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mardi 23 mai 2017

Imposture de la démocratie d’entreprise

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Quand le patronat retrouve le pouvoir de faire le droit

Imposture de la démocratie d’entreprise

Pour faire passer la réforme du code du travail préparée par la ministre Myriam El Khomri, le gouvernement et les médias jouent sur deux tableaux. D’une part, ils 
dénigrent systématiquement ceux qui s’y opposent : étudiants nantis contre jeunes sans diplôme précarisés, travailleurs contre chômeurs… De l’autre, ils brossent un tableau enchanté des accords au cas par cas et du référendum dans l’entreprise.

                          par Sophie Béroud 
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Ivan Messac. – « Plutôt fronder que d’être berné », 2013
ADAGP - Galerie Baudoin Lebon, Paris

La présentation du projet de loi de réforme du code du travail préparé par la ministre Myriam El Khomri s’est accompagnée d’une ample campagne de communication. Il faudrait, a-t-on entendu, « faciliter » le dialogue social, promouvoir des accords au plus près des salariés, c’est-à-dire au niveau de l’entreprise, et consulter ceux-ci directement. Les arguments invoqués sont de trois ordres. Le premier, jetant le discrédit sur les relations professionnelles telles qu’elles fonctionnent, laisse croire que le dialogue social serait en panne. Le deuxième puise dans la rhétorique de la proximité : négocier au plus près des salariés reviendrait nécessairement à leur donner plus de place, plus de pouvoir. Enfin, une plus grande autonomie et une plus grande latitude conférées aux employeurs, à travers la négociation d’entreprise, permettraient, nous assure-t-on, de créer des emplois.

Des accords rarement favorables aux salariés

Contrairement aux idées reçues, les négociations au niveau des entreprises occupent déjà une grande place en France. Elles ont connu une importante progression depuis les années 1990. Les délégués syndicaux y consacrent la quasi-totalité de leur temps, souvent au détriment, comme ils le soulignent eux-mêmes, de la proximité avec leurs collègues. En 2014, 36 500 accords d’entreprise ont été signés (1). Il existe déjà de nombreuses obligations de négocier annuellement dans les entreprises : sur les salaires, la durée et l’aménagement du temps de travail, l’égalité professionnelle, l’épargne salariale, l’insertion professionnelle des personnes handicapées. Mais les obligations d’aboutir demeurent exceptionnelles, et les négociations se concluent rarement par des accords dès lors qu’il s’agit d’augmenter les salaires ou de créer des dispositions favorables aux salariés.
Loin d’être nouveau, le discours enchanté sur la négociation « au plus près des travailleurs » vise à s’affranchir du « principe de faveur » qui a été au cœur de la construction historique du droit du travail en France. Selon ce principe, l’accord d’entreprise doit être plus favorable que ce qui est prévu dans la convention collective de branche, qui, elle-même, ne peut être moins favorable que le code du travail. Il s’agit de protéger les salariés en permettant à tous, quelle que soit la taille de leur entreprise, de bénéficier d’un socle commun ainsi que de dispositions négociées à l’échelle de la branche. Les accords à ce niveau permettent en effet de réguler un secteur d’activité en imposant les mêmes règles à toutes les sociétés, ce qui est aussi une façon de préserver les petites et moyennes entreprises du dumping social. Les commentateurs brandissent souvent le faible taux de syndicalisation en France (entre 8 et 9 % de la population active), mais ils évoquent plus rarement le fait que près de 90 % des salariés sont couverts par une convention collective, soit l’un des taux les plus élevés parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Derrière l’objectif de renverser la hiérarchie des normes se cache la volonté de construire un cadre conventionnel qui ne s’applique qu’au niveau de l’entreprise, afin de segmenter la production de règles, lieu de travail par lieu de travail. Nous en sommes encore loin ; mais un mouvement a été enclenché depuis plus de trente ans. Les gouvernements et les législateurs ont commencé par autoriser des dérogations sur la question de l’aménagement du temps de travail, en permettant la conclusion d’accords moins favorables aux salariés que les dispositions de la convention collective de branche ou de la loi. Une accélération s’est produite avec la loi Fillon du 4 mai 2004 sur le dialogue social. Selon cette dernière, « l’accord d’entreprise pourra déroger à l’accord de branche, sauf si [ce dernier] l’interdit explicitement (2 ». C’est toujours à propos du temps de travail, mais aussi des conditions de licenciement, que le gouvernement de M. Manuel Valls cherche à étendre ces dérogations.
M. François Hollande a encore amplifié cette décentralisation de la négociation, au point de renverser complètement la philosophie du droit du travail et de le penser comme un droit avant tout protecteur pour les entreprises — et non pour les salariés. Cette offensive inédite de la part d’un pouvoir qui se dit « socialiste » se double d’une volonté de remettre en question le rôle des syndicats dans la défense des salariés. L’un des objectifs du projet de loi El Khomri est de les contourner partiellement — du moins certains d’entre eux. Un choix surprenant, alors que la loi du 20 août 2008 sur la rénovation de la démocratie sociale a modifié en profondeur les critères de représentativité des syndicats pour asseoir leur légitimité. Depuis son entrée en vigueur, en effet, chaque organisation doit rassembler 10 % des suffrages lors des élections professionnelles pour être représentative dans l’entreprise et, avec d’autres éventuellement, 30 % pour signer un accord (lequel peut toutefois être contesté par des organisations totalisant 50 % des voix). La réforme a ainsi mis un terme à la pratique des accords minoritaires qui pouvaient être acceptés par un syndicat peu implanté sur le lieu de travail mais bénéficiant de la « présomption irréfragable de représentativité » (lire « Les syndicats représentatifs ») ; à lui seul, celui-ci pouvait engager l’ensemble des salariés. Depuis 2008, la capacité de représentation et de négociation des syndicats dépend donc directement de leurs résultats électoraux.

