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mercredi 30 décembre 2015

Les Crises.fr - Syrie : Les chrétiens dans la tourmente


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                                          Des images pour comprendre
30
Déc
2015

Syrie : Les chrétiens dans la tourmente


Entretien avec Grégoire III Laham, Patriarche de l’Église grecque catholique depuis 2000.
Cet entretien a été conduit par Frédéric Pichon, chercheur associé à l’équipe « Monde arabe Méditerranée » de l’université François Rabelais (Tours). Auteur, entre autres publications, de : Syrie. Pourquoi l’Occident s’est trompé, Éditions du Rocher, 2014.
Sa Béatitude Grégoire III Laham est le patriarche de l’Église grecque catholique. Les Grecs catholiques (ou melkites) représentent la deuxième communauté catholique en Orient après les maronites avec près de 700 000 fidèles répartis entre la Syrie, la Palestine, le Liban et la Jordanie. Le siège patriarcal se trouve à Damas. Né Loufti Laham le 15 décembre 1932 à Daraya, près de la capitale syrienne, le futur patriarche fait ses études religieuses à Rome à partir de 1956. En 1961, il obtient le titre de docteur ès sciences ecclésiastiques orientales de l’Institut pontifical oriental. En 1974, après l’arrestation par les autorités israéliennes de l’archevêque de Jérusalem Hilarion Capucci (accusé d’utiliser son statut diplomatique pour transporter des armes pour le compte de l’OLP), le patriarche Maximos V Hakim le nomme administrateur patriarcal, puis vicaire patriarcal à Jérusalem. Il passera près de 26 ans dans la Ville Sainte. Connu pour son franc-parler, son énergie et ses nombreuses initiatives tant spirituelles que temporelles, il est élu à la dignité épiscopale comme archevêque titulaire de Tarse et consacré à Damas le 27 novembre 1981.
En novembre 2000, il devient patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem et prend le nom de Gregorios III. Depuis, il s’emploie sans relâche à rappeler que les chrétiens, quelle que soit leur obédience, ont toute leur place dans la société arabe et s’efforce d’endiguer leur émigration – un phénomène en nette augmentation depuis la déstabilisation de l’Irak en 2003 et le début de la guerre civile en Syrie en 2011.
Ce dirigeant spirituel très dynamique malgré son âge vénérable a beaucoup oeuvré en faveur du dialogue avec l’islam et de l’oecuménisme avec les autres confessions chrétiennes. Au moment où ses coreligionnaires sont systématiquement pris pour cible par les djihadistes de l’État islamique et du Front al-Nosra – et souvent suspectés de collusion avec le régime de Damas par les adversaires de Bachar el-Assad -, il lance, dans cet entretien exceptionnel tenu au Patriarcat, à Bab Sharqi, dans un quartier de la vieille ville de Damas qui conserve des vestiges du christianisme des premiers temps, un vibrant appel pour une solution négociée à la terrible crise qui met la Syrie à feu et à sang.
F. P.
Frédéric Pichon – Votre Béatitude, vous vivez aujourd’hui dans un pays en guerre et vous avez la lourde tâche de pourvoir aux besoins spirituels mais, aussi, matériels de vos fidèles dispersés dans toute la région. Car, s’il y a bien une spécificité qu’il faut rappeler, c’est que vous, les chrétiens, n’avez pas de réduit, de territoire propre, et que vous n’avez pas pris les armes…
Sa Béatitude Grégoire III Laham – Les chrétiens sont l’un des volets de la tragédie que vit la Syrie. Ils ont été visés à Maaloula, à Sadad, dans le vieux Homs (1). Ils ont servi de boucliers humains et ont été accusés de collaborer avec le gouvernement. Or nous ne représentons aucun danger pour quiconque. Nous n’avons pas de milices, pas d’armes et, vous l’avez dit, pas de territoire à défendre. Au contraire, les musulmans ont besoin de nous. Nous sommes des personnes de confiance. Tout le monde le sait ! Aujourd’hui, même si la situation est difficile, les chrétiens ne doivent pas penser à la peur, mais plutôt à la façon dont ils peuvent servir le pays…
F. P. – Estimez-vous que la crise actuelle a des motivations religieuses ?
G. L. – Certains prétendent que nous assistons à une guerre entre sunnites et chiites, à une guerre pour la foi ou, à tout le moins, à un conflit communautaire. Je ne le pense pas. En Syrie, contrairement à ce que l’on croit, les sunnites ont bien plus d’influence que les chiites. Ils forment la majorité de la population qui vit encore dans les zones contrôlées par le gouvernement. Et l’économie syrienne dépend largement d’eux. Ces découpages communautaires n’ont pas de sens politiquement.
