26
Juin
2017
Trump et la « gestion des alliés », par Alastair Crooke
Source : Alastair Crooke, Consortium News, le 26 mai 2017
La politique extérieure émergente du président Trump est un fouillis de messages contradictoires et de points de vue erronés, soulevant des interrogations sur la manière dont il pourrait gérer les relations avec ses alliés, écrit l’ancien diplomate britannique Alastair Crooke.
Un commentateur a récemment noté que si l’on voulait décrypter la politique étrangère de Donald Tump, cela ne serait pas si difficile : c’est simplement le contraire de tout ce qu’a fait Barack Obama. Certes, c’est un trait d’esprit. Mais comme tous les bons traits d’esprit, il contient également une part de vérité.
Le président Obama (injustement ou non) était cordialement détesté par Israël et l’Arabie saoudite. Et maintenant, voilà Trump démontrant qu’il est un authentique ami de ces deux nations (parfois des motivations simples sont à la base, de temps en temps, de ce qui semble une grande stratégie). Obama a établi un dialogue avec l’Iran ; Trump rejette simplement l’Iran. Obama parlait d’une grande stratégie globale, Trump met en avant sa négociation d’homme d’affaires.
Balancer « red meat » [viande rouge, Bande dessinée sanglante à l’humour noir, NdT] à une assemblée de monarques et émirs sunnites – en l’occurrence celle d’un Iran mis au pilori car tenu responsable d’être la source diabolique de tout le terrorisme – était, sans aucun doute, destiné à équilibrer, « en quelque sorte » son reproche modéré envers le monde sunnite pour sa tolérance envers l’extrémisme. Tout cela dans l’intention d’atterrir tranquillement en Israël afin de préparer le terrain pour la grande ambition du gendre de Trump, Jared Kusner, de faire faire la paix entre Israéliens et Palestiniens (bien que lorsqu’on en vînt à ce point, le président n’eut rien à dire en Israël. En effet, le plus important est ce qu’il n’a pas dit – et ne pouvait pas dire).
Ainsi, voilà semble-t-il la première raison de cette visite : s’échapper de Washington et de ses sources de migraines pour quelques jours ; mettre en vitrine le Président sous l’éclairage qu’il préfère, signant des contrats, ramenant des emplois aux USA, et raccommodant les vieilles alliances endommagées par Obama.
Au moins, l’intention était claire. Sauf que ça n’a pas marché. L’architecte de la visite de Trump (censément Jared Kushner), et l’auteur du discours pour cette visite (censé être Stephen Miller) se sont plantés. Les images étaient terribles : l’accueil grandiose, doré sur tranche des Saoudiens, pouvait apparaître comme un antidote bienvenu au climat politique sombre et menaçant de Washington ; mais ce n’est pas ainsi que cela sera compris au Moyen-Orient. La crédibilité du Président sera durablement atteinte, du fait de ces mauvais conseils. Ces images reviendront le hanter.
Un message noyé dans le faste
Est-ce que son équipe n’a pas compris ? N’ont-ils pas saisi le message que le faste extrême de l’accueil de Trump, l’étalage du spectacle d’un tel lustre, devant des dirigeants sunnites convoqués et revêtus de leurs plus beaux atours : la flatterie excessive, l’acceptation d’un tel honneur, la profusion de cadeaux, et au final, l’acceptation d’une « montagne » d’argent, était intentionnellement arrangé pour transmettre un message univoque ?
Par ces moyens, l’Arabie saoudite signifiait aux leaders sunnites vassaux la reconnaissance implicite par Trump du Roi Salmane comme leader de l’Arabie et de l’Islam. Pour le dire crûment, c’est précisément ainsi que la vassalité, la soumission à un leadership politique, et les obligations qui en découlent, sont manifestées au Moyen-Orient. Cela sera également compris ainsi dans le reste du monde.
La plume de Trump n’a-t-elle pas non plus compris, lorsqu’il lui fut enjoint, pour « équilibrer », d’ajouter au discours du président du « red meat » sur la diabolisation de l’Iran, qu’il y a des limites – quoique invisibles – qu’il est déconseillé de franchir ? Trump était-il inconscient de l’incongruité (pour ne pas dire de la contre-vérité flagrante ) de dépeindre les chiites comme d’inqualifiables terroristes depuis une tribune en Arabie saoudite ?
Ce n’était pas du tout bien amené. Le soi-disant équilibre aurait pu être bien mieux géré. Est-ce que l’auteur du texte savait, par exemple, qu’il y a des centaines de milliers de chiites irakiens déplacés, qui ont vu leurs terres et leurs villages saisis, leurs maisons rasées et leurs hommes massacrés par l’EI, et qui constituent l’épine dorsale des milices PMU (Popular Mobilization Forces) – milices étiquetées comme terroristes par Trump ? Même dans la presse israélienne, de nombreux commentateurs ont trouvé saumâtre la qualification de l’Iran par Trump comme le croque-mitaine ultime (bien que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou fut apparemment extatique). Les Israéliens ordinaires saisissent bien la région et ses réalités.
