la secrétaire générale qu'il détruisait l'orga et qu'il fallait qu'il parte. " Mis au courant, le chef tranche seul : " L'UNEF et toi, c'est fini ! ", dit-il à Marion. Elle est ainsi répudiée sans bruit par son organisation. Jean-Baptiste  Prévost " conteste avec vigueur les propos qui - lui - sont prêtés ". Il ajoute : " Les raisons de ce départ étaient syndicales et anciennes, et j'ai souvenir de nombreux incidents pour des raisons syndicales au cours de son parcours au bureau national. " Une autre fois, pourtant, un leader d'une minorité viendra voir le -président pour lui demander de cesser ses avances insistantes envers une " camarade ". Il s'entend répondre : " Je fais ce que je veux. " Sollicité à propos de toutes ces mises en cause, Jean-Baptiste Prévost nie en bloc : " Je ne me reconnais pas dans les sous-entendus consternants et les allégations que vous évoquez. Je n'ai jamais, ni comme militant, ni comme responsable, sollicité de relations qui n'auraient pas été librement consenties. Je suis catégorique : il n'y a jamais eu de -pression ou de chantage envers quiconque ", a-t-il écrit au Monde, renvoyant pour le reste à son -avocate.
Ce " système " persistera après son départ en  2011, sous le mandat d'Emmanuel -Zemmour. Certaines racontent qu'il s'est alors " généralisé ". Ce n'est plus un chef isolé mais plusieurs dirigeants qui agissent en prédateurs. " Les hommes se servaient de leur position et de leur aura syndicale pour avoir des relations sexuelles ", se souvient encore Sophia. " Les rapports de séduction étaient constants, les insinuations sur le physique récurrentes ", raconte Camille, de Paris-XII. Voire pire. " Lors d'un congrès, en coulisse, un mec qui me harcelait m'a lancé :“Quand le congrès sera fini, on va passer du bon temps ensemble…” ", continue la jeune femme.
Véritable " culte du silence "Emmanuel Zemmour, qui fut le successeur de Jean-Baptiste Prévost à la tête du syndicat, " ne minimise pas le climat phallocrate dans l'UNEF ni les problèmes qu'il pose dans une organisation hiérarchisée. On en était conscients ". Il jure " n'avoir eu connaissance d'aucun fait pénalement répréhensible  durant - son - mandat ". Et ajoute : " Jamais de ma vie je n'ai commis un acte délictueux envers une femme. "
A l'époque, dans les rangs de l'UNEF, c'est l'omerta. Un véritable " culte du silence ". Tout se sait, les rumeurs circulent et les " gros lourds " sont connus. Mais il ne faut pas nuire à " l'orga ", alors on se tait. Il faut dire que, pendant longtemps, il ne faisait pas bon de se dire féministe. C'était ringard, un truc de " loseuse " ou de " victime ", un combat du passé. Il y avait 30  % de femmes dans la direction,une raison de ne pas se plaindre, selon les critères de l'époque.
Trois femmes qui se sont succédé au -secrétariat général se sont trouvées en première ligne. L'une d'elles, -Caroline De Haas, militante -féministe, -assure qu'il y a eu " une évolution dans la prise de conscience des -violences -faites aux femmes en interne ".
Chacune à sa manière, parfois maladroite, a tenté d'agir. La première en imposantune réunion non mixte pour intimer aux filles de prendre plus la parole. La seconde essaie, elle, de raisonner Prévost tout en protégeant des camarades." Il y avait des mecs qui déraillaient. Le système pyramidal leur laissait faire leurs merdes ", abonde une cadre de l'époque.La troisième convoque les harceleurs pour leur dire d'arrêter et pousse un agresseur vers la sortie en  2013. Malgré cela, elles sont toutes trois rongées par l'impression d'avoir failli.
Ces jeunes cadres de l'organisation de-vaient gérer seules des situations difficiles. -Elles sont souvent les confidentes de la détresse de certaines. Comme lorsqu'une -adhérente a une hémorragie après un avortement, en pleine chaîne d'inscription. Son " suivi d'AGE " lui ordonne de rester sur place, lui disant qu'il n'est pas venu de Paris pour rien. En larmes, elle appelle la secrétaire -générale qui engueule le dirigeant et lui intime de laisser partir la camarade. " On n'était pas formées pour détecter un agresseur derrière un dragueur ", confesse l'une d'elles. Surtout quand c'est un copain.
D'après les témoignages reçus pour l'heure, le " système de prédation " prendrait en grande partie fin en  2013, quand William Martinet a pris les rênes du syndicat. Les dirigeants précédents et mis en cause réfutent tous aujourd'hui son existence à quelque période que ce soit. Après des premières révélations du Monde, le syndicat avait publié un communiqué le 17 novembre : " L'UNEF condamne fortement toutes formes de violences sexistes et sexuelles qui se sont produites dans l'organisation et qui pourraient encore se produire à l'heure actuelle. "
L'actuelle présidente, Lilâ Le Bas, juge que " cette libération de la parole est nécessaire et salutaire pour inverser les rapports de force ". Elle assure qu'aujourd'hui l'organisation s'est dotée d'outils pour lutter contre les violences faites aux femmes et le sexisme : réunions non mixtes, rappel des règles du consentement lors des moments festifs, personne référente pour recueillir la parole…
" On a progressé. Il y a eu des cas de harcèlement mais on ne les passe pas sous silence. On fait tout pour que les femmes puissent militer en toute sérénité ", poursuit-elle. Pas certain au regard des pressions que les témoins subissent depuis que Le Monde a commencé son enquête.
Abel Mestre, et Sylvia Zappi
© Le Monde