F. P. -En ce cas, comment expliquez-vous le conflit ?
G. L. – Très honnêtement, je ne vois vraiment pas quelles sont les raisons de la guerre qui déchire la Syrie au moment où nous parlons.
Est-ce une guerre pour la démocratie ? Mais quelle démocratie s’agit-il d’instaurer à la place du système existant ? Celle des Frères musulmans ou du Qatar ? Est-ce une guerre visant à mettre en place un État laïque ? Mais la Syrie, dois-je seulement le rappeler, est un État laïque… Elle est même l’État le plus laïque de la région ! Le Liban n’est pas un État laïque, Israël non plus, nos autres voisins guère davantage…
Parmi les rebelles, nombreux sont ceux qui ne sont pas des Syriens, qui n’ont pas une vision syrienne de la société ; c’est la vraie raison pour laquelle ont eu lieu tous ces massacres de personnes sur la seule base de leur appartenance religieuse. C’est quelque chose de profondément étranger à la tradition syrienne. Ici, en Syrie, on ne parle jamais de sa confession : le régime, malgré tous ses défauts, est parvenu à faire émerger un véritable sentiment national. C’est cela, l’exception syrienne !
On peut vouloir changer les choses, je le reconnais, mais pas par la guerre ! La corruption, raison souvent invoquée pour combattre le régime ? Le Liban ou l’Égypte sont pires que nous. La Syrie ne méritait pas cette guerre. Elle n’a pas besoin de cette guerre. Il faut arrêter la guerre car il n’y aura pas de vainqueur. On a armé une opposition dite « modérée », mais la modération n’existe que sur le papier. Pour quoi faire ? Pour tuer des gens. Le président restera ; nous, nous serons morts !
F. P. – On vous reproche parfois une certaine complaisance envers le régime…
G. L. – Je vous le dis en toute franchise : je ne suis pas redevable au président Assad. Nous, les chrétiens, ce n’est pas le Baas qui nous a créés. Nous avons en quelque sorte créé le Baas (2) ! On dit souvent : « Les chrétiens défendent le régime parce qu’il les protège. » Nous serions les suppôts du régime en place.
Tout au long de cette crise, nous avons conservé notre liberté dans nos prises de position comme dans l’affirmation de nos principes. Personne, depuis le début du conflit, n’a essayé de me forcer à faire telle ou telle déclaration. Ni le président ni l’armée. Personne ne m’a soufflé ce que je devais dire. Aucune consigne ne m’a été donnée. Soit dit en passant, en France la nomination d’un évêque doit être approuvée par le ministère de l’Intérieur. Ici en Syrie, jamais l’État ne s’est avisé de vouloir contrôler les nominations de curés ou d’évêques ! Lorsqu’on nous accuse de collusion avec le régime, on nous fait un faux procès.
Un mot, enfin, sur le régime lui-même : il est vrai que ce régime est fort et qu’il ne correspond pas à vos standards occidentaux ; mais il fallait lui laisser le temps ! Les réformes engagées depuis 2000 sont colossales : ces dernières années, entre 2005 et 2010, ce ne sont pas moins de cinq universités étrangères qui se sont installées dans le pays. Voilà qui montre bien que le gouvernement était prêt à entendre un autre son de cloche. Cette ouverture s’est également manifestée en matière économique : toutes les banques du Liban avaient commencé à ouvrir des succursales ici.
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(1) En septembre 2013, le Front al-Nosra investit Maaloula, tuant plusieurs villageois et profanant églises et monastères. En novembre 2013, les djihadistes prennent la ville chrétienne de Sadad, 15 000 habitants : ceux qui n’ont pu fuir, pour la plupart des personnes âgées et des enfants, sont massacrés. 1 500 familles servent de boucliers humains pour dissuader l’armée loyaliste de reprendre la ville. On comptera 45 morts. À Homs, les chrétiens de la vieille ville se sont retrouvés entre deux feux.
(2) Michel Aflaq, chrétien grec othodoxe, fut le penseur et l’un des fondateurs du Parti de la Résurrection (Baas) arabe fondé en 1947 à Damas. À ses débuts, ce parti laïque attira de nombreux chrétiens de la classe moyenne.
(3) En février 2012, en pleine guerre civile, le gouvernement fait approuver par référendum une nouvelle Constitution qui reconnaît le multipartisme et abolit le monopole du parti Baas.

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