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mardi 30 décembre 2014

Les Crises: Avec l’Europe, les socialistes ont créé les conditions d’impossibilité de leur propre politique, par Jean Bricmont

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                                           Des images pour comprendre
30
Déc
2014

Avec l’Europe, les socialistes ont créé les conditions d’impossibilité de leur propre politique, par Jean Bricmont

Suite de l’excellente conférence de 2010 de Jean Bricmont, commencée ici.
Deuxième partie du compte rendu de la conférence de Jean Bricmont à Montpellier avec les questions-réponses et en particulier un débat autour de la décroissance, de la démographie, de la technologie, etc. Autres points abordés : les anarchistes, le Parti de gauche, la souveraineté versus le nationalisme, la socialisation des moyens de production, « la gauche morale », le déclin intellectuel de l’occident, etc.
Jean Bricmont le 8 avril 2010 à Montpellier (photo : Mj)
Les questions sont parfois synthétisées ou réduites à un mot ou une expression, et certaines parties des réponses non essentielles pour le discours remplacées par des [...]. 
Pour écouter l’intégralité de cette partie (1h13′) : télécharger le fichier
Question(s) : selon Jean-Claude Michéa, même si on cherche à séparer libéralisme idéologique et économique, c’est une impasse parce que l’un ne peut aller sans l’autre. [...] Les décroissants disent que la société occidentale a pu devenir ce qu’elle est devenue parce qu’elle avait plusieurs mondes à sa merci mais que si tout le monde se met à avoir le monde pour soi, on n’a pas assez de planètes. Je crois qu’on ne s’en sortira pas tant qu’on continuera, et je suis d’accord avec Michéa là-dessus, à défendre le libéralisme quel qu’il soit.
Jean Bricmont :[…] C’est compliqué de dire que je ne suis pas d’accord avec Michéa parce qu’il y y a des  choses avec lesquelles je suis d’accord. Mais je pense que certaines de ses idées font partie d’une tendance à avoir des réactions antilibérales et anti-soixantehuitardes, qui remontent à la racine du problème qui serait le libéralisme classique, la mise au centre de l’individu, du sujet libre et pensant. Et c’est une dérive de la liberté individuelle et je pense que c’est une erreur.  Je ne suis pas d’accord avec le lien du libéralisme dans ce sens-là [idéologique] avec le libéralisme économique. Je peux très bien avoir une vie individuelle, personnelle, sexuelle, une pensée libre c’est-à-dire non soumise à l’État ou à l’église et travailler dans un collectif autogéré ou peut-être comme fonctionnaire dans d’autres marchés libres. Je ne vois pas le lien logique entre les deux. Il y a eu un lien historique mais je trouve que c’est la grande qualité de Marx et des autres socialistes du XIXe d’avoir découpé le lien logique.
Ce que dit Michéa est le négatif de ce que les libéraux disent. Les libéraux disent : si vous acceptez le libéralisme politique (parce que vous n’acceptez pas la dictature, Staline ou la monarchie absolue), vous devez accepter le libéralisme économique. Michéa et les autres disent que, oui, les deux sont liés et comme on ne veut pas acceptez le libéralisme économique, on doit aussi rejeter le libéralisme politique. Et je ne suis pas d’accord : je défends la liberté d’expression, le droit de chacun de vivre sa vie comme il l’entend, etc. [...]
Les autres pays ont à leur disposition des technologies que nous n’avions pas au XIXe siècle
Pour l’histoire de la décroissance, je pense que les gens de gauche font souvent l’erreur de sous-estimer la possibilité de nouvelles technologies, de progrès technologiques. [...] Sur ma droite, il y a des gens qui ont le discours traditionnel qu’on a apporté la civilisation aux colonies, que ça nous a coûté de l’argent, qu’on a été gentil, etc., et sur ma gauche, des gens qui disent que l’Europe n’est que le produit du pillage colonial, comme s’il n’y avait pas eu de progrès scientifique en Europe, comme s’il n’y avait pas eu une exploitation éhontée de la classe ouvrière européenne en Europe, comme s’il n’y avait pas eu de développement économique endogène. J’ai donné la métaphore de l’île pour seulement suggérer un hinterland, et qu’on dépend de cet hinterland mais je ne veux pas prendre de position extrême par rapport au rôle de cet arrière monde. Je ne sais pas évaluer exactement l’impact mais je ne suis pas convaincu du tout par l’argument : « Parce que nous nous sommes développés comme ça, les autres pays ne peuvent pas se développer. » Parce que les autres pays ont à leur disposition des technologies que nous n’avions pas au XIXe siècle. [...]