29 novembre 2017

Un machisme qui remonte aux années 1980

L'organisation, dominée par les trotskistes lambertistes, imprimait déjà une ambiance de " corps de garde "

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Les aînés sont tous tombés de très haut. Ce n'est plus " leur " UNEF. Le " système de prédation " décrit par notre enquête qui érige en règle un fonctionnement hypersexualisé en vase clos n'aurait plus rien à voir avec l'organisation qu'ils ont connue. Depuis les premiers témoignages publiés dans Le Monde du 18  novembre et sur Facebook, tout le petit monde des " grands anciens " fait chauffer le téléphone. Pas un jour ne passe sans qu'ils s'appellent pour comprendre ce qu'il s'est passé. " Cette histoire me tord le bide ", avoue Pouria Amirshahi, ex-président de l'Union -nationale des étudiants de France-indépendante et démocratique (UNEF-ID), l'un des deux syndicats étudiants qui ont fusionné en  2001. " On découvre une secte dont le gourou avait droit de cuissage ", lâche Isabelle Thomas, sidérée. Comme bon nombre d'ex-dirigeants, l'ancienne égérie du mouvement étudiant de décembre  1986 regarde avec stupéfaction les pratiques mises en place au mitan des années 2000 dans l'organisation étudiante.
Le machisme et le sexisme, il y en avait dans les années 1980, mais personne n'a souvenir ni de violences individuelles ni de système qui les couvrait. L'ambiance était pourtant bien lourde à l'encontre des femmes. Et ce dès le congrès de réunification de l'UNEF-ID, fusion du courant trotskiste lambertiste (majoritaire) et de celui de la Ligue communiste révolutionnaire avec quelques socialistes. Dès la naissance de la nouvelle organisation, les lambertistes impriment en effet leur marque. Ils prennent non seulement le pouvoir mais ils importent leur style de militantisme. Costumes croisés et gabardine, allure martiale, virilisme, humiliation publique des adversaires… Les élections universitaires se terminaient parfois à coups de " matériel démocratique ", en clair des matraques. Les instances sont toutes très masculines avec une ambiance de corps de garde. " Ils terrorisaient les filles : ils avaient menacé de viol des camarades de Jussieu. On a perdu des femmes paniquées par cette violence ", se souvient -Didier Leschi, ancien président de la commission de contrôle, l'instance disciplinaire. Qui ajoute n'avoir jamais eu connaissance d'agression caractérisée.
Un héritage assuméLes autres tendances n'étaient pas exemptes de sexisme. La féminisation dans les années 1980 a sans doute contribué à éviter les dérapages plus graves. " Dans cette ambiance macho, on a été quelques-unes à s'imposer parce qu'on savait se défendre et on était des politiques comme eux ", raconte Thaima Samman, alors présidente de la section de Villetaneuse.
Une passionnante étude, publiée en  2003 dans les Cahiers du Germe, le groupe d'études sur les mouvements étudiants, résume bien ce qu'était cette forme de militantisme. " Le bureau national est très masculin et surtout très viril. Tous les attributs de l'homme sont en effet valorisés : la force physique, le succès auprès des filles, la détermination, l'utilisation systématique de termes vulgaires, marqueurs d'une masculinité triomphante ", décrit Karel Yon, chargé de recherche au CNRS.
Cet héritage lambertiste est assumé et imprègne toujours les habitudes militantes de l'UNEF. Alors même que les chefs n'ont plus aucun lien avec ce courant de pensée. Les anciens ont vu leur vieille maison se transformer au fil des générations. " Il y a un changement substantiel après le retrait du contrat première embauche en  2006. Le président est devenu un dieu. Il avait fait reculer Dominique de -Villepin. Il jouissait d'une reconnaissance médiatique et militante. La dérive autoritaire commence là ",confirme David Rousset, un ancien trésorier national. S'ajoute à cela un mouvement féministe en berne jusqu'à son renouveau dans les années 2010. Pouria Amirshahi, qui a longtemps couvé les jeunes pousses " unéfiennes ", ne dit pas autre chose : " L'UNEF est devenue une citadelle qui s'est refermée avec un culte du pouvoir. "
Abel Mestre et Sylvia Zappi
© Le Monde

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