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Russie : La répudiation des dettes au
cœur des révolutions de 1905 et de 1917
Partie 1 du feuilleton : Centenaire de la révolution russe et
de la répudiation des dettes
En février 1918, la répudiation des dettes par le gouvernement soviétique a secoué la finance internationale et a suscité une condamnation unanime de la part des gouvernements des grandes puissances.
Cette décision de répudiation s’inscrivait dans la continuité du premier grand mouvement d’émancipation sociale qui a ébranlé l’empire russe en 1905. Ce vaste soulèvement révolutionnaire avait été provoqué par la conjonction de plusieurs facteurs : la débâcle russe dans sa guerre avec le Japon, la colère des paysans qui exigeaient des terres, le rejet de l’autocratie, les revendications des ouvriers… Le mouvement a débuté par des grèves à Moscou en octobre 1905 et s’est étendu comme une traînée de poudre à tout l’empire en adoptant différentes formes de lutte. Au cours du processus d’auto-organisation des masses populaires naquirent des conseils (soviets en russe) de paysans, des conseils d’ouvriers, des conseils de soldats…
Dans son autobiographie, Léon Trotsky qui a présidé le Soviet de Saint-Pétersbourg (capitale de la Russie jusque mars 1918) explique que l’arrestation de toute sa direction le 3 décembre 1905 a été provoquée par la publication d’un manifeste dans lequel les membres de ce conseil élu appelaient à la répudiation des dettes contractées par le régime du tsar. Il explique également que cet appel de 1905 au non-paiement de la dette a fini par être concrétisé au début de l’année 1918 quand le gouvernement des soviets adopta le décret de répudiation des dettes tsaristes :
Nous fûmes appréhendés le lendemain de la publication de ce qu’on a appelé notre « manifeste financier », dans lequel était annoncée l’inévitable faillite du régime tsariste : on donnait catégoriquement à savoir que les dettes des Romanov ne seraient pas reconnues par le peuple, le jour où il remporterait la victoire |1|.
- Trotsky (avec le porte document en main) parmi les membres du soviet de Petrograd de 1905, lors de leur procès
Le manifeste du soviet des députés ouvriers déclarait nettement ceci :
« L’autocratie n’a jamais joui de la confiance du peuple et n’a pas été fondée par lui en pouvoirs. En conséquence, nous décidons que nous n’admettrons pas le paiement des dettes sur tous emprunts que le gouvernement du tsar aura conclus alors qu’il était en guerre ouverte et déclarée avec tout le peuple. »
La Bourse de Paris devait répliquer, quelques mois plus tard, à notre manifeste en accordant au tsar un nouvel emprunt de sept cent cinquante millions de francs. La presse de la réaction et des libéraux se gaussait des impuissantes menaces du soviet à l’égard des finances tsaristes et des banquiers d’Europe. Ensuite, on tâcha d’oublier le manifeste. Mais il devait rentrer de lui-même dans les mémoires. La banqueroute financière du tsarisme, préparée par tout le passé, éclata en même temps que la débâcle militaire. Et, après la victoire de la révolution, un décret du conseil des commissaires du peuple, en date du 10 février 1918, déclara purement et simplement annulées toutes les dettes du tsar. Ce décret est encore en vigueur |2|. Ils ont tort, ceux qui affirment que la révolution d’Octobre ne reconnaît aucune obligation. La révolution reconnaît fort bien ses obligations à elle. L’engagement qu’elle avait pris le 2 décembre 1905, elle l’a tenu le 10 février 1918. Elle a absolument le droit de dire aux créanciers du tsarisme « Messieurs, vous avez été prévenus en temps opportun ! »
Sous ce rapport comme sous tous les autres, 1905 avait préparé 1917.
Dans le livre intitulé 1905, L. Trotsky décrit la succession des évènements qui a amené à l’adoption du Manifeste financier par lequel le Soviet, cet organe de démocratie révolutionnaire, appelait à refuser de payer les dettes contractées par le tsar.
