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jeudi 17 octobre 2013

L'affaire Leonarda vue depuis le Doubs

L'affaire Leonarda vue depuis le Doubs

LE MONDE |  • Mis à jour le  |Par La collégienne Leonarda Dibrani, 15 ans, scolarisée au collège André Marlraux de Pontarlier (Doubs) pose à Mitrovica, le 16 octobre, où elle a été reconduite le 9 octobre.La collégienne Leonarda Dibrani, 15 ans, scolarisée au collège André Marlraux de Pontarlier (Doubs) pose à Mitrovica, le 16 octobre, où elle a été reconduite le 9 octobre. | AFP/ARMEND NIMANI
En montant dans le car scolaire qui devait l'emmener à Sochaux, mercredi 9 octobre, Leonarda ne se doutait pas que sa sortie de classe s'achèverait quelques heures plus tard sur le tarmac de l'aéroport de Pristina. Cette jeune rom kosovarde ignorait encore que sa scolarité, entamée voilà quatre ans au collège André-Malraux de Pontarlier, dans le Doubs, allait s'interrompre quelques minutes plus tard sur un simple coup de téléphone. Du haut de ses 15 ans, elle était loin d'imaginer que l'onde de choc de son destin clandestin révélé à tout un pays par les cars régies alignés devant son collège allait se propager jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat. Et déclencher un débat éthique fratricide dans le milieu associatif d'aide aux étrangers : faut-il encourager l'expulsion d'un enfant au nom de l'unité familiale ?
Quand Leonarda prend place dans le bus parmi ses camarades au petit matin, après une nuit passée chez une amie, la police des frontières vient de faire irruption dans le centre d'accueil qui héberge sa mère et ses cinq frères et sœurs. Son père, Resat Dibrani, quadragénaire irascible et violent, interpellé à la fin août à Mulhouse, où il s'était rendu avec deux Albanais dans le cadre d'une histoire de vente de voiture, a été explusé la veille au Kosovo. Sa famille est censée le suivre ce mercredi par l'avion de 13 heures.
RÈGLEMENTS DE COMPTES À RESF
Mais Leonarda manque à l'appel, rendant l'expulsion impossible. La police des frontières veut la localiser. Louis Philippe, ancien maire de Levier, où est hébergée la famille, se propose de l'appeler sur son portable, avec l'approbation du responsable du Comité de soutien aux demandeurs d'asile et sans-papier de Pontarlier, Gérard Guinot. C'est le fameux coup de téléphone qui va déclencher l'une des affaires d'expulsion les plus médiatiques de ces dernières années et les foudres du bureau du Réseau éducation sans frontières (RESF) de Besançon.
Gérard Guinot se réclame de RESF, avec lequel il entretient des relations distantes, depuis peu exécrables. Le réseau, qui milite contre l'éloignement des enfants étrangers scolarisés, l'accuse d'avoir plaidé pour que les enfants de Resat Dibrani le rejoigne au Kosovo, et d'avoir validé l'interpellation de Leonarda, à laquelle il a assisté, en violation des principes fondateurs de RESF. "RESF est né en 2004 en réaction aux arrestations de mineurs étrangers aux abords des écoles, et c'est un de ses membres qui accompagne une arrestation lors d'une sortie scolaire", s'étrangle Jean-Jacques Boy, militant de RESF à Besançon. Mais le réseau est ainsi fait qu'il est aisé de s'en réclamer et que ses membres ne sont pas formés.
A la tête de son comité de soutien, Gérard Guinot s'est battu pendant des années pour que la famille Dibrani obtienne l'asile en France. Mais quand, après que tous les recours furent épuisés, la préfecture de Doubs a enterriné son obligation de quitter le territoire au motif qu'elle présentait"d'insuffisantes perspectives d'intégration sociale et économique", il s'est fait une raison.
Sa décision d'approuver l'expulsion des enfants une fois actée celle du père n'a pas été prise dans l'urgence de la matinée du 9 octobre. Elle a été mûrement réfléchie et assumée, comme en témoigne ce mail adressé quelques jours plus tôt à la préfecture du Doubs : "Je viens d'apprendre que Resat Dibrani est conduit à l'aéroport de Strasbourg pour prendre un avion à 13 h pour le Kosovo, signe qu'il a un laissez-passer pour le Kosovo. Il va certainement refuser de monter dans l'avion. Mais je vous demande comment on peut l'envoyer sans sa famille. Cela me paraît totalement inhumain et incohérent et, surtout, on n'a pas le droit de séparer une famille."
UNE PLAINTE POUR " VIOLENCE FAMILIALE "
Quel chef de famille est Resat Dibrani ? Un "gars nerveux", selon certains,"bagarreur" pour d'autres, "très susceptible" de l'avis général. Au début de l'année, Leonarda, sa sœur aînée de 17 ans et sa mère ont déposé contre lui une plainte pour "violences". Des enseignants de l'établissement où sont scolarisées les deux adolescentes avaient eux-mêmes constaté des traces de coups, conduisant le juge des enfants à placer les deux filles en foyer durant deux semaines, avant qu'elles ne réintègrent le domicile familial et ne retirent leur plainte. "Il les avait tapées", concède Gérard Guinot.
Un proche de la famille, qui préfère garder l'anonymat, revient sur les circonstances de ces violences familiales. "Les filles ont été tiraillées entre le désir des parents et leur nouvelle vie en France. L'aînée est sortie de l'école à la fin de la troisième, à l'âge de 16 ans. Elle a ensuite aidé sa mère à la maison. Les problèmes ont surgi lorsque l'aînée s'est mariée, il a alors fallu que la suivante, Maria, prenne sa place à la maison. La question n'était pas seulement celle de l'école, mais aussi celle de toute une redéfinition de la femme et de sa place, tout ça dans un contexte de violence administrative, puisque la famille attendait des réponses ou vivait sous le coup d'une OQTF [obligation de quitter le territoire français]. C'est dans ce contexte qu'il y a eu acte de violence de la part du père".
Neuf ans après avoir quitté le Kosovo pour une longue migration qui l'a menée en Italie, en Serbie, en Croatie et enfin en France, où elle est entrée illégalement le 26 janvier 2009, la famille Dibrani est de retour sur la terre qu'elle a fuie, à Mitrovica, près de la frontière serbe. A nouveau réunie.
"JE SUIS UNE STAR À LA TÉLÉ"
C'est au premier étage d'une maison temporairement allouée par les autorités kosovares que Leonarda, qui s'est prêtée toute la journée aux sollicitations des médias français et dont l'histoire a été contée jusqu'en Espagne, où elle a fait la une d'El Pais, répond au téléphone. Insouciante comme une adolescente, flattée après des années de clandestinité d'attirer un peu de lumière sur sa personne. "Le Monde ? Oh my God ! Je suis une star à la télé française maintenant." Elle a séché les larmes qu'elle avait partagées avec ses sœurs au moment de quitter la France, prenant peu à peu conscience que l'onde de choc de son expulsion vaut peut-être promesse d'un billet retour.
RESF a appelé à manifester vendredi devant la préfecture du Doubs pour le retour immédiat de la famille Dibrani, "expulsée dans des conditions ignobles". Une pétition en ligne a recueilli près de 11 000 signatures. Et le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, a assuré mercredi devant l'Assemblée nationale que son arrêté d'expulsion serait annulé si l'enquête administrative sur cet éloignement montrait qu'une "faute" avait été commise.

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