Il est très possible que le développement de la Chine, de l’Inde ou d’autres pays se fassent d’une autre façon, d’une façon moins brutale et moins impérialiste. [...] Je ne suis pas convaincu que, d’ici 10-20 ans, on ne maîtrisera pas l’énergie solaire. Si on la maîtrise, on a une source d’énergie bon marché et pratiquement illimitée. Dans ce cas, ça change beaucoup le problème du besoin de plusieurs planètes. Donc je ne suis pas d’accord avec les décroissantistes parce qu’ils partent d’une crise absolument pessimiste. De plus, leur programme est totalement irréaliste. Mais enfin, ils pourraient avoir raison mais je ne suis pas adepte du catastrophisme. [...]
Questions : Les reliquats [de la gauche classique] peut-être un peu jaunis ne seraient-ils pas les gens qui sont à la Coordination des groupes anarchistes ou Alternative libertaire ? [...] L’énergie versus les autres problèmes environnementaux. [...] Déconstruire notre désaccoutumance à la croissance.
Si tout saute, je pense que ce sera le fascisme
JB : [...] Je le connais mal, mais vu de l’extérieur (je ne vis pas en France), le parti de gauche ou Die Linkeen Allemagne, me semblent être le véritable renouveau d’une sorte de sociale-démocratie en Europe. Ce ne sont pas des gens comme les socialistes donc j’ai plutôt de la sympathie pour le Parti de gauche. J’ai aussi des sympathies libertaires mais ma façon de comprendre l’anarchisme n’est pas contradictoire avec une certaine social-démocratie radicale. Je crois que c’est aussi le cas chez Chomsky, c’était le cas chez Russell aussi. L’alternative chez les anarchistes c’est toujours le problème de la révolution, du Grand soir. C’est-à-dire qu’on attend le moment où tout va sauter et puis on va créer un monde nouveau. Et ça, je n’y crois pas. Si tout saute, je pense que ce sera un truc horrible de droite. Quand des révolutions ont été couronnées de succès, ça a toujours débouché sur des dictatures, donc je n’ai pas le fantasme de la révolution. Un gros problème des anarchistes c’est de ne pas être à la fois anarchistes dans un idéal, comme disait Russel, vers lequel la société doit tendre tout en acceptant de faire des réformes. C’est quelque chose qui leur paraît totalement absurde mais qui me paraît naturel. Je ne connais pas les groupes anarchistes dont vous parlez et je ne vais pas me prononcer. Mais je pensais à un sujet de masse. Je parlais des grandes masses ouvrières : il n’y en a plus. Et on a  cette division sur une base religieuse, où certains anarchistes jouent un rôle très discutable avec des attaques insensées sur l’islam. C’est la mauvaise façon d’aborder le problème.
Le libertarisme vient des États-Unis et ce sont des gens qui n’ont pas bougé d’un pouce depuis l’idéologie libérale du 18ème siècle. Ils n’ont rien compris à la grande entreprise, au socialisme et c’est assez fort aux États-Unis. C’est une posture théorique totalement inapplicable dans le monde actuel, qui détruirait tout l’État, beaucoup plus que ce que les libéraux type Thatcher ou Reagan ont fait. Il n’y aurait ni armée, ni police ; les routes, les écoles, tout, seraient privés. J’ai de la sympathie pour un certain libertarisme américain car avec lui  il n’y a plus de base américaine à l’étranger, plus de guerre, d’intervention, de CIA… Mais ce sont des utopistes qui veulent retourner, non au socialisme du 19ème comme moi, mais au libéralisme du 18ème siècle. [...]
Au XXe siècle, on a accompli un progrès humain inouï : la lutte contre la mortalité infantile
Je rencontre souvent dans les débats, par exemple ceux des Amis du Monde diplomatique, une très forte hostilité à la techno science, etc. que je ne partage absolument pas. Au XXe siècle, on a accompli un progrès humain inouï : la lutte contre la mortalité infantile, par l’hygiène, la vaccination et l’intensification de l’agriculture. […] Si l’explosion démographique a eu lieu à partir des années 1940, c’est en raison de cela. Il y en a encore beaucoup parce qu’avec l’explosion démographique, il y a beaucoup de pauvres. Et je suis tout à fait en désaccord avec le fait de critiquer le capitalisme, l’impérialisme, le communisme, n’importe quel système économique, uniquement parce qu’il y a beaucoup de pauvres. Parce qu’entre le moment où vous avez des gens qui meurent en grand nombre et qui ne vivent pas et où vous avez des gens qui vivent bien, vous avez une période intermédiaire où il y a beaucoup de gens qui vivent mal. [...]