Contourner les contestataires

Plusieurs dispositions de cette loi sont aujourd’hui mises en cause par le projet El Khomri. Il faut croire que la réforme de la représentativité syndicale n’a pas satisfait toutes les attentes du Mouvement des entreprises de France (Medef) et de certains syndicats comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT), qui voulaient créer les conditions d’un essor de la négociation d’entreprise.
De fait, la première mesure d’audience nationale des syndicats, établie en 2013, ne s’est pas traduite par une disparition des « petites » organisations, ni par la marginalisation des nouveaux venus dans le champ syndical, comme l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) et Solidaires. Au contraire : la réforme a facilité l’implantation des syndicats SUD (3) dans le privé, en les dispensant de batailler devant les tribunaux pour défendre leur représentativité. En outre, des équipes syndicales qui s’opposent aux orientions des directions d’entreprise peuvent tirer profit de ces nouvelles règles et construire des majorités aptes à faire capoter certains projets. Ainsi, la réforme de 2008 n’a pas favorisé le dialogue social sur mesure, selon le bon vouloir de l’employeur, dont rêvaient certains de ses acteurs. D’où la volonté actuelle de revenir sur le rôle des syndicats et sur leur capacité effective à représenter les salariés.
Le projet de loi El Khomri ressort l’arme du référendum pour l’offrir à des syndicats minoritaires qui souhaitent approuver un projet patronal. Dans des entreprises où des coalitions syndicales rassembleraient plus de 50 % des suffrages aux élections professionnelles, un droit à référendum est créé à l’intention des organisations plus « réformistes », qui pourraient passer outre la représentation sortie des urnes pour sonder directement les salariés. Sous prétexte de rapprocher la négociation des salariés, le gouvernement cherche à contourner les forces syndicales les plus contestataires.
Les partisans de ce mode référendaire suggèrent que, en dernière instance, les salariés prendront leurs responsabilités et décideront de tenir compte (ou pas) des considérations sur la situation de l’entreprise, telle que l’employeur peut la présenter. Quoi de mieux que la démocratie directe ? En réalité, une telle présentation fait l’impasse sur toute une série d’éléments.
Le fractionnement des enjeux, entreprise par entreprise, enferme les salariés dans des dilemmes cornéliens : perdre son emploi ou accepter des baisses de salaire et une augmentation du temps de travail. Dès lors que le maintien de l’emploi est en jeu, on voit mal comment ils pourraient voter librement quand le choix n’existe pas véritablement. Un exemple éloquent à cet égard : celui de l’usine Smart en Moselle.
En septembre 2015, pour faire pression sur les syndicats et obtenir leur signature, la direction a décidé d’organiser un référendum consultatif ; 56 % du personnel en emploi stable s’est prononcé en faveur d’un accord qui prévoyait un retour aux trente-neuf heures payées trente-sept pour sauvegarder les emplois. La Confédération générale du travail (CGT) et la CFDT, qui recueillent à elles deux plus de 50 % des suffrages aux élections professionnelles chez Smart, ont pu s’opposer à l’accord. Ce ne serait plus le cas avec la nouvelle loi.
Dans l’espace social qu’est l’entreprise, la liberté de décider à partir de la diffusion d’une information la plus complète possible et d’un débat contradictoire n’existe pas. Le contrat de travail n’établit pas un rapport d’égalité entre un employeur et un salarié, mais une relation asymétrique, de subordination. L’entreprise est loin de constituer un espace public exempt d’intimidations.