Un vaste champ d’activité s’ouvrait donc devant le Soviet. Autour de lui s’étendaient d’immenses friches politiques qu’il n’y avait qu’à labourer avec la forte charrue révolutionnaire |3|. Mais le temps manquait. La réaction, fiévreusement, forgeait des chaînes et l’on pouvait s’attendre, d’heure en heure, à un premier coup. Le comité exécutif, malgré la masse de travaux qu’il avait à accomplir chaque jour, se hâtait d’exécuter la décision prise par l’assemblée le 27 novembre 1905. Il lança un appel aux soldats et, dans une conférence avec les représentants des partis révolutionnaires, approuva le texte du Manifeste financier (…).
Le 2 décembre 1905, le manifeste fut publié dans huit journaux de Saint-Pétersbourg : quatre socialistes et quatre libéraux.
Voici le texte de ce document historique :
« Le gouvernement est au bord de la faillite. Il a fait du pays un monceau de ruines, il l’a jonché de cadavres. Épuisés, affamés, les paysans ne sont plus en mesure de payer les impôts. Le gouvernement s’est servi de l’argent du peuple pour ouvrir des crédits aux propriétaires. Maintenant, il ne sait que faire des propriétés qui lui servent de gages. Les fabriques et les usines ne fonctionnent plus. Le travail manque. C’est partout le marasme.
Le gouvernement a employé le capital des emprunts étrangers à construire des chemins de fer, une flotte, des forteresses, à constituer des réserves d’armes. Les sources étrangères étant taries, les commandes de l’État n’arrivent plus. Le marchand, le gros fournisseur, l’entrepreneur, l’industriel, qui ont pris l’habitude de s’enrichir aux dépens de l’État, sont privés de leurs bénéfices et ferment leurs comptoirs et leurs usines. Les faillites se multiplient. Les banques s’écroulent. Il n’y a pratiquement plus d’opérations commerciales.
« La lutte du gouvernement contre la révolution suscite des troubles incessants. Personne n’est sûr du lendemain.
« Le capital étranger repasse la frontière. Le capital « purement russe », lui aussi, va se mettre à couvert dans les banques étrangères. Les riches vendent leurs biens et émigrent. Les rapaces fuient le pays, en emportant les biens du peuple.
« Depuis longtemps, le gouvernement dépense tous les revenus de l’État à entretenir l’armée et la flotte. Il n’y a pas d’écoles. Les routes sont dans un état épouvantable. Et pourtant, on manque d’argent, au point d’être incapable de nourrir les soldats. La guerre a été perdue en partie parce que nous manquions de munitions. Dans tout le pays, l’armée, réduite à la misère et affamée, se révolte.
« L’économie des voies ferrées est ruinée par le gaspillage, un grand nombre de lignes ont été dévastées par le gouvernement. Pour réorganiser rentablement les chemins de fer, il faudra des centaines et des centaines de millions.
[…]
« Le gouvernement a dilapidé les caisses d’épargne et a fait usage des fonds déposés pour renflouer des banques privées et des entreprises industrielles qui, souvent, sont véreuses. Avec le capital des petits porteurs, il joue à la Bourse, exposant les fonds à des risques quotidiens.
« La réserve d’or de la Banque d’État est insignifiante par rapport aux exigences que créent les emprunts gouvernementaux et aux besoins du mouvement commercial. Cette réserve sera bientôt épuisée si l’on exige dans toutes les opérations que le papier soit échangé contre de la monnaie-or.
[…]
« Profitant de ce que les finances ne sont pas contrôlées, le gouvernement conclut depuis longtemps des emprunts qui dépassent de beaucoup la solvabilité du pays. Et c’est par de nouveaux emprunts qu’il paye les intérêts des précédents.