Peut-être ne fallait-il pas lutter contre la mortalité infantile mais l’explosion démographique a eu lieu et c’est un résultat de la technologie. Et c’est un résultat globalement positif. Qui plus est, en cinquante ans – qui est une petite fraction de seconde à l’échelle de l’histoire humaine – on a trouvé le remède à ça : le contrôle artificiel des naissances par la contraception, l’avortement, etc. [...] Ce sont deux crises majeures de l’humanité qu’on a résolu au XXe siècle et ça me rend optimiste. Évidemment, ça a des contreparties. Souvent, j’ai l’impression quand j’écoute les décroissantistes que si on éliminait 4 milliards d’êtres humains – et ça, c’est eux et pas les capitalistes qui pensent à ça – ils n’y verraient aucun inconvénient parce que ce serait bon pour la terre, on pourrait vivre plus écologiquement, etc. Mais on vit avec ces gens, ils sont là, on ne peut pas les supprimer. Que va-t-on faire pour assurer une vie minimalement décente ? Je ne vois pas de solution non technologique à ça.
Questions : S’il y a beaucoup de pauvres, ce n’est pas seulement parce qu’il y a une augmentation démographique, c’est surtout aussi parce qu’il y a une répartition des richesses un petit peu aléatoire.
J’ai l’impression que la décroissance c’est une énième incarnation de la gauche morale
JB : Bien sûr mais on ne peut pas s’attendre à ce qu’un système économique, quel qu’il soit, s’adapte, en si peu de temps, à une explosion démographique si rapide. [...] Je regrette que les critiques radicaux du système, en particulier les décroissantistes, ne prennent jamais ça en considération et ne disent jamais ce qu’ils vont faire avec tous ces gens. Rien ne nous dit que dans la décroissance, ces gens-là vont vivre mieux. J’ai l’impression que la décroissance c’est une énième incarnation de la gauche morale. On montre du doigt maintenant le prolétariat en disant : « Regardez, ils font leur shopping, etc. » [...] L’écart de revenu en France entre les revenus salariaux et ceux des capitaux. Cet écart, comme dans tous les pays occidentaux, a été augmentant dans les 20 dernières années. Ce qui s’est passé c’est que la gauche morale a fait tous ses discours de gauche morale et pendant ce temps-là les capitalistes se sont cassés avec la caisse. J’ai peur qu’avec la décroissance, ce soit la même chose. On va dire au prolétariat de moins consommer et puis les autres vont consommer plus. Si on me dit, « la décroissance pour les hauts revenus, les capitalistes », Ok. Si on a un moyen de les maîtriser, qu’on commence par eux et puis qu’on discute pour les autres. Il y a dans le discours décroissantiste, un moralisme qui m’irrite exactement comme pour la gauche morale.
Question : L’envers des modes de production, c’est la consommation et son approche démocratique.
JB : J’ai un problème avec le discours sur la surconsommation. Il y a une nette divergence entre les revenus consacrés au travail et ceux consacrés au capital. Alors comment font les gens pour consommer plus alors que leurs salaires stagnent ? Aux États-Unis, c’est à cause de l’emprunt, qui ne résout rien. [...] Ne faudrait-il pas augmenter les salaires ou en tout cas augmenter un certain nombre de services sociaux qui compenseraient la baisse de salaire (logements sociaux, transports en commun moins chers, etc. selon les pays) ? Plutôt que dire simplement augmenter la consommation, j’aurais plutôt tendance à dire augmenter la sécurité, la stabilité de l’emploi, la sécurité de l’existence pour que les gens soient plus rassurés sur leur futur, leur pension, sur ce qui se passe s’ils perdent leur emploi. Et des politiques macro-économiques qui permettent de créer des emplois, des politiques industrielles, qui n’existent pas puisque la commission européenne les empêche. [...] Je ne veux pas spécialement augmenter la consommation mais je ne vois pas comment, dans la situation dans laquelle on a une telle perte des revenus du travail par rapport à ceux des capitaux, la gauche peut proposer une diminution de la consommation aux couches populaires. Il y a quelque chose d’indécent, là, or le discours décroissantiste fait ça exactement comme le discours antiraciste. Je suis pour diminuer la consommation comme je suis pour supprimer le racisme mais je pense qu’il faut le faire de façon réaliste et non pas seulement tenir un discours qui finit par avoir l’effet inverse, de marginalisation du discours de gauche. […] Il faut donner aux gens plus de sécurité d’existence (sécurité de l’emploi, de bonnes écoles, etc.) or ça a été balayé par les réformes néolibérales.