Au contraire, des pressions peuvent s’exercer pour inciter une organisation minoritaire à le proposer et pour orienter le vote des salariés (4). En outre, la « communauté de travail » n’est en rien souveraine, pour utiliser la terminologie politique sur les formes démocratiques. Le périmètre du corps électoral dépend des frontières juridiques de l’entreprise, et non de la réalité telle qu’elle existe sur un site donné. Le processus de restructuration industrielle, les mouvements de rachats et de fusions ont mis en place des chaînes d’activité fortement éclatées, fragmentées en de multiples entreprises (moyennes et petites) et insérées dans des réseaux de sous-traitance.
Pour reprendre l’exemple de Smart, il est significatif que les salariés intérimaires comme ceux des entreprises sous-traitantes, pourtant concernés par les décisions sur l’aménagement du temps de travail, n’aient pas été consultés. On a vu en Italie comment, en organisant des référendums à répétition qui mettaient en jeu la fermeture des sites, établissement par établissement, les dirigeants de Fiat ont réussi à casser les acquis sociaux, à réduire l’influence des syndicats les plus combatifs et à empêcher tout mouvement de protestation à l’échelle du groupe (5).
Enfin, le fait d’individualiser le vote à travers le référendum (un salarié, une voix) masque les inégalités de conditions de travail et de salaire au sein même de l’entreprise — entre ouvriers et cadres, qui n’ont pas les mêmes intérêts. Il écarte des formes de représentation collective qui permettent de faire exister la parole des dominés. Chez Smart toujours, 74 % des 385 cadres consultés ont approuvé l’accord, mais seulement 39 % des 367 ouvriers.
Même laissé à l’initiative syndicale, cet outil de démocratie directe demeure encastré dans une logique qui lui ôte une grande partie de son sens : celle de l’entreprise, de la maximisation du profit, et non celle du travail entendu comme activité collective et coopérative (6). Transformer en profondeur les conditions et les instruments des relations professionnelles en les enfermant dans l’entreprise vise à imposer cette logique comme la seule possible et à vider de tout contenu critique l’idée d’une démocratie du travail — au travail.
Sophie Béroud
Maîtresse de conférences en science politique, université Lyon-II - Triangle.

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1) « Bilans & Rapports. La négociation collective en 2014 » (PDF), ministère du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, Paris, mai 2015.
(2) Direction de l’information légale et administrative du gouvernement, www.vie-publique.fr
(3) Pour « Solidaires, unitaires, démocratiques ». SUD est membre de l’union syndicale Solidaires.
(4) « Guillaume Gourgues : “Non, l’entreprise n’est pas un espace de dialogue serein” »,L’Humanité, Saint-Denis, 22 février 2016.
(5Cf. Guillaume Gourgues et Jessica Sainty, « La négociation d’entreprise au piège du référendum. Les enseignements des nouveaux accords d’entreprise des usines Fiat italiennes (2010-2011) », Sociologie du travail, vol. 57, no 3, Paris, juillet-septembre 2015.
(6Cf. le débat autour du livre d’Isabelle Ferreras Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique (Presses universitaires de France, Paris, 2012) dans SociologieS, mars 2016, https://sociologies. revues.org











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