« Le gouvernement, d’année en année, établit un budget factice des recettes et des dépenses, déclarant les unes comme les autres au-dessous de leur montant réel, pillant à son gré, accusant une plus-value au lieu du déficit annuel. Et les fonctionnaires, qui n’ont au-dessus d’eux aucun contrôle, achèvent d’épuiser le Trésor.
« Seule l’Assemblée constituante peut mettre fin à ce saccage des finances, après avoir renversé l’autocratie. L’Assemblée soumettra à une enquête rigoureuse les finances de l’État et établira un budget détaillé, clair, exact et vérifié des recettes et des dépenses publiques.
« La crainte d’un contrôle populaire qui révélerait au monde entier son incapacité financière force le gouvernement à remettre sans cesse la convocation des représentants populaires.
« La faillite financière de l’État vient de l’autocratie, de même que sa faillite militaire. Les représentants du peuple seront sommés et forcés de payer le plus tôt possible les dettes.
« Cherchant à défendre son régime de malversations, le gouvernement force le peuple à mener contre lui une lutte à mort. Dans cette guerre, des centaines et des milliers de citoyens périssent ou se ruinent ; la production, le commerce et les voies de communication sont détruits de fond en comble.
« Il n’y a qu’une issue : il faut renverser le gouvernement, il faut lui ôter ses dernières forces. Il faut tarir la dernière source d’où il tire son existence : les recettes financières. C’est nécessaire non seulement pour l’émancipation politique et économique du pays, mais, en particulier, pour la mise en ordre de l’économie financière de l’État.
« En conséquence, nous décidons que :
« On refusera d’effectuer tous versements de rachat des terres et tous paiements aux caisses de l’État. On exigera, dans toutes les opérations, en paiement des salaires et des traitements, de la monnaie-or, et lorsqu’il s’agira d’une somme de moins de cinq roubles, on réclamera de la monnaie sonnante.
« On retirera les dépôts faits dans les caisses d’épargne et à la Banque d’État en exigeant le remboursement intégral.
« L’autocratie n’a jamais joui de la confiance du peuple et n’y était aucunement fondée.
« Actuellement, le gouvernement se conduit dans son propre État comme en pays conquis.
« C’est pourquoi nous décidons de ne pas tolérer le paiement des dettes sur tous les emprunts que le gouvernement du tsar a conclus alors qu’il menait une guerre ouverte contre le peuple. »
« On refusera d’effectuer tous versements de rachat des terres et tous paiements aux caisses de l’État. On exigera, dans toutes les opérations, en paiement des salaires et des traitements, de la monnaie-or, et lorsqu’il s’agira d’une somme de moins de cinq roubles, on réclamera de la monnaie sonnante.
« On retirera les dépôts faits dans les caisses d’épargne et à la Banque d’État en exigeant le remboursement intégral.
« L’autocratie n’a jamais joui de la confiance du peuple et n’y était aucunement fondée.
« Actuellement, le gouvernement se conduit dans son propre État comme en pays conquis.
« C’est pourquoi nous décidons de ne pas tolérer le paiement des dettes sur tous les emprunts que le gouvernement du tsar a conclus alors qu’il menait une guerre ouverte contre le peuple. »
(Fin du texte du manifeste)
- 22 janvier 1905 : Dimanche rouge à Saint-Pétersbourg
En bas du Manifeste publié dans la presse le 2 décembre 1905, apparaissait la liste suivante des organisations qui appuyaient cet appel à refuser de payer la dette tsariste et à asphyxier financièrement l’autocratie :
« Le soviet des députés ouvriers ;
« Le comité principal de l’Union panrusse des paysans ;
« Le comité central et la commission d’organisation du parti ouvrier social-démocrate russe ;
« Le comité central du parti socialiste-révolutionnaire ;
« Le comité central du parti socialiste polonais. »
« Le comité principal de l’Union panrusse des paysans ;
« Le comité central et la commission d’organisation du parti ouvrier social-démocrate russe ;
« Le comité central du parti socialiste-révolutionnaire ;
« Le comité central du parti socialiste polonais. »
Trotsky ajoute un commentaire final : « Bien entendu, ce manifeste ne pouvait par lui-même renverser le tsarisme, ni ses finances.