Questions : Les nano-technologies. [...] L’optimisme technocratique était pardonnable du temps de Marx mais je pense qu’après le XXe siècle, il n’est plus de mise [...] On pense à l’avenir mais si on n’a plus de planète sous nos pieds, socialisme ou capitalisme, il n’y aura de toute façon plus rien.
C’est aux forces sociales d’utiliser la technique dans un sens positif
JB : Il faudrait me réinviter pour une autre conférence parce que c’est très long de discuter tout le discours sur la technique. [...] Je reste fondamentalement convaincu qu’un marteau peut servir à enfoncer un clou dans le mur ou à fracasser le crâne de quelqu’un d’autre et que la personne qui décide sont les êtres humains. Je suis convaincu que les structures sociales dans lesquelles on vit font que l’usage de la technique est pervertie mais je reste convaincu que la technique est l’arme principale qui a permis à une partie de l’Humanité de sortir de la misère et qui permettra à l’avenir à l’Humanité de sortir de la misère et c’est aux forces sociales d’utiliser la technique dans un sens positif. [...] Le fait de nous voir comme des esclaves de la technique c’est une façon d’ignorer les forces sociales qui utilisent la technique à leur propre fin. [...] Détourner le discours vers la technique c’est une façon de détourner l’attention du problème fondamental qui reste le capitalisme entendu comme la propriété privée des moyens de production.
Questions : Le mot d’indécence fait référence à des valeurs morales. [...] et vous les condamnez en tant que programme politique [...] Que pensez-vous des pays d’Amérique centrale et latine qui essayent de reconquérir une souveraineté économique et politique vis à vis des Etats-unis ? [...] Quelle est la place du nationalisme dans votre idée de souveraineté ?
Mon idéal politique c’est Allende
JB : Une fois qu’on a certaines idées morales, on essaie de les mettre en pratique par des changements de structure plutôt que par du prêchi-prêcha. Je suis d’accord pour dire que le racisme est dégueulasse, mais je ne pense pas qu’on fait avancer les choses en le répétant ad vitam aeternam, c’est tout. Il n’y a pas de contradiction entre prendre une position morale et le fait de dire que le prêchi-prêcha n’est pas la solution, or le discours de la gauche morale est sans arrêt du prêchi-prêcha. [...] Il faut adapter à l’Europe ce qu’ils font [en Amérique centrale et latine]. Pas imiter mais adapter. Pour moi ce que fontChávez et Morales – peut-être pas aussi bien que lui – c’est revenir à ce qui est pour moi l’idéal politique, mon héros politique : c’est Allende.
Le nationalisme c’est la version émotive de la souveraineté ou, si vous préférez, la souveraineté c’est la version rationnelle du nationalisme. J’essaye de défendre toujours des positions rationalistes. [...] Cependant je suis assez lucide pour me rendre compte que dans l’histoire, la souveraineté a souvent été associée au nationalisme. De Gaulle par exemple était nationaliste, ses discours enflammés faisaient rire en Belgique à l’époque, mais rétrospectivement ce n’est pas un nationalisme agressif qui n’a pas provoqué de guerre contre d’autres. Il a subi la guerre de 1914, celle de 1940, mis fin à la guerre d’Algérie… Il n’est pas un fauteur de guerre par un nationalisme destructeur. Je n’adhère pas à cela : comme la religion, le nationalisme m’irrite. Mais je suis suffisamment réaliste pour me rendre compte qu’on n’aura pas de souveraineté sans une dose minimale de nationalisme dont on peut espérer qu’il ne sera pas agressif. En Amérique latine, Chavez est très nationaliste dans son discours, mais je ne le vois pas envahir les pays voisins, donc c’est un moindre mal […]. Je n’encouragerai jamais le nationalisme ; en tout cas il faut toujours le limiter. En revanche, je ne suis pas d’accord avec la gauche morale qui fait des arnaques comme la construction européenne qui est antidémocratique, au nom de l’antinationalisme et qui fait comme si le maintien de la souveraineté nationale était fasciste, génocidaire, etc.. En 1992, c’est ainsi que ça s’est passé. [...]