La danse du sabre
Et passons sur ces autres pauvres photos de voyage : l’embarrassante danse du sabre ; l’éloge dithyrambique des femmes de Trump pour les avancées de la cause des femmes en Arabie saoudite ; et la Première dame Melania et la Première fille Ivanka vêtues de noir et portant mantille (comme le veut la coutume au Vatican), tout en défiant ostensiblement la coutume dans le monde musulman. Les Saoudiens en ont certainement pris bonne note.
Alors, y avait-il une intention plus profonde dans cette flatterie des dirigeants du Golfe ? Et si c’était le cas, a-t-elle été mise à mal par une conception et une mise en œuvre misérables ? L’objectif final de Trump n’a pas été servi ; plutôt même a-t-il été compliqué par la teneur de sa visite.
Trump a besoin – d’ici la fin de l’année – d’obtenir un « accomplissement ». La chute des cités de Raqqua et de Mossoul, actuellement sous la coupe de l’EI pourrait permettre raisonnablement au président de proclamer sa victoire sur l’EI. Toute stabilisation de la Syrie et apaisement du conflit seraient également une cerise sur le gâteau bienvenue.
D’un coté, la Russie agit en Syrie comme un funambule, portant l’Iran assis sur l’une des extrémité du balancier, et la Turquie en contrepoids sur l’autre. Clairement, les deux sont nécessaires à la Russie pour maintenir l’équilibre lors de son parcours de funambule. L’Iran supporte Damas, et la Turquie est le quartier-maître des forces armées insurgées. Cela représente un élément de la « gestion des alliés » (un ancien concept de Kissinger pour équilibrer la région).
L’Amérique se coordonne avec la Russie – et contrairement à l’administration précédente – approuve activement le processus dirigé par la Russie, insistant pour que les mouvements armés rebelles « modérés » coopèrent, tout en leur interdisant tout espoir que les États-Unis s’impliquent profondément en leur faveur pour renverser l’État syrien.
A présent, les États-Unis sont en attente des progrès de la Russie dans l’implémentation de zones de désescalade, et dans la gestion d’une Turquie erratique, d’un coté, et de l’Iran et de ses alliés de l’autre. Les États-Unis veulent « restreindre » l’influence du Hezbollah et de l’Iran en Syrie. La diabolisation de l’Iran dans les discours de Trump à Riyad et en Israël, par conséquent, a pu être conçue (également) par Trump pour renforcer la mainmise de la Russie sur ses alliés (c’est-à-dire pour les « discipliner »). La Russie, l’Iran et la Turquie (menacée par l’armement des Kurdes syriens) sont, selon l’administration, « en test ».
Gérer les États du Golfe
La contrepartie à la gestion par la Russie de ses alliés est, bien évidemment, la « gestion » par l’Amérique de ses propres alliés : les États du Golfe. C’est ce qui était peut-être l’arrière-pensée du président Trump lors de son voyage en Arabie saoudite (même si conclure des contrats et ramener de l’emploi aux États-Unis était son objectif premier). Trump ne veut pas que les Saoudiens ne renversent ses espoirs de victoire à Raqqa et Mossoul.
Tout ceci pour dire que le principe final est que la Russie doit conduire et gérer ses alliés, et que l’Amérique doit également tenter de conduire le monde sunnite – quitte à ce que le processus d’Astana gagne en attractivité.
Est-ce que cette perspective a abouti ? Eh bien, comme indiqué au-dessus, les Saoudiens peuvent avoir eu une lecture de la visite de Trump à Riyad différente que celle espérée par la Maison-Blanche.
Trump a proféré des mots imprudents sur l’Iran, et les Saoudiens ainsi qu’Israël vont probablement retenir leur sens littéral – et attendront de Trump qu’il honore ses engagements, dans le fond et la forme de sa réception à Riyad, tel qu’en a été témoin quasiment tout le monde sunnite.
Rex Tillerson à Riyad était beaucoup plus nuancé : disant qu’il s’attendait tout à fait à parler avec l’Iran – quand le moment serait venu. De même, les responsables du Pentagone, lors de la conférence de presse de la semaine dernière, ont fait des pieds et des mains, à la suite de l’incident d’al-Tanf où les forces américaines avaient bombardé les soldats de l’armée syrienne, pour signaler que les États-Unis ne ciblent pas les Iraniens en Syrie ni les forces syriennes. Ils ont suggéré que l’attaque contre les forces syriennes était l’erreur d’un commandant sur le terrain, qui ne se reproduirait pas.