(…) Le Manifeste financier du soviet ne pouvait servir que d’introduction aux soulèvements de décembre. Soutenu par la grève et par les combats qui furent livrés sur les barricades, il trouva un puissant écho dans tout le pays. Tandis que, pour les trois années précédentes, les dépôts faits aux caisses d’épargne en décembre dépassaient les retraits de 4 millions de roubles, en décembre 1905, les retraits dépassèrent les dépôts de 90 millions : le manifeste avait tiré des réservoirs de l’État, en un mois, 94 millions de roubles ! Il fallut que l’insurrection fût écrasée par les hordes tsaristes pour que l’équilibre se rétablisse dans les caisses d’épargne… ».
(…) Le Manifeste financier du soviet ne pouvait servir que d’introduction aux soulèvements de décembre. Soutenu par la grève et par les combats qui furent livrés sur les barricades, il trouva un puissant écho dans tout le pays. Tandis que, pour les trois années précédentes, les dépôts faits aux caisses d’épargne en décembre dépassaient les retraits de 4 millions de roubles, en décembre 1905, les retraits dépassèrent les dépôts de 90 millions : le manifeste avait tiré des réservoirs de l’État, en un mois, 94 millions de roubles ! Il fallut que l’insurrection fût écrasée par les hordes tsaristes pour que l’équilibre se rétablisse dans les caisses d’épargne… ».
La dénonciation du caractère illégitime et odieux des dettes tsaristes a joué un rôle fondamental dans les révolutions de 1905 et de 1917. L’appel à ne pas payer la dette a fini par se concrétiser dans le décret de répudiation de la dette adoptée par le gouvernement soviétique en février 1918.
À paraitre prochainement :
Partie 2 : De la Russie tsariste à la révolution de 1917 et à la répudiation des dettes
Partie 2 : De la Russie tsariste à la révolution de 1917 et à la répudiation des dettes
Notes
|1| Cet extrait du livre Ma vie est disponible en ligne : https://www.marxists.org/francais/t…
|2| Trotsky a rédigé ce texte en 1930.
|3| Cet extrait du livre 1905 est disponible en ligne : https://www.marxists.org/francais/t…
Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est l’auteur des livres Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015. Suite à sa dissolution annoncée le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec, l’ex-Commission poursuit ses travaux et s’est dotée d’un statut légal d’association sans but lucratif.
La source originale de cet article est CADTM
Copyright © Eric Toussaint, CADTM, 2017
De la Russie tsariste à la révolution de 1917
et à la répudiation des dettes (Partie 2)
Partie 2 du feuilleton : Centenaire de la révolution russe et
de la répudiation des dettes
Mondialisation.ca, 22 juin 2017
CADTM 15 juin 2017
La Russie a émergé de la fin des guerres napoléoniennes comme une grande puissance européenne, elle a participé à la formation de la Sainte-Alliance. La Sainte-Alliance a été constituée le 26 septembre 1815 à Paris, à l’instigation du Tsar Alexandre 1er, par trois monarchies européennes victorieuses de l’empire napoléonien, dans le but de raffermir leurs positions et de se prémunir contre des révolutions. Constituée dans un premier temps par l’Empire russe, l’Empire d’Autriche et le Royaume de Prusse, elle a été rejointe par la France (où la monarchie avait été restaurée) en 1818 et a été de fait appuyée par Londres.
La Russie tsariste : une grande puissance européenne
L’Empire russe a fait partie de la Troïka qui a mis sur le trône grec un prince bavarois en 1830 et a enchaîné le pays à une dette à la fois odieuse et insoutenable. Pour Moscou, le démantèlement progressif de l’Empire ottoman constituait un enjeu très important car les intérêts russes dans les Balkans étaient en jeu, de même que la circulation entre la mer Noire et la Méditerranée.