Questions : Comment peut-on revenir vers un contrôle des moyens de production ? [...] Quid de la monopolisation des finances ? [...] Toutes les perspectives de gauche, difficiles à définir aujourd’hui, ne dépendent-elle pas de la possibilité de redévelopper un contrôle non seulement sur les moyens de production mais aussi plus largement sur les moyens majeurs que sont le capital financier ? [...]
Par pitié qu’on revienne aux fondamentaux : la lutte des classes, la propriété privée des moyens de production et du capital financier
JB : L’économie effectivement n’est pas seulement capitaliste mais aussi financière. Notre problème, c’est le contrôle de la finance. [...] Non seulement les capitalistes sont partis avec la caisse mais ils nous ont enfermés dans la cave et ils sont partis avec les clés. Ils ont tellement bien ficelé leur truc, qu’on ne sait pas par où commencer. Si tu prends l’Europe, par exemple, c’est vraiment le truc que les socialistes ont construit pour éviter les audaces du programme commun. On pourrait revenir au programme commun après l’échec de Mitterrand, sous une autre forme, mais ils ont verrouillé le truc pour qu’on ne puisse jamais, même dans 1000 ans, revenir à quelque chose comme le programme commun. Ça, c’est l’idée de l’Europe. Ils ont créé les conditions d’impossibilité de leur propre politique. Ça, c’est l’œuvre  des socialistes des années 80-90. Je ne sais pas par où commencer. Mais au moins qu’on en discute ! Mais au moins qu’on remette ça au centre de nos préoccupations ! [...]
Par pitié, il faut qu’on revienne aux fondamentaux : la lutte des classes, la propriété privée des moyens de production et du capital financier. Mais le capital financier est très volatil. Comment faire ? A la limite, on pourrait dire qu’on fait une croix sur le capital financier, et qu’on s’intéresse à l’économie réelle : on refait une monnaie, on sort de l’euro… On pourrait trouver des solutions radicales pour redynamiser le capital réel, industriel à l’opposé du capital financier. Mais on rentre dans des questions où il y a réellement un savoir technique que je ne maîtrise pas, et que peu maîtrise. La plupart des économistes sont à côté de la plaque. Il faudrait des études là-dessus.
Question : Les acquis sociaux sont-ils liés à l’impérialisme ? Est-il possible de les maintenir sans impérialisme ? La question des délocalisations et de notre dépendance plus grande vis à vis du tiers monde qu’on ne contrôle plus contrairement à l’époque de la colonisation. 
JB : […] La métaphore de l’île me paraît claire mais tout le reste est discutable. […] En quoi les États-Unis sont-ils moins impérialistes que nous parce qu’ils n’ont pas de sécurité sociale comme nous ici ? […] Les conquêtes sociale-démocrates ne doivent pas être vues comme uniquement le résultat de l’impérialisme car on aurait pu avoir un capitalisme sans cela et tout aussi impérialiste. C’est un paradoxe mais nous sommes plus dépendants aujourd’hui du Tiers monde qu’on ne l’était à l’époque coloniale, alors qu’on ne le contrôle plus. […] Les capitalistes occidentaux ont tellement délocalisé la production que le niveau de vie des masses n’est maintenu, alors que l’on casse les salaires, qu’en faisant venir des produits bon marché de Chine, vendus à Walt-Mart où les gens sont super exploités. Mais finalement l’ex-ouvrier américain et ses enfants qui ont un petit boulot peuvent aller acheter leurs produits. A l’époque coloniale, les produits coloniaux étaient marginaux, le gros de l’économie était ici. Même dans les années 1950-60, il n’y avait pas cette importation massive de produits bon marché. Le déclin est un problème. Peut-on maintenir les acquis sociaux-démocrates en phase de déclin ? La nouvelle gauche dit justement que ces acquis sont le produit de l’impérialisme donc pas très jolis. [...] Mais les gens tiennent à ça et ils ont raison de tenir à ça ! […] On va peut-être devoir se déconnecter du reste du monde. Si on laisse faire les capitalistes, il y aura une population en trop ici, qui n’aura rien à faire. […] On va devoir inventer quelque chose d’autre si on veut maintenir quelque chose ici.
Question : La globalisation économique. Une oligarchie financière internationale dirige-t-elle tout ?