La question centrale – après la très mauvaise chorégraphie du voyage saoudien de Trump – est la suivante : les Russes perdront-ils confiance en toute participation significative des États-Unis à l’initiative d’Astana ?
En conséquence, cela entraverait inévitablement les perspectives d’une détente plus large entre les États-Unis et les Russes. La Russie ne peut pas se permettre de laisser l’initiative d’Astana déraper complètement : la défaite de l’EI et d’Al-Qaïda est pour les Russes un intérêt national primordial. Cependant, la Russie va probablement conclure que Washington a peu de chances « d’introduire » l’Arabie saoudite pour aider activement au processus d’Astana (les commentateurs israéliens, en tout état de cause, sont très sceptiques quant à la viabilité du concept d’une alliance régionale (sunnite-israélienne) fonctionnelle, compte tenu de la fragilité politique de Netanyahou).
Le coût des invectives
De plus, les invectives de Trump contre l’Iran augmenteront probablement les objections sunnites à l’égard de tout rôle donné à l’Iran dans le suivi des zones de désescalade, et de tout rôle plus large en Syrie. Cela compliquera considérablement les choses pour la Russie, et pourrait finalement mettre en pièces l’initiative Astana.
Si Trump ne peut pas maintenant « délivrer » d’assurances concernant les sunnites, nous pourrions nous attendre à plus d’assurance de la part de Moscou. La Russie peut éventuellement concéder aux États-Unis le suivi du « triangle » de désescalade du « Golan », mais elle soutient les forces de Damas et de ses alliés pour restaurer le contrôle du gouvernement syrien sur le sud-est de la Syrie et la frontière syriano-irakienne. Ce qui signifie qu’il n’y aura, contrairement à ce qu’espéraient les États-Unis et Israël, aucune zone tampon entre l’Irak et la Syrie.
La déclaration ci-après représente, peut-être, la première retombée du positionnement anti-chiite de Trump : Southfront rapporte que « le gouvernement irakien a confirmé officiellement sa coopération avec la Syrie, l’Iran et la Russie pour sécuriser la frontière syriano-irakienne. Selon le ministère irakien de l’Intérieur, il existe une coopération entre les quatre pays sur cette question. Les médias irakiens ont également cité des responsables irakiens [disant] que l’Irak et ses alliés n’autoriseront pas la création d’une « zone tampon » entre les deux pays. »
Déjà, c’est la milice irakienne PMU qui participe activement à l’opération militaire pour reprendre le sud-est de la Syrie, aux côtés du Hezbollah et de l’armée syrienne. Dans le même temps, les milices irakiennes de la PMU scellent la frontière et coupent la vallée de l’Euphrate, ligne d’approvisionnement de l’EI du côté irakien. C’est important.
Lorsque j’étais en Irak ce mois-ci, j’ai été témoin de la mobilisation et de l’excitation de la « nation chiite » irakienne. Ce n’est pas quelque chose qui a été provoqué par l’Iran : c’est un réveil directement lié à la propagation de la guerre avec l’EI dans le nord de l’Irak, qui laisse présager un changement du centre de gravité politique en Irak.
Si Trump, en adoptant le récit sunnite contre l’Iran et la milice chiite, travaille à encourager l’Arabie saoudite en Syrie et au Yémen, ses commentaires « red meat » sur l’Iran et les Chiites stimuleront bien davantage la « nation » irakienne chiite ordinaire, malgré ses divisions internes.
Cependant, la question la plus profonde qui se pose à Moscou est la signification de la guerre continue d’insinuations que poursuit l’État profond des États-Unis et qui vise le président Trump, même durant ses voyages à l’étranger. Il n’y a eu aucun répit dans cette campagne, mais plutôt un redoublement d’efforts. Il semble qu’il s’agisse de « zombifier » l’administration Trump, plutôt que de mettre en accusation le Président.
Il pourrait y avoir une crise financière cette année, lorsque la dette des États-Unis touchera son plafond début octobre. La Réserve fédérale avertit discrètement les investisseurs que les valeurs des actifs peuvent ne pas être en sécurité. Au total, l’Amérique est confrontée à des incertitudes accrues et à un été et un automne caractérisés par les contentieux , peut-être même la violence.
Bill Clinton, menacé par une mise en accusation, est parti en guerre. Un Trump acculé pourrait également partir en guerre, ou il pourrait défier l’«état profond», et faire la paix. Moscou doit, et sans aucun doute le fera, évaluer les probabilités soigneusement. Trump pourrait même faire les deux (lancer la guerre contre la Corée du Nord et chercher la détente avec Moscou).
Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique, personnage de premier plan dans les renseignements britanniques et dans la diplomatie de l’Union européenne. Il est le fondateur et le directeur du Forum des conflits.
Source : Alastair Crooke, Consortium News, le 26 mai 2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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