Jusqu’aux années 1870, les banquiers londoniens ont été les principaux financiers du tsar. À partir de la constitution de l’Empire allemand et de sa victoire sur la France en 1871, les banquiers allemands ont pris la place de Londres. Dès ce moment, l’Allemagne est devenue le principal partenaire commercial de la Russie. À la veille de la première guerre mondiale, 53 % des importations de la Russie provenaient d’Allemagne et 32 % de ses exportations lui étaient destinées. Par contre, au niveau financier, dès la fin du 19e siècle, les banquiers français ont supplanté les banquiers allemands. À la veille de la première guerre mondiale, 80 % de la dette externe russe étaient détenus par des « investisseurs » de France et la plupart des emprunts russes en cours avaient été émis sur la place de Paris.
En résumé, les capitalistes de France prêtaient à la Russie et y réalisaient des investissements (les capitalistes belges, en particulier les « industriels », investissaient également de manière importante en Russie |1|) tandis que les capitalistes allemands y écoulaient une partie de leur production et s’y approvisionnaient en matières premières.
Lorsque le soviet de Petrograd a adopté le manifeste financier pour appeler à répudier la dette tsariste, la Russie s’apprêtait à émettre, grâce au concours des banquiers et du gouvernement français, un nouvel emprunt massif. L’avertissement lancé par le soviet n’a pas été écouté par les financiers de Paris, l’emprunt a été réalisé. Douze ans plus tard, il a été répudié.
- Un titre russe de 1906
Première guerre mondiale
La première guerre mondiale opposait deux camps de puissances capitalistes : d’un côté l’Empire allemand et ses alliés l’Empire austro-hongrois, la Bulgarie, et l’Empire ottoman. Le deuxième était composé de la Grande-Bretagne, la France, l’Empire russe, la Belgique, la Roumanie, l’Italie, le Japon et, à partir de février 1917, les États-Unis.
Depuis des années, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, la Russie tsariste se préparaient à la guerre. L’Allemagne, en pleine progression économique, cherchait à étendre son territoire tant en Europe que dans le domaine colonial.
La France cherchait à prendre sa revanche sur l’Allemagne et notamment à obtenir l’Alsace et la Lorraine annexées par l’Allemagne suite à la défaite française de 1871. La Grande-Bretagne, la France et la Russie voulaient aussi étendre leur domaine colonial, notamment sur les ruines de l’Empire ottoman.
La gauche, dans les différents pays belligérants, avait dénoncé, plusieurs années auparavant, les préparatifs de cette guerre.
La gauche, dans les différents pays belligérants, avait dénoncé, plusieurs années auparavant, les préparatifs de cette guerre.
Au Congrès de Stuttgart (1907) de l’Internationale socialiste, la résolution votée à l’unanimité affirmait :
« Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, (les partis socialistes) ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste ».
« Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, (les partis socialistes) ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste ».
En 1913, au Congrès extraordinaire de Bâle, l’Internationale avait adressé un avertissement solennel aux gouvernements : « Que les gouvernements sachent bien que dans l’état actuel de l’Europe et dans les dispositions d’esprit de la classe ouvrière, ils ne pourraient, sans péril pour eux-mêmes, déclencher la guerre. » |2|
Jean Jaurès, grande figure du socialisme français, résuma ce message, en termes succincts, dans la phrase finale de son discours au Congrès de Bâle : « En accentuant le danger de guerre, les gouvernements devraient voir que les peuples pourraient facilement faire leurs comptes : leur propre révolution leur coûterait moins de morts que la guerre des autres ».
Au moment décisif, en août 1914, plusieurs grands partis socialistes (le parti social démocrate d’Allemagne, celui d’Autriche, ceux de Belgique, de France et de Grande-Bretagne) ont voté avec leur bourgeoisie les crédits pour financer la guerre. Le coût en vies humaines a été extrêmement élevé. Le total des décès dus au conflit mondial s’élève à 18,6 millions, 9,7 millions de militaires et 8,9 millions de civils. Entre 1914 et février 1917, le nombre de décès en Russie causés par la participation du Tsar à la première guerre mondiale s’éleva à 3 300 000 dont 1 800 000 parmi les militaires et 1 500 000 parmi les civils |3|.