JB : [...] Il faut toujours donner une certaine importance aux phénomènes nationaux. [...] Je ne suis pas du tout convaincu que les capitalistes américains dictent leurs conditions à la Chine. Ils le font jusqu’à un certain point  mais la Chine se renforce. Il y a des divisions de classes en Chine comme ailleurs mais il y a un projet national, y compris dans la bourgeoisie. La vision de Brzeziński est réductrice, cette vision de toute puissance américaine que [les Américains] ont imaginé et dont ils ont montré l’inexistence dans leurs aventures en Irak et en Afghanistan. On aime citer certains discours américains parce que ça montre combien ils sont « vilains », etc. Mais on ne doit pas oublié la part d’illusion qu’il y a dans ce discours. […] Moi je me préoccupe de l’Europe pas de la chine car la Chine fera ce qu’elle veut de toute façon. La question est : comment s’adapte-t-on à notre déclin ? Et je n’ai pas de réponse. […] La Chine a un immense réservoir de gens corvéables à merci pour un temps assez long. Y aura-t-il des luttes sociales ? Une révolution ? Des programmes sociaux-démocrates ? […] Je n’en sais rien. […] [En Europe], les expériences locales de développement alternatif sont peut-être une partie de la solution. [...]
Question : La crise actuelle ne permettrait-elle pas de reréguler les flux financiers ?
On aurait besoin d’économistes progressistes
JB : Ce qui me frappe dans la crise, c’est que les outils intellectuels qui permettraient même à la gauche de proposer ça, n’existent plus. […] Il y a eu un raz-de-marée néolibéral dans la science économique. [...] On aurait besoin d’économistes progressistes. [...] Il y en a quelques-uns mais il y en a très peu. Il y a quelques-uns de l’ancienne génération mais tous les nouveaux ont été balayés. [...] Donc on n’a pas d’idée, on n’a presque rien parce que, pendant tout un temps, on s’est amusé à faire la gauche des valeurs donc on n’a plus réfléchi à l’économie. Quand la crise arrive, personne [à gauche] n’est prêt. […]
Question : Le déclin [de l'Occident] n’est-il pas avant tout intellectuel ?
Je vois le déclin positivement
JB : Il y a un pessimisme culturel dont on trouve certains aspects dans la philosophie de la décroissance qu’on trouve depuis la guerre en France et qui est lié au déclin. Si vous prenez les idées en Allemagne après la guerre de 14 (Heidegger, Spengler, même l’école de Francfort qui se dit de gauche et marxiste, Strauss, Hannah Arendt, etc.), tous les courants de pensée sont extraordinairement pessimistes par rapport à la modernité et à mon avis – mais c’est mon interprétation cynique de la chose – ils sont pessimistes par rapport à la modernité parce que l’Allemagne avait pensé gagner la guerre sur la base de la science, de la technologie, de la modernité et elle la perd. [...] Je trouve la même chose en France après la guerre de 40. La France est dans le camp des vainqueurs mais elle a perdu la guerre. S’y ajoutent la perte de l’empire colonial, et celle du statut de puissance. C’est très mal ressenti par l’intelligentsia d’où ce pessimisme culturel qui est postmoderne, anti-progrès, anti-raison, antiscientifique, etc. […]. Mais je vois le déclin positivement, je suis pour la décolonisation, je ne suis pas pour qu’on contrôle le reste du monde. Je suis pour que le reste du monde se développe indépendamment de nous. Je ne suis pas pour l’hégémonie, pour qu’on s’entre-tue. Le déclin, c’est aussi qu’on n’est plus prêt à mourir pour la gloire, la patrie, l’Église, etc. et c’est très bien ! On est moins religieux qu’avant, c’est très bien. […] Le problème du déclin, c’est de le gérer : ne pas retomber dans la nostalgie […], d’essayer de vivre aussi bien entre nous dans un monde qu’on ne contrôle pas. [...]
Source : Montpellier journal, avril 2010
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Jean Bricmont a suggéré à Montpellier journal d’ajouter un lien vers un texte de Normand Baillargeon qui comporte un passage sur le point de vue de Noam Chomsky  – dont est proche Jean Bricmont – concernant notamment la science et la préservation de l’environnement. Ce que nous faisons bien volontiers : « Quelques observations de Chomsky sur certaines tendances de l’anarchisme actuel ». Et pour les anglophones, les propos de Noam Chomsky sur lesquels sont basés ce billet sont consultables et visionnables via le site reddit ou Znet.

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