De la révolution de février 1917 à celle d’octobre
Lorsque la révolution éclata en février 1917, avec une importante grève des femmes (elle a démarré le 23 février 1917 |4|, journée internationale pour les droits des femmes |5|), la population russe voulait se débarrasser du régime autocratique tsariste, elle voulait du pain, elle désirait également la fin de la guerre, l’accès à la terre pour des dizaines de millions de paysans qui en étaient privés et qui étaient forcés de risquer leur vie dans une guerre dont les objectifs leur étaient totalement étrangers.
- Alexandre Fedorovitch Kerensky (1881-1970)
Le nouveau régime, dirigé par le socialiste modéré Kerensky |6| qui succéda au tsar se refusa à distribuer la terre aux paysans, voulu poursuivre la guerre et fût incapable de nourrir la population. Il s’engagea également à rembourser les dettes contractées par le régime tsariste auprès des créanciers étrangers et il réalisa de nouveaux emprunts afin de poursuivre la guerre.
Dan, un des principaux dirigeants mencheviks opposés au parti bolchevik, décrit l’ébullition révolutionnaire dans les mois qui précédèrent octobre 1917 : les masses « commencèrent de plus en plus fréquemment à exprimer leur mécontentement et leur impatience dans des mouvements impétueux, et finirent (…) par se tourner vers le communisme (…). Les grèves se succédèrent. Les ouvriers cherchèrent à répondre à la hausse rapide du coût de la vie par des augmentations de salaires. Mais tous leurs efforts échouèrent par suite de la dévalorisation continue de la monnaie de papier. Les communistes lancèrent dans leurs rangs le mot d’ordre du « contrôle ouvrier », et leur conseillèrent de prendre en mains eux-mêmes la direction des entreprises, afin d’empêcher le « sabotage » des capitalistes. De l’autre côté, les paysans commencèrent à s’emparer des domaines, à chasser les propriétaires fonciers et à mettre le feu à leurs manoirs… » |7|.
La révolution d’octobre 1917
L’insatisfaction provoquée par la politique de Kerensky produisit une deuxième révolution en octobre 1917 (le 7 novembre 1917 selon le nouveau calendrier adopté plus tard). Le nouveau gouvernement |8|, soutenu par le congrès des soviets, s’engagea à réaliser la paix, distribuer la terre et, pour trouver les moyens de relancer l’économie du pays, répudier la dette et nationaliser le secteur bancaire |9|.
La répudiation des dettes
La répudiation des dettes
Début janvier 1918, le gouvernement soviétique suspendit le paiement de la dette étrangère et début février 1918, il décréta la répudiation de toutes les dettes tsaristes ainsi que les dettes contractées par le gouvernement provisoire afin de poursuivre la guerre entre février et novembre 1917. En même temps, il décida d’exproprier tous les avoirs des capitalistes étrangers en Russie afin de les restituer au patrimoine national. La dette publique russe en 1913 s’élevait à 930 millions de £ (soit grosso modo 50 % du PIB). Entre le début de la guerre et le moment où les Bolcheviques arrivent au pouvoir avec leurs alliés les Socialistes Révolutionnaires de gauche, la dette a été multipliée par 3,5 et atteignait 3 385 millions de £.
En répudiant les dettes, le gouvernement soviétique mettait en pratique la décision prise en 1905 par le soviet de Petrograd et les différents partis qui le soutenaient. Cela provoqua une protestation unanime des capitales des grandes puissances alliées.
Décret sur la Paix
Le gouvernement soviétique proposait une paix sans annexion et sans compensation/réparation. Il y ajoutait la mise en pratique du droit à l’autodétermination des peuples. Il s’agissait de l’application de principes totalement novateurs ou révolutionnaires dans les relations entre les États.
Eric Toussaint
Partie 1 du feuilleton : Russie : La répudiation des dettes au cœur des révolutions de 1905 et de 1917
Partie 3 : La révolution russe, la répudiation des dettes, la guerre et la paix
Notes
|1| En 1914, on trouvait des tramways exploités par des entreprises belges dans 26 villes russes. Selon le ministre belge, Henri Jaspar, qui évoquait au parlement belge les intérêts de la Belgique en Russie avant-guerre : « la fonte que nous fabriquions en Russie représentait 1/3 de la production totale de fonte russe ; les poutrelles, les laminés, les traverses représentaient 42 % de la production totale russe ; les produits chimiques fabriqués par les Belges en Russie représentaient 75 % des produits chimiques fabriqués dans la Russie entière ; les glaces représentaient 50 % de la production russe, les verres à vitre 30 % ». Selon ce ministre, 161 entreprises belges étaient présentes en Russie avant la guerre. Sources : Annales parlementaires, Chambre, 1921-1922, p. 883-884 ; séance du 23 mai 1922. Voir aussi Documents parlementaires, Sénat, 1928-1929, n° 88, Rapport de la Commission des Affaires étrangères, p. 37-38. Ces documents sont cités par Jean Stengers, Belgique et Russie, 1917-1924 : gouvernement et opinion publique, Revue belge de philologie et d’histoire, Année 1988, Volume 66, Numéro 2 pp. 296-328 http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-…
|2| J. Longuet, Le mouvement socialiste international, Paris, 1931, p. 58.
|3| Les pays les plus touchés, outre la Russie, ont été l’Empire allemand avec 2 millions de morts parmi les militaires et 420 000 civils, la France (colonies incluses) avec 1,4 million de militaires et 300 000 civils, l’Autriche-Hongrie avec 1,1 million de militaires et 470 000 civils, le Royaume-Uni (colonies incluses), 885 000 militaires et 110 000 civils, l’Empire ottoman, 800 000 militaires et 4,2 millions de civils et le Royaume de Serbie 1 250 000 victimes, dont 800 000 civils, soit un tiers de sa population. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Perte…
|4| En 1917, la Russie utilisait encore le calendrier julien, qui « retarde » d’environ 13 jours par rapport au calendrier grégorien qui a été adopté en 1918 et qui correspond au calendrier occidental. Ainsi la révolution de février 1917 a eu lieu lors de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, le 8 mars dans le calendrier actuel. De même la révolution d’octobre a eu lieu le 7 novembre. Dans le reste du texte, les dates correspondent au calendrier actuel (c.-à-d. grégorien).
|5| Voir Léon Trotsky. 1930. Histoire de la révolution russe, 1. Février. Le Seuil, 1967, Paris, chapitre 7.
|6| Alexandre Fedorovitch Kerensky (1881-1970), avocat, travailliste (son parti : troudovik) a été le chef du gouvernement provisoire en 1917.
|7| Dan, dans Martov-Dan : Geschichte der russischen Sozialdemokratie, Berlin 1926, pp. 300-301. Cité par Ernest Mandel, Octobre 1917 : Coup d’État ou révolution sociale, IIRF, Cahiers d’étude et de recherche numéro 17/18, Amsterdam, 1992, p. 9. http://www.ernestmandel.org/fr/ecri…
|8| Le gouvernement était composé d’une alliance entre le parti bolchevique et les socialistes révolutionnaires de gauche.
|9| EDWARD H. CARR. 1952. La révolution bolchevique, Tome 2. L’ordre économique, Édition de Minuit, Paris, 1974, chapitre 16.
Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est l’auteur des livres Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015. Suite à sa dissolution annoncée le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec, l’ex-Commission poursuit ses travaux et s’est dotée d’un statut légal d’association sans but lucratif.
La source originale de cet article est CADTM
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